Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Républiques espagnoles

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 212-221).

RÉPUBLIQUES ESPAGNOLES.

Lorsque l’Amérique anglaise se souleva contre la Grande-Bretagne, sa position étoit bien différente de la position où se trouve l’Amérique espagnole. Les colonies qui ont formé les États-Unis avoient été peuplées à différentes époques par des Anglois mécontents de leur pays natal, et qui s’en éloignoient afin de jouir de la liberté civile et religieuse. Ceux qui s’établirent principalement dans la Nouvelle-Angleterre appartenoient à cette secte républicaine fameuse sous le second des Stuarts.

La haine de la monarchie se conserva dans le climat rigoureux du Massachusetts, du New-Hampshire et du Maine. Quand la révolution éclata à Boston, on peut dire que ce n’étoit pas une révolution nouvelle, mais la révolution de 1649 qui reparoissoit après un ajournement d’un peu plus d’un siècle et qu’alloient exécuter les descendants des puritains de Cromwell. Si Cromwell lui-même, qui s’étoit embarqué pour la Nouvelle-Angleterre, et qu’un ordre de Charles Ier contraignit de débarquer ; si Cromwell avoit passé en Amérique, il fût demeuré obscur, mais ses fils auroient joui de cette liberté républicaine qu’il chercha dans un crime et qui ne lui donna qu’un trône.

Des soldats royalistes faits prisonniers sur le champ de bataille, vendus comme esclaves par la faction parlementaire, et que ne rappela point Charles II, laissèrent aussi dans l’Amérique septentrionale des enfants indifférents à la cause des rois.

Comme Anglois, les colons des États-Unis étoient déjà accoutumés à une discussion publique des intérêts du peuple, aux droits du citoyen, au langage et à la forme du gouvernement constitutionnel. Ils étoient instruits dans les arts, les lettres et les sciences ; ils partageoient toutes les lumières de leur mère-patrie. Ils jouissoient de l’institution du jury ; ils avoient de plus, dans chacun de leurs établissements, des chartes en vertu desquelles ils s’administroient et se gouvernoient. Ces chartes étoient fondées sur des principes si généreux, qu’elles servent encore aujourd’hui de constitutions particulières aux différents États-Unis. Il résulte de ces faits que les États-Unis ne changèrent pour ainsi dire pas d’existence au moment de leur révolution ; un congrès américain fut substitué à un parlement anglois, un président à un roi ; la chaîne du feudataire fut remplacée par le lien du fédéraliste, et il se trouva par hasard un grand homme pour serrer ce lien.

Les héritiers de Pizarre et de Fernand Cortez ressemblent-ils aux enfants des frères de Penn et aux fils des indépendants ? Ont-ils été dans les vieilles Espagnes élevés à l’école de la liberté ? Ont-ils trouvé dans leur ancien pays les institutions, les enseignements, les exemples, les lumières qui forment un peuple au gouvernement constitutionnel ? Avoient-ils des chartes dans ces colonies soumises à l’autorité militaire, où la misère en haillons étoit assise sur des mines d’or ? L’Espagne n’a-t-elle pas porté dans le Nouveau Monde sa religion, ses mœurs, ses coutumes, ses idées, ses principes et jusqu’à ses préjugés ? Une population catholique soumise à un clergé nombreux, riche et puissant ; une population mêlée de deux millions neuf cent trente-sept mille blancs, de cinq millions cinq cent dix-huit mille nègres et mulâtres libres ou esclaves, de sept millions cinq cent trente mille Indiens ; une population divisée en classes noble et roturière, une population disséminée dans d’immenses forêts, dans une variété infinie de climats, sur deux Amériques et le long des côtes de deux océans ; une population presque sans rapports nationaux, et sans intérêts communs, est-elle aussi propre aux institutions démocratiques que la population homogène, sans distinction de rangs et aux trois quarts et demi protestante, des dix millions de citoyens des États-Unis ? Aux États-Unis l’instruction est générale ; dans les républiques espagnoles la presque totalité de la population ne sait pas même lire ; le curé est le savant des villages ; ces villages sont rares, et pour aller de telle ville à telle autre, on ne met pas moins de trois ou quatre mois. Villes et villages ont été dévastés par la guerre ; point de chemins, point de canaux ; les fleuves immenses qui porteront un jour la civilisation dans les parties les plus secrètes de ces contrées n’arrosent encore que des déserts.

De ces Nègres, de ces Indiens, de ces Européens, est sortie une population mixte, engourdie dans cet esclavage fort doux que les mœurs espagnoles établissent partout où elles régnent. Dans la Colombie il existe une race née de l’Africain et de l’Indien, qui n’a d’autre instinct que de vivre et de servir. On a proclamé le principe de la liberté des esclaves, et tous les esclaves ont voulu rester chez leurs maîtres. Dans quelques-unes de ces colonies, oubliées même de l’Espagne, et qu’opprimoient de petits despotes appelés gouverneurs, une grande corruption de mœurs s’étoit introduite ; rien n’étoit plus commun que de rencontrer des ecclésiastiques entourés d’une famille dont ils ne cachoient pas l’origine. On a connu un habitant qui faisoit une spéculation de son commerce avec des négresses, et qui s’enriclîissoit en vendant les enfants qu’il avoit de ces esclaves.

Les formes démocratiques étoient si ignorées, le nom même d’une république étoit si étranger dans ces pays, que sans un volume de l’Histoire de Rollin on n’auroit pas su au Paraguay ce que c’étoit qu’un dictateur, des consuls et un sénat. À Guatimala, ce sont deux ou trois jeunes étrangers qui ont fait la constitution. Des nations chez lesquelles l’éducation politique est si peu avancée laissent toujours des craintes pour la liberté.

Les classes supérieures au Mexique sont instruites et distinguées ; mais comme le Mexique manque de ports, la population générale n’a pas été en contact avec les lumières de l’Europe.

La Colombie au contraire a, par l’excellente disposition de ses rivages, plus de communications avec l’étranger, et un homme remarquable s’est élevé dans son sein. Mais est-il certain qu’un soldat généreux puisse parvenir à imposer la liberté aussi facilement qu’il pourroit établir l’esclavage ? La force ne remplace point le temps : quand la première éducation politique manque à un peuple, cette éducation ne peut être que l’ouvrage des années. Ainsi la liberté s’élèveroit mal à l’abri de la dictature, et il seroit toujours à craindre qu’une dictature prolongée ne donnât à celui qui en seroit revêtu le goût de l’arbitraire perpétuel. On tourne ici dans un cercle vicieux. Une guerre civile existe dans la république de l’Amérique centrale.

La république Bolivienne et celle du Chili ont été tourmentées de révolutions : placées sur l’océan Pacifique, elles semblent exclues de la partie du monde la plus civilisée[1].

Buenos-Ayres a les inconvénients de sa latitude : il est trop vrai que la température de telle ou telle région peut être un obstacle au jeu et à la marche du gouvernement populaire. Un pays où les forces physiques de l’homme sont abattues par l’ardeur du soleil, où il faut se cacher pendant le jour et rester étendu presque sans mouvement sur une natte, un pays de cette nature ne favorise pas les délibérations du forum. Il ne faut sans doute exagérer en rien l’influence des climats ; on a vu tour à tour au même lieu, dans les zones tempérées, des peuples libres et des peuples esclaves ; mais sous le cercle polaire et sous la ligne il y a des exigences de climat incontestables et qui doivent produire des effets permanents. Les nègres par cette nécessité seule seront toujours puissants, s’ils ne deviennent pas maîtres dans l’Amérique méridionale.

Les États-Unis se soulevèrent d’eux-mêmes, par lassitude du joug et amour de l’indépendance ; quand ils eurent brisé leurs entraves, ils trouvèrent en eux les lumières suffisantes pour se conduire. Une civilisation très-avancée, une éducation politique de vieille date, une industrie développée, les portèrent à ce degré de prospérité où nous les voyons aujourd’hui, sans qu’ils fussent obligés de recourir à l’argent et à l’intelligence de l’étranger.

Dans les républiques espagnoles les faits sont d’une tout autre nature.

Quoique misérablement administrées par la mère-patrie, le premier mouvement de ces colonies fut plutôt l’effet d’une impulsion étrangère que l’instinct de la liberté. La guerre de la révolution françoise le produisit. Les Anglois, qui depuis le règne de la reine Élisabeth n’avoient cessé de tourner leurs regards vers les Amériques espagnoles, dirigèrent en 1804 une expédition sur Buenos-Ayres ; expédition que fit échouer la bravoure d’un seul François, le capitaine Liniers.

La question pour les colonies espagnoles étoit alors de savoir si elles suivroient la politique du cabinet espagnol, alors allié à Buonaparte, ou si, regardant cette alliance comme forcée et contre nature, elles se détacheroient du gouvernement espagnol pour se conserver au roi d’Espagne.

Dès l’année 1790 Miranda avoit commencé à négocier avec l’Angleterre l’affaire de l’émancipation. Cette négociation fut reprise en 1797, 1801, 1804 et 1807, époque à laquelle une grande expédition se préparoit à Corck pour la Terre-Ferme. Enfin, Miranda fut jeté, en 1809, dans les colonies espagnoles ; l’expédition ne fut pas heureuse pour lui mais l’insurrection de Venezuela prit de la consistance, Bolivar l’étendit.

La question avoit changé pour les colonies et pour l’Angleterre ; l’Espagne s’étoit soulevée contre Buonaparte ; le régime constitutionnel avoit commencé à Cadix, sous la direction des cortès ; ces idées de la liberté étoient nécessairement reportées en Amérique par l’autorité des cortès mêmes.

L’Angleterre, de son côté, ne pouvoit plus attaquer ostensiblement les colonies espagnoles, puisque le roi d’Espagne, prisonnier en France, étoit devenu son allié : aussi publia-t-elle des bills afin de défendre aux sujets de S. M. B. de porter des secours aux Américains ; mais en même temps six ou sept mille hommes, enrôles malgré ces bills diplomatiques, alloient soutenir l’insurrection de la Colombie.

Revenue à l’ancien gouvernement, après la restauration de Ferdinand, l’Espagne fit de grandes fautes : le gouvernement constitutionnel, rétabli par l’insurrection des troupes de l’île de Léon, ne se montra pas plus habile ; les cortès furent encore moins favorables à l’émancipation des colonies espagnoles que ne l’avoit été le gouvernement absolu. Bolivar, par son activité et ses victoires, acheva de briser des liens qu’on n’avoit pas cherché d’abord à rompre. Les Anglois, qui étoient partout, au Mexique, à la Colombie, au Pérou, au Chili avec lord Cochrane, finirent par reconnoître publiquement ce qui étoit en grande partie leur ouvrage secret.

On voit donc que les colonies espagnoles n’ont point été, comme les États-Unis, poussées à l’émancipation par un principe puissant de liberté ; que ce principe n’a pas eu à l’origine des troubles cette vitalité, cette force qui annonce la ferme volonté des nations. Une impulsion venue du dehors, des intérêts politiques et des événements extrêmement compliqués, voilà ce qu’on aperçoit au premier coup d’œil. Les colonies se détachoient de l’Espagne, parce que l’Espagne étoit envahie ; ensuite elles se donnoient des constitutions, comme les cortès en donnoient à la mère-patrie ; enfin, on ne leur proposoit rien de raisonnable, et elles ne voulurent pas reprendre le joug. Ce n’est pas tout : l’argent et les spéculations de l’étranger tendoient encore à leur enlever ce qui pouvoit rester de natif et de national à leur liberté.

De 1822 à 1826 dix emprunts ont été faits en Angleterre pour les colonies espagnoles, montant à la somme de 20,978,000 liv. sterl. Ces emprunts, l’un portant l’autre, ont été contractés à 75 c. Puis on a défalqué sur ces emprunts deux années d’intérêt à 6 pour 100 ; ensuite on a retenu pour 7,000,000 de liv. sterl. de fournitures. De compte fait, l’Angleterre a déboursé une somme réelle de 7,000,000 de liv. sterl., ou 175,000,000 de francs ; mais les républiques espagnoles n’en restent pas moins grevées d’une dette de 20,978,000 liv. sterl.

À ces emprunts, déjà excessifs, vinrent se joindre cette multitude d’associations ou de compagnies destinées à exploiter les mines, pêcher des perles, creuser les canaux, ouvrir les chemins, défricher les terres de ce nouveau monde qui sembloit découvert pour la première fois. Ces compagnies s’élevèrent au nombre de vingt-neuf, et le capital nominal des sommes employées par elles fut de 14,767,500 liv. sterl. Les souscripteurs ne fournirent qu’environ un quart de cette somme ; c’est donc 3,000,000 sterl. (ou 75,000,000 de francs) qu’il faut ajouter aux 7,000,000 sterl. (ou 175,000,000 de francs) des emprunts : en tout 250,000,000 de francs avancés par l’Angleterre aux colonies espagnoles et pour lesquelles elle répète une somme nominale de 35,745,500 liv. sterl., tant sur les gouvernements que sur les particuliers.

L’Angleterre a des vice-consuls dans les plus petites baies, des consuls dans les ports de quelque importance, des consuls généraux, des ministres plénipotentiaires à la Colombie et au Mexique. Tout le pays est couvert de maisons de commerce angloises, de commis-voyageurs anglois, agents de compagnies angloises pour l’exploitation des mines, de minéralogistes anglois, de militaires anglois, de fournisseurs anglois, de colons anglois à qui l’on a vendu 3 schellings l’acre de terre qui revenoit à 12 sous et demi à l’actionnaire. Le pavillon anglois flotte sur toutes les côtes de l’Atlantique et de la mer du Sud ; des barques remontent et descendent toutes les rivières navigables, chargées des produits des manufactures angloises ou de l’échange de ces produits ; des paquebots fournis par l’amirauté partent régulièrement chaque mois de la Grande-Bretagne pour les différents points des colonies espagnoles.

De nombreuses faillites ont été la suite de ces entreprises immodérées ; le peuple en plusieurs endroits a brisé les machines pour l’exploitation des mines ; les mines vendues ne se sont point trouvées ; des procès ont commencé entre les négociants américains-espagnols et les négociants anglois, et des discussions se sont élevées entre les gouvernements relativement aux emprunts.

Il résulte de ces faits que les anciennes colonies de l’Espagne, au moment de leur émancipation, sont devenues des espèces de colonies angloises. Les nouveaux maîtres ne sont point aimés, car on n’aime point les maîtres ; en général l’orgueil britannique humilie ceux même qu’il protège ; mais il n’en est pas moins vrai que cette espèce de suprématie étrangère comprime dans les républiques espagnoles l’élan du génie national.

L’indépendance des États-Unis ne se combina point avec tant d’intérêts divers : l’Angleterre n’avoit point éprouvé, comme l’Espagne, une invasion et une révolution politique tandis que ses colonies se détachoient d’elle. Les États-Unis furent secourus militairement par la France, qui les traita en alliés ; ils ne devinrent pas, par une foule d’emprunts, de spéculations et d’intrigues, les débiteurs et le marché de l’étranger.

Enfin, l’indépendance des colonies espagnoles n’est pas encore reconnue par la mère-patrie. Cette résistance passive du cabinet de Madrid a beaucoup plus de force et d’inconvénient qu’on ne se l’imagine ; le droit est une puissance qui balance longtemps le fait, alors même que les événements ne sont pas en faveur du droit : notre restauration l’a prouvé. Si l’Angleterre, sans faire la guerre aux États-Unis, s’étoit contentée de ne pas reconnoître leur indépendance, les États-Unis seroient-ils ce qu’ils sont aujourd’hui ?

Plus les républiques espagnoles ont rencontré et rencontreront encore d’obstacles dans la nouvelle carrière où elles s’avancent, plus elles auront de mérite à les surmonter. Elles renferment dans leurs vastes limites tous les éléments de prospérité : variété de climat et de sol, forêts pour la marine, ports pour les vaisseaux, double océan qui leur ouvre le commerce du monde. La nature a tout prodigué à ces républiques ; tout est riche en dehors et en dedans de la terre qui les porte ; les fleuves fécondent la surface de cette terre, et l’or en fertilise le sein. L’Amérique espagnole a donc devant elle un propice avenir ; mais lui dire qu’elle peut y atteindre sans efforts, ce seroit la décevoir, l’endormir dans une sécurité trompeuse : les flatteurs des peuples sont aussi dangereux que les flatteurs des rois. Quand on se crée une utopie, on ne tient compte ni du passé, ni de l’histoire, ni des faits, ni des mœurs, ni du caractère, ni des préjugés, ni des passions : enchanté de ses propres rêves, on ne se prémunit point contre les événements, et l’on gâte les plus belles destinées.

J’ai exposé avec franchise les difficultés qui peuvent entraver la liberté des républiques espagnoles, je dois indiquer également les garanties de leur indépendance.

D’abord l’influence du climat, le défaut de chemins et de culture rendroient infructueux les efforts que l’on tenteroit pour conquérir ces républiques. On pourroit occuper un moment le littoral, mais il seroit impossible de s’avancer dans l’intérieur.

La Colombie n’a plus sur son territoire d’Espagnols proprement dits ; on les appeloit les Goths : ils ont péri ou ils ont été expulsés. Au Mexique, on vient de prendre des mesures contre les natifs de l’ancienne mère-patrie.

Tout le clergé dans la Colombie est américain ; beaucoup de prêtres, par une infraction coupable à la discipline de l’Église, sont pères de famille comme les autres citoyens ; ils ne portent même pas l’habit de leur ordre. Les mœurs souffrent sans doute de cet état de choses ; mais il en résulte aussi que le clergé, tout catholique qu’il est, craignant des relations plus intimes avec la cour de Rome, est favorable à l’émancipation. Les moines ont été dans les troubles plutôt des soldats que des religieux. Vingt années de révolution ont créé des droits, des propriétés, des places qu’on ne détruiroit pas facilement ; et la génération nouvelle, née dans le cours de la révolution des colonies, est pleine d’ardeur pour l’indépendance. L’Espagne se vantoit jadis que le soleil ne se couchoit pas sur ses États : espérons que la liberté ne cessera plus d’éclairer les hommes.

Mais pouvoit-on établir cette liberté dans l’Amérique espagnole par un moyen plus facile et plus sûr que celui dont on s’est servi : moyen qui, appliqué en temps utile lorsque les événements n’avoient encore rien décidé, auroit fait disparoître une foule d’obstacles ? Je le pense.

Selon moi, les colonies espagnoles auroient beaucoup gagné à se former en monarchies constitutionnelles. La monarchie représentative est à mon avis un gouvernement fort supérieur au gouvernement républicain, parce qu’il détruit les prétentions individuelles au pouvoir exécutif, et qu’il réunit l’ordre et la liberté.

Il me semble encore que la monarchie représentative eût été mieux appropriée au génie espagnol, à l’état des personnes et des choses, dans un pays où la grande propriété territoriale domine, où le nombre des Européens est petit, celui des nègres et des Indiens considérable, où l’esclavage est d’usage public, où la religion de l’État est la religion catholique, où l’instruction surtout manque totalement dans les classes populaires.

Les colonies espagnoles indépendantes de la mère-patrie formées en grandes monarchies représentatives auroient achevé leur éducation politique à l’abri des orages qui peuvent encore bouleverser les républiques naissantes. Un peuple qui sort tout à coup de l’esclavage en se précipitant dans la liberté peut tomber dans l’anarchie, et l’anarchie enfante presque toujours le despotisme.

Mais s’il existoit un système propre à prévenir ces divisions, on me dira sans doute : « Vous avez passé au pouvoir : vous êtes-vous contenté de désirer la paix, le bonheur, la liberté de l’Amérique espagnole ? Vous êtes-vous borné à de stériles vœux ? »

Ici j’anticiperai sur mes Mémoires, et je ferai une confession.

Lorsque Ferdinand fut délivré à Cadix, et que Louis XVIII eut écrit au monarque espagnol pour l’engager à donner un gouvernement libre à ses peuples, ma mission me sembla finie. J’eus l’idée de remettre au roi le portefeuille des affaires étrangères, en suppliant Sa Majesté de le rendre au vertueux duc de Montmorency. Que de soucis je me serois épargnés ! que de divisions j’aurois peut-être épargnées à l’opinion publique ! L’amitié et le pouvoir n’auroient pas donné un triste exemple. Couronné de succès, je serois sorti de la manière la plus brillante du ministère, pour livrer au repos le reste de ma vie.

Ce sont les intérêts de ces colonies espagnoles, desquelles mon sujet m’a conduit à parler, qui ont produit le dernier bond de ma quinteuse fortune. Je puis dire que je me suis sacrifié à l’espoir d’assurer le repos et l’indépendance d’un grand peuple.

Quand je songeai à la retraite, des négociations importantes avoient été poussées très-loin ; j’en avois établi et j’en tenois les fils ; je m’étois formé un plan que je croyois utile aux deux Mondes ; je me flattois d’avoir posé une base où trouveroient place à la fois et les droits des nations, l’intérêt de ma patrie et celui des autres pays. Je ne puis expliquer les détails de ce plan, on sent assez pourquoi.

En diplomatie, un projet conçu n’est pas un projet exécuté : les gouvernements ont leur routine et leur allure ; il faut de la patience : on n’emporte pas d’assaut des cabinets étrangers comme M. le Dauphin prenoit des villes ; la politique ne marche pas aussi vite que la gloire à la tête de nos soldats. Résistant par malheur à ma première inspiration, je restai afin d’accomplir mon ouvrage. Je me figurai que l’ayant préparé je le connoîtrois mieux que mon successeur ; je craignis aussi que le portefeuille ne fût pas rendu à M. de Montmorency et qu’un autre ministre n’adoptât quelque système suranné pour les possessions espagnoles. Je me laissai séduire à l’idée d’attacher mon nom à la liberté de la seconde Amérique, sans compromettre cette liberté dans les colonies émancipées et sans exposer le principe monarchique des États européens.

Assuré de la bienveillance des divers cabinets du continent, un seul excepté, je ne désespérois pas de vaincre la résistance que m’opposoit en Angleterre l’homme d’État qui vient de mourir ; résistance qui tenoit moins à lui qu’à la mercantile fort mal entendue de sa nation. L’avenir connoîtra peut-être la correspondance particulière qui eut lieu sur ce grand sujet entre moi et mon illustre ami. Comme tout s’enchaîne dans les destinées d’un homme, il est possible que M. Canning, en s’associant à des projets d’ailleurs peu différents des siens, eût trouvé plus de repos, et qu’il eût évité les inquiétudes politiques qui ont fatigué ses derniers jours. Les talents se hâtent de disparoître ; il s’arrange une toute petite Europe à la guise de la médiocrilé ; pour arriver aux générations nouvelles, il faudra traverser un désert.

Quoi qu’il en soit, je pensois que l’administration dont j’étois membre me laisseroit achever un édifice qui ne pouvoit que lui faire honneur ; j’avois la naïveté de croire que les affaires de mon ministère, en me portant au dehors, ne me jetoient sur le chemin de personne ; comme l’astrologue, je regardois le ciel, et je tombai dans un puits. L’Angleterre applaudit à ma chute : il est vrai que nous avions garnison dans Cadix sous le drapeau blanc, et que l’émancipation monarchique des colonies espagnoles, par la généreuse influence du fils aîné des Bourbons, auroit élevé la France au plus haut degré de prospérité et de gloire.

Tel a été le dernier songe de mon âge mûr : je me croyois en Amérique, et je me réveillai en Europe. Il me reste à dire comment je revins autrefois de cette même Amérique, après avoir vu s’évanouir également le premier songe de ma jeunesse.


  1. Au moment où j’écris, les papiers publics de toutes les opinions annoncent les troubles, les divisions, les banqueroutes de ces diverses républiques.