Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Langues indiennes

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 139-146).

LANGUES INDIENNES.

Quatre langues principales paroissent se partager l’Amérique septentrionale : l’algonquin et le huron au nord et à l’est, le sioux à l’ouest, et le chicassais au midi ; mais les dialectes diffèrent pour ainsi dire de tribu à tribu. Les Creeks actuels parlent le chicassais mêlé d’algonquin.

L’ancien natchez n’étoit qu’un dialecte plus doux du chicassais.

Le natchez, comme le huron et l’algonquin, ne connoissoit que deux genres, le masculin et le féminin ; il rejetoit le neutre. Cela est naturel chez des peuples qui prêtent des sens à tout, qui entendent des voix dans tous les murmures, qui donnent des haines et des amours aux plantes, des désirs à l’onde, des esprits immortels aux animaux, des âmes aux rochers. Les noms en natchez ne se déclinoient point ; ils prenoient seulement au pluriel la lettre k ou le monosyllabe ki, si le nom finissoit par une consonne.

Les verbes se distinguoient par la caractéristique, la terminaison et l’augment. Ainsi les Natchez disoient : T-ija, je marche ; ni Tija-ban, je marchois ; ni-ga Tija, je marcherai ; ni-ki Tija, je marcherai ou j’ai marché.

Il y avoit autant de verbes qu’il y avoit de substantifs exposés à la même action ; ainsi manger du maïs étoit un autre verbe que manger du chevreuil ; se promener dans une forêt se disoit d’une autre manière que se promener sur une colline ; aimer son ami se rendoit par le verbe napitilima, qui signifie j’estime ; aimer sa maîtresse s’exprimoit par le verbe nisakia, qu’on peut traduire par je suis heureux. Dans les langues des peuples près de la nature, les verbes sont ou très-multipliés ou peu nombreux, mais surchargés d’une multitude de lettres qui en varient les significations : le père, la mère, le fils, la femme, le mari, pour exprimer leurs divers sentiments, ont cherché des expressions diverses ; ils ont modifié d’après les passions humaines la parole primitive que Dieu a donnée à l’homme avec l’existence. Le verbe étoit un et renfermoit tout : l’homme en a tiré les langues avec leurs variations et leurs richesses ; langues où l’on trouve pourtant quelques mots radicalement les mêmes, restés comme type ou preuve d’une commune origine.

Le chicassais, racine du natchez, est privé de la lettre r, excepté dans les mots dérivés de l’algonquin, comme arrego, je fais la guerre, qui se prononce avec une sorte de déchirement de son. Le cliicassais a des aspirations fréquentes pour le langage des passions violentes, telles que la haine, la colère, la jalousie ; dans les sentiments tendres, dans les descriptions de la nature, ses expressions sont pleines de charme et de pompe.

Les Sioux, que leur tradition fait venir du Mexique sur le haut Mississipi, ont étendu l’empire de leur langue depuis ce fleuve jusqu’aux montagnes Rocheuses, à l’ouest, et jusqu’à la rivière Rouge, au nord : là se trouvent les Cypowois, qui parlent un dialecte de l’algonquin et qui sont ennemis des Sioux.

La langue siouse siffle d’une manière assez désagréable à l’oreille : c’est elle qui a nommé presque tous les fleuves et tous les lieux à l’ouest du Canada, le Mississipi, le Missouri, l’Osage, etc. On ne sait rien encore ou presque rien de sa grammaire.

L’algonquin et le huron sont des langues mères de tous les peuples de la partie de l’Amérique septentrionale comprise entre les sources du Mississipi, la baie d’Hudson et l’Atlantique, jusqu’à la côte de la Caroline. Un voyageur qui sauroit ces deux langues pourroit parcourir plus de dix-huit cents lieues de pays sans interprète, et se faire entendre de plus de cent peuples.

La langue algonquine commençoit à l’Acadie et au golfe Saint-Laurent ; tournant du sud-est par le nord jusqu’au sud-ouest, elle embrassoit une étendue de douze cents lieues. Les indigènes de la Virginie la parloient ; au delà, dans les Carolines, au midi, dominoit la langue chicassaise. L’idiome algonquin, au nord, venoit finir chez les Cypowois. Plus loin encore, au septentrion, paroît la langue des Esquimaux ; à l’ouest, la langue algonquine touchoit la rive gauche du Mississipi : sur la rive droite règne la langue siouse.

L’algonquin a moins d’énergie que le huron ; mais il est plus doux, plus élégant et plus clair : on l’emploie ordinairement dans les traités ; il passe pour la langue polie ou la langue classique du désert.

Le huron étoit parlé par le peuple qui lui a donné son nom, et par les Iroquois, colonie de ce peuple.

Le huron est une langue complète ayant ses verbes, ses noms, ses pronoms et ses adverbes. Les verbes simples ont une double conjugaison, l’une absolue, l’autre réciproque ; les troisièmes personnes ont les deux genres, et les nombres et les temps suivent le mécanisme de la langue grecque. Les verbes actifs se multiplient à l’infini, comme dans la langue chicassaise.

Le huron est sans labiales ; on le parle du gosier, et presque toutes les syllabes sont aspirées. La diphthongue ou forme un son extraordinaire qui s’exprime sans faire aucun mouvement des lèvres. Les missionnaires, ne sachant comment l’indiquer, l’ont écrit par le chiffre 8.

Le génie de cette noble langue consiste surtout à personnifier l’action, c’est-à-dire à tourner le passif par l’actif. Ainsi, l’exemple est cité par le père Rasle : « Si vous demandiez à un Européen pourquoi Dieu l’a créé, il vous diroit : C’est pour le connoître, l’aimer, le servir et par ce moyen mériter la gloire éternelle. »

Un sauvage vous répondroit dans la langue huronne : « Le Grand-Esprit a pensé de nous : qu’ils me connoissent, qu’ils m’aiment, qu’ils me servent, alors je les ferai entrer dans mon illustre félicité. »

La langue huronne ou iroquoise a cinq principaux dialectes.

Cette langue n’a que quatre voyelles, a, e, i, o, et la diphthongue 8, qui tient un peu de la consonne et de la valeur du w anglois ; elle a six consonnes, h, k, n, r, s, t.

Dans le huron, presque tous les noms sont verbes. Il n’y a point d’infinitif ; la racine du verbe est la première personne du présent de l’indicatif.

Il y a trois temps primitifs dont se forment tous les autres : le présent de l’indicatif, le prétérit indéfini, et le futur simple affirmatif.

Il n’y a presque pas de substantifs abstraits ; si on en trouve quelques-uns, ils ont été évidemment formés après coup du verbe concret, en modifiant une de ses personnes.

Le huron a un duel comme le grec, et deux premières personnes plurielles et duelles. Point d’auxiliaire pour conjuguer les verbes ; point de participes ; point de verbes passifs ; on tourne par l’actif : Je suis aimé, dites : On m’aime, etc. Point de pronoms pour exprimer les relations dans les verbes : elles se connoissent seulement par l’initiale du verbe, que l’on modifie autant de différentes fois et d’autant de différentes manières qu’il y a de relations possibles entre les différentes personnes des trois nombres, ce qui est énorme. Aussi ces relations sont-elles la clef de la langue. Lorsqu’on les comprend (elles ont des règles fixes), on n’est plus arrêté.

Une singularité, c’est que, dans les verbes, les impératifs ont une première personne.

Tous les mots de la langue huronne peuvent se composer entre eux. Il est général, à quelques exceptions près, que l’objet du verbe, lorsqu’il n’est pas un nom propre, s’inclut dans le verbe même, et ne fait plus qu’un seul mot, mais alors le verbe prend la conjugaison du nom ; car tous les noms appartiennent à une conjugaison. Il y en a cinq.

Cette langue a un grand nombre de particules explétives, qui seules ne signifient rien, mais qui répandues dans le discours lui donnent une grande force et une grande clarté. Les particules ne sont pas toujours les mêmes pour les hommes et pour les femmes. Chaque genre a les siennes propres.

Il y a deux genres, le genre noble, pour les hommes, et le genre non noble, pour les femmes et les animaux mâles ou femelles. En disant d’un lâche qu’il est une femme, on masculinise le mot femme ; en disant d’une femme qu’elle est un homme, on fémininise le mot homme.

La marque du genre noble et du genre non noble, du singulier, du duel et du pluriel, est la même dans les noms que dans les verbes, lesquels ont tous, à chaque temps et à chaque nombre, deux troisièmes personnes, noble et non noble.

Chaque conjugaison est absolue, réfléchie, réciproque et relative. J’en mettrai ici un exemple.

Conjugaison absolue.
singulier présent de l’indicatif.
Iks8ens. — Je hais, etc.
duel.
Tenis8ens. — Toi et moi, etc.
pluriel.
Te8as8ens. — Vous et nous, etc.
Conjugaison réfléchie.
singulier.
Katats8ens. — Je me hais, etc.
duel.
Tiatats8ens. — Nous nous, etc.
pluriel.
Te8atats8ens. — Vous et nous, etc.

Pour la conjugaison réciproque on ajoute te à la conjugaison réfléchie, en changeant r en h dans les troisièmes personnes du singulier et du pluriel.

On aura donc :

Tekatats8ens. — Je me hais, muwtuò, avec quelqu’un.
Conjugaison relative du même verbe, du même temps.
singulier.
Relation de la première personne aux autres.
Kons8ens. — Ego te odi, etc.
Relation de la seconde personne aux autres.
Taks8ens. — Tu me.
Relation de la troisième masculine aux autres.
Rask8ens. — Ille me.
Relation de la troisième personne féminine aux autres.
8aks8ens. — Illa me, etc.
Relation de la troisième personne indéfinie aux autres.
Ionks8ens. — On me hait.
duel.

La relation du duel au duel et au pluriel devient plurielle. On ne mettra donc que la relation du duel au singulier.

Relation du duel aux autres personnes.
Kenis8ens. — Nos 2 te, etc.

Les troisièmes personnes duelles aux autres sont les mêmes que les plurielles.

pluriel.
Relation de la première plurielle aux autres .
K8as8ens. — Nos te, etc.
Relation de la seconde plurielle aux autres .
Tak8as8ens. — Vos me.
Relation de la troisième plurielle masculine aux autres .
Ronks8ens. — Illi me.
Relation de la troisième féminine plurielle aux autres .
Ionks8ens. — Illæ me.
Conjugaison d’un nom
singulier.
Hieronke. — Mon corps.
Tsieronke. — Ton corps.
Raieronke. — Son — à lui.
Kaieronke. — Son — à elle.
Ieronke. — Le corps de quelqu’un.
duel.
Tenieronke. — Notre (meum et tuum).
Iakeniieronke. — Notre (meum et illum).
Senileronke. — Votre 2.
Kiieronke. — Leur 2 à eux.
Kaniieronke. — Leur 2 à elles.
pluriel.
Te8aieronke. — Notre (nost. et vest.) .
Iak8aieronke. — Notre (nost. et illor.).

Et ainsi de tous les noms. En comparant la conjugaison de ce nom avec la conjugaison absolue du verbe iks8ens, je hais, on voit que ce sont absolument les mêmes modifications aux trois nombres : k pour la première personne, s pour la seconde ; r pour la troisième noble, ka pour la troisième non noble ; ni pour le duel. Pour le pluriel, on redouble te8a, se8a rati, konti, changeant k en te8a, s en se8a, ra en rati, ka en konti, etc.

La relation dans la parenté est toujours du plus grand au plus petit. Exemple :

Mon père, rakenika, celui qui m’a pour fils. (Relation de la troisième personne à la première.)

Mon fils, rienha, celui que j’ai pour fils. (Relation de la première à la troisième personne.)

Mon oncle, rakenchaa, rak… (Relation de la troisième personne à la première.)

Mon neveu, rion8atenha, ri… (Relation de la première à la troisième personne, comme dans le verbe précédent.)

Le verbe vouloir ne se peut traduire en iroquois. On se sert de ikire, penser ; ainsi :

Je veux aller là.
Ikere etho iake.
Je pense aller là.

Les verbes qui expriment une chose qui n’existe plus au moment où l’on parle n’ont point de parfait, mais seulement un imparfait, comme ronnhek8e, imparfait, il a vécu, il ne vit plus. Par analogie à cette règle : si j’ai aimé quelqu’un et si je l’aime encore, je me servirai du parfait kenon8ehon. Si je ne l’aime plus, je me servirai de l’imparfait kenon8esk8e : je l’aimois, mais je ne l’aime plus : voilà pour les temps.

Quant aux personnes, les verbes qui expriment une chose que l’on ne fait pas volontairement n’ont pas de premières personnes, mais seulement une troisième relative aux autres. Ainsi, j’éternue, te8akitsionk8a, relation de la troisième à la première : cela m’èternue ou me fait éternuer.

Je bâille, te8akskara8ata, même relation de la troisième non noble à la première 8ak, cela m’ouvre la bouche. La seconde personne, tu bâilles, tu éternues, sera la relation de la même troisième personne non noble à la seconde tesatsionk8a, tesaskara8ata, etc.

Pour les termes des verbes, ou régimes indirects, il y a une variété suffisante de modifications aux finales qui les expriment intelligiblement ; et ces modifications sont soumises à des règles fixes.

Kninons, j’achète. Kehninonse, j’achète pour quelqu’un. Kehninon, j’achète de quelqu’un. — Katennietha, j’envoie. Kehnieta, j’envoie par quelqu’un. Keiatennietennis, j’envoie à quelqu’un.

Du seul examen de ces langues, il résulte que des peuples surnommés par nous sauvages étoient fort avancés dans cette civilisation qui tient à la combinaison des idées. Les détails de leur gouvernement confirmeront de plus en plus cette vérité[1].


  1. J’ai puisé la plupart des renseignements curieux que je viens de donner sur la langue huronne dans une petite grammaire iroquoise manuscrite qu’a bien voulu m’envoyer M. Marcoux, missionnaire au saut Saint-Louis, district de Montréal, dans le bas Canada. Au reste, les jésuites ont laissé des travaux considérables sur les langues sauvages du Canada. Le P. Chaumont, qui avoit passé cinquante ans parmi les Hurons, a composé une grammaire de leur langue. Nous devons au P. Rasle, enfermé dix ans dans un village d’Abénakis, de précieux documents. Un dictionnaire françois-iroquois est achevé ; nouveau trésor pour les philologues. On a aussi le manuscrit d’un dictionnaire iroquois et anglois ; malheureusement le premier volume, depuis la lettre A jusqu’à la lettre L, a été perdu.