Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Médecine

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 135-139).

MÉDECINE.

La science du médecin est une espèce d’initiation chez les sauvages : elle s’appelle la grande médecine ; on y est affilié comme à une franc-maçonnerie ; elle a ses secrets, ses dogmes, ses rites.

Si les Indiens pouvoient bannir du traitement des maladies les coutumes superstitieuses et les jongleries des prêtres, ils connoîtroient tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’art de guérir ; on pourroit même dire que cet art est presque aussi avancé chez eux que chez les peuples civilisés.

Ils connoissent une multitude de simples propres à fermer les blessures ; ils ont l’usage du garent oguen, qu’ils appellent encore abasoutchenza, à cause de sa forme : c’est le ginseng des Chinois. Avec la seconde écorce de sassafras, ils coupent les fièvres intermittentes : les racines du lycnis à feuilles de lierre leur servent pour faire passer les enflures du ventre ; ils emploient le bellis du Canada, haut de six pieds, dont les feuilles sont grasses et cannelées, contre la gangrène : il nettoie complètement les ulcères, soit qu’on le réduise en poudre, soit qu’on l’applique cru et broyé.

L’hédisaron à trois feuilles, dont les fleurs rouges sont disposées en épi, a la même vertu que le bellis.

Selon les Indiens, la forme des plantes a des analogies et des ressemblances avec les différentes parties du corps humain que ces plantes sont destinées à guérir, ou avec les animaux malfaisants dont elles neutralisent le venin. Cette observation mériteroit d’être suivie : les peuples simples, qui dédaignent moins que nous les indications de la Providence, sont moins sujets que nous à s’y tromper.

Un des grands moyens employés par les sauvages dans beaucoup de maladies, ce sont les bains de vapeur. Ils bâtissent à cet effet une cabane qu’ils appellent la cabane des sueurs. Elle est construite avec des branches d’arbres plantées en rond et attachées ensemble par la cime, de manière à former un cône ; on les garnit en dehors de peaux de différents animaux : on y ménage une très-petite ouverture pratiquée contre terre, et par laquelle on entre en se traînant sur les genoux et sur les mains. Au milieu de cette étuve est un bassin plein d’eau que l’on fait bouillir en y jetant des cailloux rougis au feu ; la vapeur qui s’élève de ce bassin est brûlante, et en moins de quelques minutes le malade se couvre de sueur.

La chirurgie n’est pas à beaucoup près aussi avancée que la médecine parmi les Indiens. Cependant ils sont parvenus à suppléer à nos instruments par des inventions ingénieuses. Ils entendent très-bien les bandages applicables aux fractures simples : ils ont des os aussi pointus que des lancettes pour saigner et pour scarifier les membres rhumatisés ; ils sucent le sang à l’aide d’une corne, et en tirent la quantité prescrite. Des courges pleines de matières combustibles auxquelles ils mettent le feu leur tiennent lieu de ventouses. Ils ouvrent des ustions avec des nerfs de chevreuil, ils font des siphons avec les vessies des divers animaux.

Les principes de la boîte fumigatoire employée quelque temps en Europe, dans le traitement des noyés, sont connus des Indiens. Ils se servent à cet effet d’un large boyau fermé à l’une des extrémités, ouvert à l’autre par un petit tube de bois ; on enfle ce boyau avec de la fumée, et l’on fait entrer cette fumée dans les intestins du noyé.

Dans chaque famille on conserve ce qu’on appelle le sac de médecine ; c’est un sac rempli de manitous et de différents simples d’une grande puissance. On porte ce sac à la guerre : dans les camps c’est un palladium, dans les cabanes un dieu Lare.

Les femmes pendant leurs couches se retirent à la cabane de purification ; elles y sont assistées par des matrones. Celles-ci, dans les accouchements ordinaires, ont les connoissances suffisantes, mais dans les accouchements difficiles, elles manquent d’instruments. Lorsque l’enfant se présente mal et qu’elles ne le peuvent retourner, elles suffoquent la mère, qui, se débattant contre la mort, délivre son fruit par l’effort d’une dernière convulsion. On avertit toujours la femme en travail avant de recourir à ce moyen ; elle n’hésite jamais à se sacrifier. Quelquefois la suffocation n’est pas complète ; on sauve à la fois l’enfant et son héroïque mère.

La pratique est encore, dans ces cas désespérés, de causer une grande frayeur à la femme en couches ; une troupe de jeunes gens s’approchent en silence de la cabane des purifications, et poussent tout à coup un cri de guerre : ces clameurs échouent auprès des femmes courageuses, et il y en a beaucoup.

Quand un sauvage tombe malade, tous ses parents se rendent à sa hutte. On ne prononce jamais le mot de mort devant un ami du malade : l’outrage le plus sanglant qu’on puisse faire à un homme, c’est de lui dire : « Ton père est mort. »

Nous avons vu le côté sérieux de la médecine des sauvages, nous allons en voir le côté plaisant, le côté qu’auroit peint un Molière indien, si ce qui rappelle les infirmités morales et physiques de notre nature n’avoit quelque chose de triste.

Le malade a-t-il des évanouissements, dans les intervalles où on peut le supposer mort, les parents, assis selon les degrés de parenté autour de la natte du moribond, poussent des hurlements qu’on entendroit d’une demi-lieue. Quand le malade reprend ses sens les hurlements cessent pour recommencer à la première crise.

Cependant le jongleur arrive ; le malade lui demande s’il reviendra à la vie : le jongleur ne manque pas de répondre qu’il n’y a que lui, jongleur, qui puisse lui rendre la santé. Alors le malade qui se croit près d’expirer harangue ses parents, les console, les invite à bannir la tristesse et à bien manger.

On couvre le patient d’herbes, de racines et de morceaux d’écorce ; on souffle avec un tuyau de pipe sur les parties de son corps où le mal est censé résider ; le jongleur lui parle dans la bouche pour conjurer, s’il en est temps encore, l’esprit infernal.

Le malade ordonne lui-même le repas funèbre : tout ce qui reste de vivres dans la cabane se doit consommer. On commence à égorger les chiens, afin qu’ils aillent avertir le Grand-Esprit de la prochaine arrivée de leur maître. À travers ces puérilités, la simplicité avec laquelle un sauvage accomplit le dernier acte de la vie a pourtant quelque chose de grand.

En déclarant que le malade va mourir, le jongleur met sa science à l’abri des événements et fait admirer son art si le malade recouvre la santé.

Quand il s’aperçoit que le danger est passé, il n’en dit rien, et commence ses adjurations.

Il prononce d’abord des mots que personne ne comprend ; puis il s’écrie : « Je découvrirai le maléfice ; je forcerai Kitchi-Manitou à fuir devant moi. »

Il sort de la hutte ; les parents le suivent ; il court s’enfoncer dans la cabane des sueurs pour recevoir l’inspiration divine. Rangés dans une muette terreur autour de l’étuve, les parents entendent le prêtre qui hurle, chante, crie en s’accompagnant d’un chichikoué. Bientôt il sort tout nu par le soupirail de la hutte, l’écume aux lèvres et les yeux tors : il se plonge, dégouttant de sueur, dans une eau glacée, se roule par terre, fait le mort, ressuscite, vole à sa hutte en ordonnant aux parents d’aller l’attendre à celle du malade.

Bientôt on le voit revenir, tenant un charbon à moitié allumé dans sa bouche et un serpent dans sa main.

Après de nouvelles contorsions autour du malade, il laisse tomber le charbon et s’écrie : « Réveille-toi, je te promets la vie ; le Grand-Esprit m’a fait connoître le sort qui te faisoit mourir. » Le forcené se jette sur le bras de sa dupe, le déchire avec les dents, et ôtant de sa bouche un petit os qu’il y tenoit caché : « Voilà, s’écrie-t-il, le maléfice que j’ai arraché de ta chair ! » Alors le prêtre demande un chevreuil et des truites pour en faire un repas, sans quoi le malade ne pourroit guérir : les parents sont obligés d’aller sur-le-champ à la chasse et à la pêche.

Le médecin mange le dîner ; cela ne suffit pas. Le malade est menacé d’une rechute, si l’on n’obtient, dans une heure, le manteau d’un chef qui réside à deux ou trois journées de marche du lieu de la scène. Le jongleur le sait ; mais comme il prescrit à la fois la règle et donne les dispenses, moyennant quatre ou cinq manteaux profanes fournis par les parents, il les tient quittes du manteau sacré réclamé par le ciel.

Les fantaisies du malade, qui revient tout naturellement à la vie, augmentent la bizarrerie de cette cure : le malade s’échappe de son lit, se traîne sur les pieds et sur les mains derrière les meubles de la cabane. Vainement on l’interroge ; il continue sa ronde et pousse des cris étranges. On le saisit : on le remet sur sa natte ; on le croit en proie à une attaque de son mal : il reste tranquille un moment, puis il se relève à l’improviste et va se plonger dans un vivier ; on l’en retire avec peine ; on lui présente un breuvage : « Donne-le à cet original, » dit-il en désignant un de ses parents.

Le médecin cherche à pénétrer la cause du nouveau délire du malade. « Je me suis endormi, répond gravement celui-ci, et j’ai rêvé que j’avois un bison dans l’estomac. » La famille semble consternée ; mais soudain les assistants s’écrient qu’ils sont aussi possédés d’un animal : l’un imite le cri d’un carribou, l’autre l’aboiement d’un chien, un troisième le hurlement d’un loup ; le malade contrefait à son tour le mugissement de son bison : c’est un charivari épouvantable. On fait transpirer le songeur sur une infusion de sauge et de branches de sapin ; son imagination est guérie par la complaisance de ses amis, et il déclare que le bison lui est sorti du corps. Ces folies, mentionnées par Charlevoix, se renouvellent tous les jours chez les Indiens.

Comment le même homme, qui s’élevoit si haut lorsqu’il se croyoit au moment de mourir, tombe-t-il si bas lorsqu’il est sûr de vivre ? Comment de sages vieillards, des jeunes gens raisonnables, des femmes sensées, se soumettent-ils aux caprices d’un esprit déréglé ? Ce sont là les mystères de l’homme, la double preuve de sa grandeur et de sa misère.