Aller au contenu

Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Moissons, fêtes…

La bibliothèque libre.
Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 120-133).

MOISSONS, FÊTES, RÉCOLTE DE SUCRE D’ÉRABLE, PÊCHES, DANSES ET JEUX.

MOISSONS.

On a cru et on a dit que les sauvages ne tiroient pas parti de la terre : c’est une erreur. Ils sont principalement chasseurs, à la vérité, mais tous s’adonnent à quelque genre de culture, tous savent employer les plantes et les arbres aux besoins de la vie. Ceux qui occupoient le beau pays qui forme aujourd’hui les États de la Géorgie, du Tennessée, de l’Alabama, du Mississipi, étoient sous ce rapport plus civilisés que les naturels du Canada.

Chez les sauvages, tous les travaux publics sont des fêtes : lorsque les derniers froids étoient passés, les femmes siminoles, chicassoises, natchez, s’armoient d’une crosse de noyer, mettoient sur leur tête des corbeilles à compartiments remplies de semailles de maïs, de graine de melon d’eau, de féveroles et de tournesols. Elles se rendoient au champ commun, ordinairement placé dans une position facile à défendre, comme sur une langue de terre entre deux fleuves ou dans un cercle de collines.

À l’une des extrémités du champ, les femmes se rangeoient en ligne et commençoient à remuer la terre avec leur crosse, en marchant à reculons.

Tandis qu’elles rafraîchissoient ainsi l’ancien labourage sans former de sillon, d’autres Indiennes les suivoient ensemençant l’espace préparé par leurs compagnes. Les féveroles et le grain de maïs étoient jetés ensemble sur le guéret, les quenouilles du maïs étant destinées à servir de tuteurs ou de rames au légume grimpant.

Des jeunes filles s’occupoient à faire des couches d’une terre noire et lavée : elles répandoient sur ces couches des graines de courge et de tournesol ; on allumoit autour de ces lits de terre des feux de bois vert, pour hâter la germination au moyen de la fumée.

Les sachems et les jongleurs présidoient au travail ; les jeunes hommes rôdoient autour du champ commun et chassoient les oiseaux par leurs cris.

FÊTES.

La fête de blé vert arrivoit au mois de juin : on cueilloit une certaine quantité de maïs tandis que le grain étoit encore en lait. De ce grain, alors excellent, on pétrissoit le tossomanony, espèce de gâteau qui sert de provisions de guerre ou de chasse.

Les quenouilles de maïs, mises bouillir dans de l’eau de fontaine, sont retirées à moitié cuites et présentées à un feu sans flamme. Lorsqu’elles ont acquis une couleur roussâtre, on les égrène dans un poutagan ou mortier de bois. On pile le grain en l’humectant. Cette pâte, coupée en tranches et séchée au soleil, se conserve un temps infini. Lorsqu’on veut en user, il suffit de la plonger dans de l’eau, du lait de noix ou du jus d’érable ; ainsi détrempée, elle offre une nourriture saine et agréable.

La plus grande fête des Natchez étoit la fête du feu nouveau, espèce de jubilé en l’honneur du soleil, à l’époque de la grande moisson : le soleil étoit la divinité principale de tous les peuples voisins de l’empire mexicain.

Un crieur public parcouroit les villages, annonçant la cérémonie au son d’une conque. Il faisoit entendre ces paroles :

« Que chaque famille prépare des vases vierges, des vêtements qui n’ont point été portés ; qu’on lave les cabanes ; que les vieux grains, les vieux habits, les vieux ustensiles, soient jetés et brûlés dans un feu commun au milieu de chaque village ; que les malfaiteurs reviennent : les sachems oublient leurs crimes. »

Cette amnistie des hommes accordée aux hommes au moment où la terre leur prodigue ses trésors, cet appel général des heureux et des infortunés, des innocents et des coupables au grand banquet de la nature étoient un reste touchant de la simplicité primitive de la race humaine.

Le crieur reparaissoit le second jour, prescrivoit un jeûne de soixante-douze heures, une abstinence rigoureuse de tout plaisir, et ordonnoit en même temps la médecine des purifications. Tous les Natchez prenoient aussitôt quelques gouttes d’une racine qu’ils appeloient la racine du sang. Cette racine appartient à une espèce de plantin ; elle distille une liqueur rouge, violent émétique. Pendant les trois jours d’abstinence et de prières, on gardoit un profond silence ; on s’efforçoit de se détacher des choses terrestres pour s’occuper uniquement de Celui qui mûrit le fruit sur l’arbre et le blé dans l’épi.

À la fin du troisième jour, le crieur proclamoit l’ouverture de la fête, fixée au lendemain.

À peine l’aube avoit-elle blanchi le ciel, qu’on voyoit s’avancer, par les chemins brillants de rosée, les jeunes filles, les jeunes guerriers, les matrones et les sachems. Le temple du soleil, grande cabane qui ne recevoit le jour que par deux portes, l’une du côté de l’occident et l’autre du côté de l’orient, étoit le lieu du rendez-vous ; on ouvroit la porte orientale ; le plancher et les parois intérieures du temple étoient couverts de nattes fines, peintes et ornées de différents hiéroglyphes. Des paniers rangés en ordre dans le sanctuaire renfermoient les ossements des plus anciens chefs de la nation, comme les tombeaux dans nos églises gothiques.

Sur un autel placé en face de la porte orientale, de manière à recevoir les premiers rayons du soleil levant, s’élevoit une idole représentant un chouchouacha. Cet animal, de la grosseur d’un cochon de lait, a le poil du blaireau, la queue du rat, les pattes du singe ; la femelle porte sous le ventre une poche où elle nourrit ses petits. À droite de l’image du chouchouacha étoit la figure d’un serpent à sonnettes, à gauche un marmouset grossièrement sculpté. On entretenoit dans un vase de pierre, devant les symboles, un feu d’écorce de chêne, qu’on ne laissoit jamais éteindre, excepté la veille de la fête du feu nouveau ou de la moisson : les prémices des fruits étoient suspendues autour de l’autel, les assistants ordonnés ainsi dans le temple :

Le grand-chef ou le soleil, à droite de l’autel ; à gauche, la femme-chef, qui, seule de toutes les femmes, avoit le droit de pénétrer dans le sanctuaire ; auprès du soleil se rangeoient successivement les deux chefs de guerre, les deux officiers pour les traités, et les principaux sachems ; à côté de la femme-chef s’asseyoient l’édile ou l’inspecteur des travaux publics, les quatre hérauts des festins, et ensuite les jeunes guerriers. À terre, devant l’autel, des tronçons de cannes séchées, couchés obliquement les uns sur les autres jusqu’à la hauteur de dix-huit pouces, traçoient des cercles concentriques dont les différentes révolutions embrassoient, en s’éloignant du centre, un diamètre de douze à treize pieds.

Le grand-prêtre debout, au seuil du temple, tenoit les yeux attachés sur l’orient. Avant de présider à la fête, il s’étoit plongé trois fois dans le Mississipi. Une robe blanche d’écorce de bouleau l’enveloppoit et se rattachoit autour de ses reins par une peau de serpent. L’ancien hibou empaillé, qu’il portoit sur sa tête, avoit fait place à la dépouille d’un jeune oiseau de cette espèce. Ce prêtre frottoit lentement l’un contre l’autre deux morceaux de bois sec, et prononçoit à voix basse des paroles magiques. À ses côtés, deux acolytes soulevoient par les anses deux coupes remplies d’une espèce de sorbet noir. Toutes les femmes, le dos tourné à l’orient, appuyées d’une main sur leur crosse de labour, de l’autre tenant leurs petits enfants, décrivoient en dehors un grand cercle à la porte du temple.

Cette cérémonie avoit quelque chose d’auguste : le vrai Dieu se fait sentir jusque dans les fausses religions ; l’homme qui prie est respectable ; la prière qui s’adresse à la Divinité est si sainte de sa nature, qu’elle donne quelque chose de sacré à celui-là même qui la prononce, innocent, coupable ou malheureux. C’étoit un touchant spectacle que celui d’une nation assemblée dans un désert à l’époque de la moisson pour remercier le Tout-Puissant de ses bienfaits, pour chanter ce Créateur qui perpétue le souvenir de la création en ordonnant chaque matin au soleil de se lever sur le monde.

Cependant un profond silence régnoit dans la foule. Le grand-prêtre observoit attentivement les variations du ciel. Lorsque les couleurs de l’aurore, muées du rose au pourpre, commençoient à être traversées des rayons d’un feu pur et devenoient de plus en plus vives, le prêtre accéléroit la collision de deux morceaux de bois sec. Une mèche soufrée de moelle de sureau étoit préparée afin de recevoir l’étincelle. Les deux maîtres de cérémonies s’avançoient à pas mesurés, l’un vers le grand-chef, l’autre vers la femme-chef. De temps en temps ils s’inclinoient ; et s’arrêtant enfin devant le grand-chef et devant la femme-chef, ils demeuroient complètement immobiles.

Des torrents de flamme s’échappoient de l’orient, et la portion supérieure du disque du soleil se montroit au-dessus de l’horizon. À l’instant le grand-prêtre pousse l’oah sacré, le feu jaillit du bois échauffé par le frottement, la mèche soufrée s’allume, les femmes, en dehors du temple, se retournent subitement et élèvent toutes à la fois vers l’astre du jour leurs enfants nouveau-nés et la crosse du labourage.

Le grand-chef et la femme-chef boivent le sorbet noir que leur présentent les maîtres de cérémonies ; le jongleur communique le feu aux cercles de roseau : la flamme serpente en suivant leur spirale. Les écorces de chêne sont allumées sur l’autel, et ce feu nouveau donne ensuite une nouvelle semence aux foyers éteints du village. Le grand-chef entonne l’hymne au soleil.

Les cercles de roseau étant consumés et le cantique achevé, la femme-chef sortoit du temple, et se mettoit à la tête des femmes, qui, toutes rangées à la file, se rendoient au champ commun de la moisson. Il n’étoit pas permis aux hommes de les suivre. Elles alloient cueillir les premières gerbes de maïs pour les offrir au temple, et pétrir avec le surplus les pains azymes du banquet de la nuit.

Arrivées aux cultures, les femmes arrachoient dans le carré attribué à leur famille un certain nombre des plus belles gerbes de maïs, plante superbe, dont les roseaux de sept pieds de hauteur, environnés de feuilles vertes et surmontés d’un rouleau de grains dorés, ressemblent à ces quenouilles entourées de rubans que nos paysannes consacrent dans les églises de village. Des milliers de grives bleues, de petites colombes de la grosseur d’un merle, des oiseaux de rizière, dont le plumage gris est mêlé de brun, se posent sur la tige des gerbes, et s’envolent à l’approche des moissonneuses américaines, entièrement cachées dans les avenues des grands épis. Les renards noirs font quelquefois des ravages considérables dans ces champs.

Les femmes revenoient au temple, portant les prémices en faisceau sur leur tête ; le grand-prêtre recevoit l’offrande, et la déposoit sur l’autel. On fermoit la porte orientale du sanctuaire, et l’on ouvroit la porte occidentale.

Rassemblée à cette dernière porte lorsque le jour alloit clore, la foule dessinoit un croissant dont les deux pointes étoient tournées vers le soleil ; les assistants, le bras droit levé, présentoient les pains azymes à l’astre de la lumière. Le jongleur chantoit l’hymne du soir ; c’étoit l’éloge du soleil à son coucher : ses rayons naissants avoient fait croître le maïs, ses rayons mourants avoient sanctifié les gâteaux formés du grain de la gerbe moissonnée.

La nuit venue, on allumoit des feux ; on faisoit rôtir des oursons, lesquels, engraissés de raisins sauvages, offroient à cette époque de l’année un mets excellent. On mettoit griller sur des charbons des dindes de savanes, des perdrix noires, des espèces de faisans plus gros que ceux d’Europe. Ces oiseaux ainsi préparés s’appeloient la nourriture des hommes blancs. Les boissons et les fruits servis à ces repas étoient l’eau de smilax, d’érable, de plane, de noyer blanc, les pommes de mai, les plankmines, les noix. La plaine resplendissoit de la flamme des bûchers ; on entendoit de toutes parts les sons du chichikoué, du tambourin et du fifre, mêlés aux voix des danseurs et aux applaudissements de la foule.

Dans ces fêtes, si quelque infortuné retiré à l’écart promenoit ses regards sur les jeux de la plaine, un sachem l’alloit chercher, et s’informoit de la cause de sa tristesse ; il guérissoit ses maux s’ils n’étoient pas sans remède, ou le soulageoit du moins s’ils étoient de nature à ne pouvoir finir.

La moisson du maïs se fait en arrachant les gerbes ou en les coupant à deux pieds de hauteur sur leur tige. Le grain se conserve dans des outres ou dans des fosses garnies de roseaux. On garde aussi les gerbes entières ; on les égrène à mesure que l’on en a besoin. Pour réduire le maïs en farine, on le pile dans un mortier ou on l’écrase entre deux pierres. Les sauvages usent aussi de moulins à bras achetés des Européens.

La moisson de la folle-avoine ou de riz sauvage suit immédiatement celle du maïs, j’ai parlé ailleurs de cette moisson[1].

RÉCOLTE DU SUCRE D’ÉRABLE.

La récolte du suc d’érable se faisoit et se fait encore parmi les sauvages deux fois l’année. La première récolte a lieu vers la fin de février, de mars ou d’avril, selon la latitude du pays où croît l’érable à sucre. L’eau recueillie après les légères gelées de la nuit se convertit en sucre, en la faisant bouillir sur un grand feu. La quantité de sucre obtenue par ce procédé varie selon les qualités de l’arbre. Ce sucre, léger de digestion, est d’une couleur verdâtre, d’un goût agréable et un peu acide.

La seconde récolte a lieu quand la sève de l’arbre n’a pas assez de consistance pour se changer en suc. Cette sève se condense en une espèce de mélasse qui, étendue dans de l’eau de fontaine, offre une liqueur fraîche pendant les chaleurs de l’été.

On entretient avec grand soin le bois d’érable de l’espèce rouge et blanche. Les érables les plus productifs sont ceux dont l’écorce paroît noire et galeuse. Les sauvages ont cru observer que ces accidents sont causés par le pivert noir à tête rouge, qui perce l’érable dont la sève est la plus abondante. Ils respectent ce pivert comme un oiseau intelligent et un bon génie.

À quatre pieds de terre environ, on ouvre dans le tronc d’érable deux trous de trois quarts de pouce de profondeur, et perforés du haut en bas pour faciliter l’écoulement de la sève.

Ces deux premières incisions sont tournées au midi ; on en pratique deux autres semblables du côté du nord. Ces quatre taillades sont ensuite creusées, à mesure que l’arbre donne sa sève, jusqu’à la profondeur de deux pouces et demi.

Deux auges de bois sont placées aux deux faces de l’arbre au nord et au midi, et des tuyaux de sureau introduits dans les fentes servent à diriger la sève dans ces auges.

Toutes les vingt-quatre heures on enlève le suc écoulé ; on le porte sous des hangars couverts d’écorce ; on le fait bouillir dans un bassin de pierre en l’écumant. Lorsqu’il est réduit à moitié par l’action d’un feu clair, on le transvase dans un autre bassin, où l’on continue à le faire bouillir jusqu’à ce qu’il ait pris la consistance d’un sirop. Alors, retiré du feu, il repose pendant douze heures. Au bout de ce temps on le précipite dans un troisième bassin, prenant soin de ne pas remuer le sédiment tombé au fond de la liqueur.

Ce troisième bassin est à son tour remis sur des charbons demi-brûlés et sans flamme. Un peu de graisse est jetée dans le sirop pour l’empêcher de surmonter les bords du vase. Lorsqu’il commence à filer, il faut se hâter de le verser dans un quatrième et dernier bassin de bois, appelé le refroidisseur. Une femme vigoureuse le remue en rond, sans discontinuer, avec un bâton de cèdre, jusqu’à ce qu’il ait pris le grain du sucre. Alors elle le coule dans des moules d’écorce qui donnent au fluide coagulé la forme de petits pains coniques : l’opération est terminée.

Quand il ne s’agit que des mélasses, le procédé finit au second feu.

L’écoulement des érables dure quinze jours, et ces quinze jours sont une fête continuelle. Chaque matin on se rend au bois d’érables, ordinairement arrosé par un courant d’eau. Des groupes d’Indiens et d’Indiennes sont dispersés au pied des arbres ; des jeunes gens dansent et jouent à différents jeux ; des enfants se baignent sous les yeux des sachems. À la gaieté de ces sauvages, à leur demi-nudité, à la vivacité des danses, aux luttes non moins bruyantes des baigneurs, à la mobilité et à la fraîcheur des eaux, à la vieillesse des ombrages, on croirait assister à l’une de ces scènes de Faunes et de Dryades décrites par les poëtes.

Tum vero in numerum Faunosque ferasque videres
Ludere.

PÊCHES.

Les sauvages sont aussi habiles à la pêche qu’adroits à la chasse : ils prennent le poisson avec des hameçons et des filets ; ils savent aussi épuiser les viviers. Mais ils ont de grandes pêches publiques. La plus célèbre de toutes ces pêches étoit celle de l’esturgeon, qui avoit lieu sur le Mississipi et sur ses affluents.

Elle s’ouvroit par le mariage du filet. Six guerriers et six matrones portant ce filet s’avançoient au milieu des spectateurs sur la place publique, et demandoient en mariage pour leur fils, le filet, deux jeunes filles qu’ils désignoient.

Les parents des jeunes filles donnoient leur consentement, et les jeunes filles et le filet étoient mariés par le jongleur avec les cérémonies d’usage : le doge de Venise épousoit la mer !

Des danses de caractère suivoient le mariage. Après les noces du filet on se rendoit au fleuve, au bord duquel étoient assemblés les canots et les pirogues. Les nouvelles épouses, enveloppées dans le filet, étoient portées à la tête du cortège : on s’embarquoit après s’être muni de flambeaux de pin et de pierres pour battre le feu. Le filet, ses femmes, le jongleur, le grand-chef, quatre sachems, huit guerriers pour manier les rames, montoient une grande pirogue qui prenoit le devant de la flotte.

La flotte cherchoit quelque baie fréquentée par l’esturgeon. Chemin faisant, on pêchoit toutes les autres sortes de poissons : la truite, avec la seine, le poisson-armé, avec l’hameçon. On frappe l’esturgeon d’un dard attaché à une corde, laquelle est nouée à la barre intérieure du canot. Le poisson frappé fuit en entraînant le canot ; mais peu à peu sa fuite se ralentit, et il vient expirer à la surface de l’eau. Les différentes attitudes des pêcheurs, le jeu des rames, le mouvement des voiles, la position des pirogues, groupées ou dispersées, montrant le flanc, la poupe ou la proue, tout cela compose un spectacle très-pittoresque : les paysages de la terre forment le fond immobile de ce mobile tableau.

À l’entrée de la nuit, on allumoit dans les pirogues des flambeaux dont la lueur se répétoit à la surface de l’onde. Les canots, pressés, jetoient des masses d’ombres sur les flots rougis ; on eût pris les pêcheurs indiens qui s’agitoient dans ces embarcations pour leurs Manitous, pour ces êtres fantastiques, création de la superstition et des rêves du sauvage.

À minuit le jongleur donnoit le signal de la retraite, déclarant que le filet vouloit se retirer avec ses deux épouses. Les pirogues se rangoient sur deux lignes. Un flambeau étoit symétriquement et horizontalement placé entre chaque rameur sur le bord des pirogues : ces flambeaux, parallèles à la surface du fleuve, paroissoient, disparoissoient à la vue par le balancement des vagues, et ressembloient à des rames enflammées plongeant dans l’onde pour faire voguer les canots.

On chantoit alors l’épithalame du filet : le filet, dans toute la gloire d’un nouvel époux, étoit déclaré vainqueur de l’esturgeon qui porte une couronne et qui a douze pieds de long. On peignoit la déroute de l’armée entière des poissons : le lencornet, dont les barbes servent à entortiller son ennemi, le chaousaron, pourvu d’une lance dentelée, creuse et percée par le bout, l’artimègue qui déploie un pavillon blanc, les écrevisses qui précèdent les guerriers-poissons, pour leur frayer le chemin, tout cela étoit vaincu par le filet.

Venoient des strophes qui disoient la douleur des veuves des poissons. « En vain ces veuves apprennent à nager, elles ne reverront plus ceux avec qui elles aimoient à errer dans les forêts sous les eaux ; elles ne se reposeront plus avec eux sur des couches de mousse que recouvroit une voûte transparente. » Le filet est invité, après tant d’exploits, à dormir dans les bras de ses deux épouses.

DANSES.

La danse chez les sauvages, comme chez les anciens Grecs et chez la plupart des peuples enfants, se mêle à toutes les actions de la vie. On danse pour les mariages, et les femmes font partie de cette danse ; on danse pour recevoir un hôte, pour fumer un calumet ; on danse pour les moissons ; on danse pour la naissance d’un enfant ; on danse surtout pour les morts. Chaque chasse a sa danse, laquelle consiste dans l’imitation des mouvements, des mœurs et des cris de l’animal dont la poursuite est décidée : on grimpe comme un ours, on bâtit comme un castor, on galope en rond comme un bison, on bondit comme un chevreuil, on hurle comme un loup, et l’on glapit comme un renard.

Dans la danse des braves ou de la guerre, les guerriers, complètement armés, se rangent sur deux lignes ; un enfant marche devant eux, un chichikoué à la main ; c’est l’enfant des songes, l’enfant qui a rêvé sous l’inspiration des bons ou des mauvais manitous. Derrière les guerriers vient le jongleur, le prophète ou l’augure interprète des songes de l’enfant.

Les danseurs forment bientôt un double cercle en mugissant sourdement, tandis que l’enfant, demeuré au centre de ce cercle, prononce, les yeux baissés, quelques mots inintelligibles. Quand l’enfant lève la tête, les guerriers sautent et mugissent plus fort : ils se vouent à Athaensic, manitou de la haine et de la vengeance. Une espèce de coryphée marque la mesure en frappant sur un tambourin. Quelquefois les danseurs attachent à leurs pieds de petites sonnettes achetées des Européens.

Si l’on est au moment de partir pour une expédition, un chef prend la place de l’enfant, harangue les guerriers, frappe à coups de massue l’image d’un homme ou celle du manitou de l’ennemi, dessinées grossièrement sur la terre. Les guerriers recommençant à danser, assaillent également l’image, imitent les attitudes de l’homme qui combat, brandissent leurs massues ou leurs haches, manient leurs mousquets ou leurs arcs, agitent leurs couteaux avec des convulsions et des hurlements.

Au retour de l’expédition, la danse de la guerre est encore plus affreuse : des têtes, des cœurs, des membres mutilés, des crânes avec leurs chevelures sanglantes sont suspendus à des piquets plantés en terre. On danse autour de ces trophées, et les prisonniers qui doivent être brûlés assistent au spectacle de ces horribles joies. Je parlerai de quelques autres danses de cette nature à l’article de la guerre.

JEUX.

Le jeu est une action commune à l’homme ; il a trois sources : la nature, la société, les passions. De là trois espèces de jeux : les jeux de l’enfance, les jeux de la virilité, les jeux de l’oisiveté ou des passions.

Les jeux de l’enfance, inventés par les enfants eux-mêmes, se retrouvent sur toute la terre. J’ai vu le petit sauvage, le petit Bédouin, le petit nègre, le petit François, le petit Anglois, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Grec opprimé, le petit Turc oppresseur, lancer la balle et rouler le cerceau. Qui a montré à ces enfants si divers par leurs langues, si différents par leurs races, leurs mœurs et leurs pays, qui leur a montré ces mêmes jeux ? Le Maître des hommes, le Père de la grande et même famille : il enseigna à l’innocence ces amusements, développement des forces, besoin de la nature.

La seconde espèce de jeux est celle qui, servant à apprendre un art, est un besoin de la société. Il faut ranger dans cette espèce les jeux gymnastiques, les courses de char, la naumachie chez les anciens, les joutes, les castilles, les pas d’armes, les tournois dans le moyen âge, la paume, l’escrime, les courses de chevaux et les jeux d’adresse chez les modernes. Le théâtre avec ses pompes est une chose à part, et le génie le réclame comme une de ses récréations : il en est de même de quelques combinaisons de l’esprit, comme le jeu de dames et des échecs.

La troisième espèce de jeux, les jeux de hasard, est celle où l’homme expose sa fortune, son honneur, quelquefois sa liberté et sa vie avec une fureur qui tient du délire ; c’est un besoin des passions. Les dés chez les anciens, les cartes chez les modernes, les osselets chez les sauvages de l’Amérique septentrionale, sont au nombre de ces récréations funestes.

On retrouve les trois espèces de jeux dont je viens de parler chez les Indiens.

Les jeux de leurs enfants sont ceux de nos enfants ; ils ont la balle et la paume[2], la course, le tir de l’arc pour la jeunesse, et de plus le jeu des plumes, qui rappelle un ancien jeu de chevalerie.

Les guerriers et les jeunes filles dansent autour de quatre poteaux, sur lesquels sont attachés des plumes de différentes couleurs : de temps en temps un jeune homme sort des quadrilles et enlève une plume de la couleur que porte sa maîtresse : il attache cette plume dans ses cheveux, et rentre dans les chœurs de danse. Par la disposition de la plume et la forme des pas, l’Indienne devine le lieu que son amant lui indique pour rendez-vous. Il y a des guerriers qui prennent des plumes d’une couleur dont aucune danseuse n’est parée : cela veut dire que ce guerrier n’aime point ou n’est point aimé. Les femmes mariées ne sont admises que comme spectatrices à ce jeu.

Parmi les jeux de la troisième espèce, les jeux de l’oisiveté ou des passions, je ne décrirai que celui des osselets.

À ce jeu, les sauvages pleigent leurs femmes, leurs enfants, leur liberté ; et lorsqu’ils ont joué sur promesse et qu’ils ont perdu, ils tiennent leur promesse. Chose étrange ! l’homme, qui manque souvent aux serments les plus sacrés, qui se rit des lois, qui trompe sans scrupule son voisin et quelquefois son ami, qui se fait un mérite de la ruse et de la duplicité, met son honneur à remplir les engagements de ses passions, à tenir sa parole au crime, à être sincère envers les auteurs, souvent coupables, de sa ruine et les complices de sa dépravation.

Au jeu des osselets, appelé aussi le jeu du plat, deux joueurs seuls tiennent la main ; le reste des joueurs parie pour ou contre : les deux adversaires ont chacun leur marqueur. La partie se joue sur une table ou simplement sur le gazon.

Les deux joueurs qui tiennent la main sont pourvus de six ou huit dés ou osselets, ressemblant à des noyaux d’abricot taillés à six faces inégales : les deux plus larges faces sont peintes, l’une en blanc, l’autre en noir.

Les osselets se mêlent dans un plat de bois un peu concave ; le joueur fait pirouetter ce plat ; puis, frappant sur la table ou sur le gazon, il fait sauter en l’air les osselets.

Si tous les osselets, en tombant, présentent la même couleur, celui qui a joué gagne cinq points : si cinq osselets, sur six ou huit, amènent la même couleur, le joueur ne gagne qu’un point pour la première fois ; mais si le même joueur répète le même coup, il fait rafle de tout, et gagne la partie, qui est en quarante.

À mesure que l’on prend des points, on en défalque autant sur la partie de l’adversaire.

Le gagnant continue de tenir la main ; le perdant cède sa place à l’un des parieurs de son côté, appelé à volonté par le marqueur de sa partie : les marqueurs sont les personnages principaux de ce jeu : on les choisit avec de grandes précautions, et l’on préfère surtout ceux à qui l’on croit le manitou le plus fort et le plus habile.

La désignation des marqueurs amène de violents débats : si un parti a nommé un marqueur dont le manitou, c’est-à-dire la fortune, passe pour redoutable, l’autre parti s’oppose à cette nomination : on a quelquefois une très-grande idée de la puissance du manitou d’un homme qu’on déteste ; dans ce cas l’intérêt l’emporte sur la passion, et l’on adopte cet homme pour marqueur, malgré la haine qu’on lui porte.

Le marqueur tient à la main une petite planche sur laquelle il note les coups en craie rouge : les sauvages se pressent en foule autour des joueurs ; tous les yeux sont attachés sur le plat et sur les osselets ; chacun offre des vœux et fait des promesses aux bons génies. Quelquefois les valeurs engagées sur le coup de dés sont immenses pour des Indiens ; les uns y ont mis leur cabane ; les autres se sont dépouillés de leurs vêtements, et les jouent contre les vêtements des parieurs du parti opposé ; d’autres, enfin, qui ont déjà perdu tout ce qu’ils possèdent, proposent contre un foible enjeu leur liberté ; ils offrent de servir pendant un certain nombre de mois ou d’années celui qui gagneroit le coup contre eux.

Les joueurs se préparent à leur ruine par des observances religieuses : ils jeûnent, ils veillent, ils prient ; les garçons s’éloignent de leurs maîtresses, les hommes mariés de leurs femmes ; les songes sont observés avec soin. Les intéressés se munissent d’un sachet où ils mettent toutes les choses auxquelles ils ont rêvé, de petits morceaux de bois, des feuilles d’arbres, des dents de poissons, et cent autres manitous supposés propices. L’anxiété est peinte sur les visages pendant la partie ; l’assemblée ne seroit pas plus émue s’il s’agissoit du sort de la nation. On se presse autour du marqueur ; on cherche à le toucher, à se mettre sous son influence ; c’est une véritable frénésie ; chaque coup est précédé d’un profond silence et suivi d’une vive acclamation. Les applaudissements de ceux qui gagnent, les imprécations de ceux qui perdent, sont prodigués aux marqueurs, et des hommes ordinairement chastes et modérés dans leurs propos vomissent des outrages d’une grossièreté et d’une atrocité incroyables.

Quand le coup doit être décisif, il est souvent arrêté avant d’être joué : des parieurs de l’un ou l’autre parti déclarent que le moment est fatal, qu’il ne faut pas encore faire sauter les osselets. Un joueur, apostrophant ces osselets, leur reproche leur méchanceté et les menace de les brûler : un autre ne veut pas que l’affaire soit décidée avant qu’il ait jeté un morceau de petun dans le fleuve ; plusieurs demandent à grands cris le saut des osselets ; mais il suffit qu’une seule voix s’y oppose pour que le coup soit de droit suspendu. Lorsqu’on se croit au moment d’en finir, un assistant s’écrie : « Arrêtez ! arrêtez ! ce sont les meubles de ma cabane qui me portent malheur ! » Il court à sa cabane, brise et jette tous les meubles à la porte, et revient en disant : « Jouez ! jouez ! »

Souvent un parieur se figure que tel homme lui porte malheur ; il faut que cet homme s’éloigne du jeu s’il n’y est pas mêlé, ou que l’on trouve un autre homme dont le manitou, au jugement du parieur, puisse vaincre celui de l’homme qui porte malheur. Il est arrivé que des commandants françois au Canada, témoins de ces déplorables scènes, se sont vus forcés de se retirer pour satisfaire aux caprices d’un Indien. Et il ne s’agit pas de traiter légèrement ces caprices : toute la nation prendroit fait et cause pour le joueur ; la religion se mêleroit de l’affaire, et le sang couleroit.

Enfin, quand le coup décisif se joue, peu d’Indiens ont le courage d’en supporter la vue ; la plupart se précipitent à terre, ferment les yeux, se bouchent les oreilles, et attendent l’arrêt de la fortune comme on attendroit une sentence de vie ou de mort.


  1. Dans Les Natchez.
  2. Voyez Les Natchez.