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Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Préface

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 5-42).

PRÉFACE[1].

Les voyages sont une des sources de l’histoire : l’histoire des nations étrangères vient se placer, par la narration des voyageurs, auprès de l’histoire particulière de chaque pays.

Les voyages remontent au berceau de la société : les livres de Moïse nous représentent les premières migrations des hommes. C’est dans ces livres que nous voyons le patriarche conduire ses troupeaux aux plaines de Chanaan, l’Arabe errer dans ses solitudes de sable, et le Phénicien explorer les mers.

Moïse fait sortir la seconde famille des hommes des montagnes de l’Arménie ; ce point est central par rapport aux trois grandes races, jaune, noire et blanche : les Indiens, les Nègres et les Celtes ou autres peuples du Nord.

Les peuples pasteurs se retrouvent dans Sem, les peuples commerçants dans Cham, les peuples militaires dans Japhet. Moïse peupla l’Europe des descendants de Japhet : les Grecs et les Romains donnent Japetus pour père à l’espèce humaine.

Homère, soit qu’il ait existé un poëte de ce nom, soit que les ouvrages qu’on lui attribue n’offrent qu’un recueil des traditions de la Grèce, Homère nous a laissé dans l’Odyssée le récit d’un voyage ; il nous transmet aussi les idées que l’on avoit dans cette première antiquité sur la configuration de la terre : selon ces idées, la terre représentoit un disque environné par le fleuve Océan. Hésiode a la même cosmographie.

Hérodote, le père de l’histoire comme Homère est le père de la poésie, étoit comme Homère un voyageur. Il parcourut le monde connu de son temps. Avec quel charme n’a-t-il pas décrit les mœurs des peuples ! On n’avoit encore que quelques cartes côtières des navigateurs phéniciens et la mappemonde d’Anaximandre corrigée par Hécatée : Strabon cite un itinéraire du monde de ce dernier.

Hérodote ne distingue bien que deux parties de la terre, l’Europe et l’Asie ; la Libye ou l’Afrique ne sembleroit, d’après ses récits, qu’une vaste péninsule de l’Asie. Il donne les routes de quelques caravanes dans l’intérieur de la Libye, et la relation succincte d’un voyage autour de l’Afrique. Un roi d’Égypte, Nécos, fit partir des Phéniciens du golfe Arabique : ces Phéniciens revinrent en Égypte par les colonnes d’Hercule ; ils mirent trois ans à accomplir leur navigation, et ils racontèrent qu’ils avoient vu le soleil à leur droite. Tel est le fait rapporté par Hérodote.

Les anciens eurent donc, comme nous, deux espèces de voyageurs : les uns parcouroient la terre, les autres les mers. À peu près à l’époque où Hérodote écrivoit, le Carthaginois Hannon accomplissoit son Périple[2]. Il nous reste quelque chose du recueil fait par Scylax des excursions maritimes de son temps.

Platon nous a laissé le roman de cette Atlantide, où l’on a voulu retrouver l’Amérique. Eudoxe, compagnon de voyage du philosophe, composa un itinéraire universel, dans lequel il lia la géographie à des observations astronomiques.

Hippocrate visita les peuples de la Scythie : il appliqua les résultats de son expérience au soulagement de l’espèce humaine.

Xénophon tient un rang illustre parmi ces voyageurs armés qui ont contribué à nous faire connoître la demeure que nous habitons.

Aristote, qui devançoit la marche des lumières, tenoit la terre pour sphérique ; il en évaluoit la circonférence à quatre cent mille stades ; il croyoit, ainsi que Christophe Colomb le crut, que les côtes de l’Hespérie étoient en face de celles de l’Inde. Il avoit une idée vague de l’Angleterre et de l’Irlande, qu’il nomme Albion et Jerne ; les Alpes ne lui étoient point inconnues, mais il les confondoit avec les Pyrénées.

Dicéarque, un de ses disciples, fit une description charmante de la Grèce, dont il nous reste quelques fragments, tandis qu’un autre disciple d’Aristote, Alexandre le Grand, alloit porter le nom de cette Grèce jusque sur les rivages de l’Inde. Les conquêtes d’Alexandre opérèrent une révolution dans les sciences comme chez les peuples.

Androstène, Néarque et Onésicritus reconnurent les côtes méridionales de l’Asie. Après la mort du fils de Philippe, Séleucus Nicanor pénétra jusqu’au Gange ; Patrocle, un de ses amiraux, navigua sur l’océan Indien. Les rois grecs de l’Égypte ouvrirent un commerce direct avec l’Inde et la Taprobane ; Plolémée Philadelphe envoya dans l’Inde des géographes et des flottes ; Timosthène publia une description de tous les ports connus, et Ératosthène donna des bases mathématiques à un système complet de géographie. Les caravanes pénétroient ainsi dans l’Inde par deux routes : l’une se terminoit à Palibothra en descendant le Gange ; l’autre tournoit les monts Imaüs.

L’astronome Hipparque annonça une grande terre qui devoit joindre l’Inde à l’Afrique : on y verra si l’on veut l’univers de Colomb.

La rivalité de Rome et de Carthage rendit Polybe voyageur, et lui fit visiter les côtes de l’Afrique jusqu’au mont Atlas, afin de mieux connoître le peuple dont il vouloit écrire l’histoire. Eudoxe de Cyzique tenta, sous le règne de Ptolémée Physcon et de Ptolémée Lathyre, de faire le tour de l’Afrique par l’ouest ; il chercha aussi une route plus directe pour passer des ports du golfe Arabique aux ports de l’Inde.

Cependant les Romains, en étendant leurs conquêtes vers le nord, levèrent de nouveaux voiles : Pythéas de Marseille avoit déjà touché à ces rivages d’où devoient venir les destructeurs de l’empire des Césars. Pythéas navigua jusque dans les mers de la Scandinavie, fixa la position du cap Sacré et du cap Calbium (Finistère) en Espagne, reconnut l’île Uxisama (Ouessant), celle d’Albion, une des Cassitérides des Carthaginois, et surgit à cette fameuse Thulé dont on a voulu faire l’Islande, mais qui, selon toute apparence, est la côte du Jutland.

Jules César éclaircit la géographie des Gaules, commença la découverte de la Germanie et des côtes de l’île des Bretons : Germanicus porta les aigles romaines aux rives de l’Elbe.

Strabon, sous le règne d’Auguste, renferma dans un corps d’ouvrage les connoissances antérieures des voyageurs et celles qu’il avoit lui-même acquises. Mais si sa géographie enseigne des choses nouvelles sur quelque partie du globe, elle fait rétrograder la science sur quelques points : Strabon distingue les îles Cassitérides de la Grande-Bretagne, et il a l’air de croire que les premières (qui ne peuvent être dans cette hypothèse que les Sorlingues) produisoient l’étain : or l’étain se tiroit des mines de Cornouailles ; et lorsque le géographe grec écrivoit, il y avoit déjà longtemps que l’étain d’Albion arrivoit au monde romain à travers les Gaules.

Dans la Gaule ou la Celtique, Strabon supprime à peu près la péninsule armoricaine ; il ne connoît point la Baltique, quoiqu’elle passât déjà pour un grand lac salé, le long duquel on trouvoit la côte de l’Ambre jaune, la Prusse d’aujourd’hui.

À l’époque où florissoit Strabon, Hippalus fixa la navigation de l’Inde par le golfe Arabique, en expérimentant les vents réguliers que nous appelons moussons : un de ces vents, le vent du sud-ouest, celui qui conduisoit dans l’Inde, prit le nom d’Hippale. Des flottes romaines partoient régulièrement du port de Bérénice vers le milieu de l’été, arrivoient en trente jours au port d’Océlis ou à celui de Cané dans l’Arabie, et de là en quarante jours à Muziris, premier entrepôt de l’Inde. Le retour, en hiver, s’accomplissoit dans le même espace de temps ; de sorte que les anciens ne mettoient pas cinq mois pour aller aux Indes et pour en revenir. Pline et le Périple de la mer Érythréenne (dans les petits géographes) fournissent ces détails curieux.

Après Strabon, Denis le Périégète, Pomponius Mela, Isidore de Charax, Tacite et Pline, ajoutent aux connoissances déjà acquises sur les nations. Pline surtout est précieux par le nombre des voyages et des relations qu’il cite. En le lisant nous voyons que nous avons perdu une description complète de l’empire romain faite par ordre d’Agrippa, gendre d’Auguste ; que nous avons perdu également des Commentaires sur l’Afrique par le roi Juba, commentaires extraits des livres carthaginois ; que nous avons perdu une relation des îles Fortunées par Statius Sebosus, des Mémoires sur l’Inde par Sénèque, un Périple de l’historien Polybe, trésors à jamais regrettables. Pline sait quelque chose du Thibet ; il fixe le point oriental du monde à l’embouchure du Gange ; au nord, il entrevoit les Orcades ; il connoit la Scandinavie et donne le nom de golfe Codan à la mer Baltique.

Les anciens avoient à la fois des cartes routières et des espèces de livres de poste : Végèse distingue les premières par le nom de picta, et les seconds par celui d’annotata. Trois de ces itinéraires nous restent : l’Itinéraire d’Antonin, l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem et la Table de Peutinger. Le haut de cette table, qui commençoit à l’ouest, a été déchiré ; la Péninsule espagnole manque, ainsi que l’Afrique occidentale ; mais la table s’étend à l’est jusqu’à l’embouchure du Gange, et marque des routes dans l’intérieur de l’Inde. Cette carte a vingt-et-un pieds de long sur un pied de large ; c’est une zone ou un grand chemin du monde antique.

Voilà à quoi se réduisoient les travaux et les connoissances des voyageurs et des géographes avant l’apparition de l’ouvrage de Ptolémée. Le monde d’Homère étoit une île parfaitement ronde, entourée, comme nous l’avons dit, du fleuve Océan. Hérodote fit de ce monde une plaine sans limites précises, Eudoxe de Cnide le transforma en un globe d’à peu près treize mille stades de diamètre ; Hipparque et Strabon lui donnèrent deux cent cinquante-deux mille stades de circonférence, de huit cent trente-trois stades au degré. Sur ce globe on traçoit un carré, dont le long côté couroit d’occident en orient ; ce carré étoit divisé par deux lignes, qui se coupoient à angle droit : l’une, appelée le diaphragme, marquoit de l’ouest à l’est la longueur ou la longitude de la terre ; elle avoit soixante-dix-sept mille huit cents stades ; l’autre, d’une moitié plus courte, indiquoit du nord au sud la largeur ou la latitude de cette terre ; les supputations commencent au méridien d’Alexandrie. Par cette géographie, qui faisoit la terre beaucoup plus longue que large, on voit d’où nous sont venues ces expressions impropres de longitude et de latitude.

Dans cette carte du monde habité se plaçoient l’Europe, l’Asie et l’Afrique : l’Afrique et l’Asie se joignoient aux régions australes, ou étoient séparées par une mer qui raccourcissoit extrêmement l’Afrique. Au nord les continents se terminoient à l’embouchure de l’Elbe, au sud vers les bords du Niger, à l’ouest au cap Sacré en Espagne, et à l’est aux bouches du Gange ; sous l’équateur une zone torride, sous les pôles une zone glacée, étoient réputées inhabitables.

Il est curieux de remarquer que presque tous ces peuples appelés barbares, qui firent la conquête de l’empire romain et d’où sont sorties les nations modernes, habitoient au delà des limites du monde connu de Pline et de Strabon, dans des pays dont on ne soupçonnoit pas même l’existence.

Ptolémée, qui tomba néanmoins dans de graves erreurs, donna des bases mathématiques à la position des lieux. On voit paroître dans son travail un assez grand nombre de nations sarmates. Il indique bien le Volga, et redescend jusqu’à la Vistule.

En Afrique il confirme l’existence du Niger, et peut-être nomme-t-il Tombouctou dans Tucabath ; il cite aussi un grand fleuve qu’il appelle Gyr.

En Asie, son pays des Sines n’est point la Chine, mais probablement le royaume de Siam. Ptolémée suppose que la terre d’Asie, se prolongeant vers le midi, se joint à une terre inconnue, laquelle terre se réunit par l’ouest à l’Afrique. Dans la Sérique de ce géographe il faut voir le Thibet, lequel fournit à Rome la première grosse soie.

Avec Ptolémée finit l’histoire des voyages des anciens, et Pausanias nous fait voir le dernier cette Grèce antique, dont le génie s’est noblement réveillé de nos jours à la voix de la civilisation nouvelle. Les nations barbares paroissent, l’empire romain s’écroule ; de la race des Goths, des Francs, des Huns, des Slaves, sortent un autre monde et d’autres voyageurs.

Ces peuples étoient eux-mêmes de grandes caravanes armées, qui des rochers de la Scandinavie et des frontières de la Chine marchoient à la découverte de l’empire romain. Ils venoient apprendre à ces prétendus maîtres du monde qu’il y avoit d’autres hommes que les esclaves soumis au joug des Tibère et des Néron ; ils venoient enseigner leur pays aux géographes du Tibre : il fallut bien placer ces nations sur la carte ; il fallut bien croire à l’existence des Goths et des Vandales quand Alaric et Genseric eurent écrit leurs noms sur les murs du Capitole. Je ne prétends point raconter ici les migrations et les établissements des barbares ; je chercherai seulement dans les débris qu’ils entassèrent les anneaux de la chaîne qui lie les voyageurs anciens aux voyageurs modernes.

Un déplacement notable s’opéra dans les investigations géographiques par le déplacement des peuples. Ce que les anciens nous font le mieux connoître, c’est le pays qu’ils habitoient ; au delà des frontières de l’Empire Romain tout est pour eux déserts et ténèbres. Après l’invasion des barbares nous ne savons presque plus rien de la Grèce et de l’Italie, mais nous commençons à pénétrer les contrées qui enfantèrent les destructeurs de l’ancienne civilisation.

Trois sources reproduisirent les voyages parmi les peuples établis sur les ruines du monde romain : le zèle de la religion, l’ardeur des conquêtes, l’esprit d’aventures et d’entreprises, mêlé à l’avidité du commerce.

Le zèle de la religion conduisit les premiers comme les derniers missionnaires dans les pays les plus lointains. Avant le ive siècle, et pour ainsi dire du temps des apôtres, qui furent eux-mêmes des pèlerins, les prêtres du vrai Dieu portoient de toutes parts le flambeau de la foi. Tandis que le sang des martyrs couloit dans les amphithéâtres, des ministres de paix prêchoient la miséricorde aux vengeurs du sang chrétien : les conquérants étoient déjà en partie conquis par l’Évangile lorsqu’ils arrivèrent sous les murs de Rome.

Les ouvrages des Pères de l’Église mentionnent une foule de pieux voyageurs. C’est une mine que l’on n’a pas assez fouillée, et qui sous le seul rapport de la géographie et de l’histoire des peuples renferme des trésors.

Un moine Égyptien, dès le ve siècle de notre ère, parcourut l’Éthiopie et composa une topographie du monde chrétien ; un Arménien, du nom de Chorenenzis, écrivit un ouvrage géographique. L’historien des Goths, Jornandès, évêque de Ravenne, dans son histoire et dans son livre de Origine mundi, consigne, au vie siècle, des faits importants sur les pays du nord et de l’est de l’Europe. Le diacre Varnefrid publia une histoire des Lombards ; un autre Goth, l’Anonyme de Ravenne, donna un siècle plus tard la description générale du monde. L’apôtre de l’Allemagne, saint Boniface, envoyoit au pape des espèces de mémoires sur les peuples de l’Esclavonie. Les Polonois paroissent pour la première fois sous le règne d’Othon II, dans les huit livres de la précieuse Chronique de Ditmar. Saint Otton, évoque de Bemberg, sur l’invitation d’un ermite espagnol appelé Bernard, prêche la foi en parcourant la Prusse. Otton vit la Baltique, et fut étonné de la grandeur de cette mer. Nous avons malheureusement perdu le journal du voyage que fit, sous Louis le Débonnaire, en Suède et en Danemark Anscaire, moine de Corbie, à moins toutefois que ce journal, qui fut envoyé à Rome en 1260, n’existe dans la bibliothèque du Vatican. Adam de Brème a puisé dans cet ouvrage une partie de sa propre relation des royaumes du Nord ; il mentionne de plus la Russie, dont Kiow étoit la capitale, bien que dans les Sagas l’empire russe soit nommé Gardavike, et que Holmgard, aujourd’hui Novogorod, soit désigné comme la principale cité de cet empire naissant.

Giraud Barry, Dicuil retracent l’un le tableau de la principauté de Galles et de l’Irlande sous le règne de Henri II ; l’autre retourne à l’examen des mesures de l’empire romain sous Théodose.

Nous avons des cartes du moyen âge : un tableau topographique de toutes les provinces du Danemark, vers l’an 1231, sept cartes du royaume d’Angleterre et des îles voisines, dans le xiie siècle, et le fameux livre connu sous le nom de Doomsdaybook, entrepris par ordre de Guillaume le Conquérant. On trouve dans cette statistique le cadastre des terres cultivées, habitées ou désertes de l’Angleterre, le nombre des habitants libres ou serfs, et jusqu’à celui des troupeaux et des ruches d’abeilles. Sur ces cartes sont grossièrement dessinées les villes et les abbayes : si d’un côté ces dessins nuisent aux détails géographiques, d’un autre côté ils donnent une idée des arts de ce temps.

Les pèlerinages à la Terre Sainte forment une partie considérable des monuments graphiques du moyen âge. Ils eurent lieu dès le ive siècle, puisque saint Jérôme assure qu’il venoit à Jérusalem des pèlerins de l’Inde, de l’Éthiopie, de la Bretagne et de l’Hibernie ; il paroît même que l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem avoit été composé vers l’an 333, pour l’usage des pèlerins des Gaules.

Les premières années du vie siècle nous fournissent l’Itinéraire d’Antonin de Plaisance. Après Antonin vient, dans le viie siècle, saint Arculfe, dont Adamannus écrivit la relation ; au viiie siècle nous avons deux voyages à Jérusalem de saint Guilbaud, et une relation des lieux saints par le vénérable Bède ; au ixe siècle, Bernard Lemoine ; aux xe et xie siècles, Olderic, évêque d’Orléans, le Grec Eugisippe, et enfin Pierre l’Ermite.

Alors commencent les croisades : Jérusalem demeure entre les mains des princes françois pendant quatre-vingt-huit ans. Après la reprise de Jérusalem par Saladin, les fidèles continuèrent à visiter la Palestine, et depuis Focas, dans le xiiie siècle, jusqu’à Pococke, dans le xviiie, les pèlerinages se succèdent sans interruption[3].

Avec les croisades on vit renaître ces historiens voyageurs dont l’antiquité avoit offert les modèles. Raymond d’Agiles, chanoine de la cathédrale du Puy en Velay, accompagna le célèbre évêque Adhémar à la première croisade : devenu chapelain du comte de Toulouse, il écrivit avec Pons de Balazun, brave chevalier, tout ce dont il fut témoin sur la route et à la prise de Jérusalem. Raoul de Caen, loyal serviteur de Tancrède, nous peint la vie de ce chevalier : Robert Lemoine se trouva au siège de Jérusalem.

Soixante ans plus tard, Foulcher de Chartres et Odon de Deuil allèrent aussi en Palestine : le premier avec Baudouin, roi de Jérusalem, le second avec Louis VII, roi de France. Jacques de Vitry devint évêque de Saint-Jean-d’Acre.

Guillaume de Tyr, qui s’éleva vers la fin du royaume de Jérusalem, passa sa vie sur les chemins de l’Europe et de l’Asie. Plusieurs historiens de nos vieilles chroniques furent ou des moines et des prélats errants, comme Raoul, Glaber et Flodoard, ou des guerriers, tels que Nithard, petit-fils de Charlemagne, Guillaume de Poitiers, Ville-Hardouin, Joinville, et tant d’autres qui racontent leurs expéditions lointaines. Pierre Devaulx-Cernay étoit une espèce d’ermite dans les effroyables camps de Simon de Montfort.

Une fois arrivé aux chroniques en langue vulgaire, on doit surtout remarquer Froissart, qui n’écrivit, à proprement parler, que ses voyages : c’étoit en chevauchant qu’il traçoit son histoire. Il passoit de la cour du roi d’Angleterre à celle du roi de France, et de celle-ci à la petite cour chevaleresque des comtes de Foix. « Quand j’eus séjourné en la cité de Paumiers trois jours, me vint d’aventure un chevalier du comte de Foix qui revenoit d’Avignon, lequel on appeloit messire Espaing du Lyon, vaillant homme et sage et beau chevalier, et pouvoit alors être en âge de cinquante ans. Je me mis en sa compagnie, et fûmes six jours sur le chemin. En chevauchant, ledit chevalier (puisqu’il avoit dit au matin ses oraisons) se devisoit le plus du jour à moi, en demandant des nouvelles : aussi, quand je lui en demandois, il m’en respondoit, etc. » On voit Froissart arriver dans de grands hôtels, dîner à peu près aux heures où nous dînons, aller au bain, etc. L’examen des voyages de cette époque me porte à croire que la civilisation domestique du xive siècle étoit infiniment plus avancée que nous ne nous l’imaginons.

En retournant sur nos pas, au moment de l’invasion de l’Europe civilisée par les peuples du Nord, nous trouvons les voyageurs et les géographes arabes qui signalent dans les mers des Indes des rivages inconnus des anciens : leurs découvertes furent aussi fort importantes en Afrique : Massudi, Ibn-Haukal, Al-Edrisi, Ibn-Alouardi, Hamdoullah, Abulféda, El-Bakoui, donnent des descriptions très-étendues de leur propre patrie et des contrées soumises aux armes des Arabes. Ils voyoient au nord de l’Asie un pays affreux, qu’entouroit une muraille énorme, et un château de Gog et de Magog. Vers l’an 715, sous le calife Walid, les Arabes connurent la Chine, où ils envoyèrent par terre des marchands et des ambassadeurs : ils y pénétrèrent aussi par mer dans le ixe siècle : Wahab et Abuzaïd abordèrent à Canton. Dès l’an 850 les Arabes avoient un agent commercial dans la province de ce nom ; ils coramerçoient avec quelques villes de l’intérieur, et, chose singulière ! ils y trouvèrent des communautés chrétiennes.

Les Arabes donnoient à la Chine plusieurs noms : le Cathai comprenoit les provinces du nord, le Tchin ou le Sin les provinces du midi. Introduits dans l’Inde, sous la protection de leurs armes, les disciples de Mahomet parlent dans leurs récits des belles vallées de Cachemire aussi pertinemment que des voluptueuses vallées de Grenade. Ils avoient jeté des colonies dans plusieurs îles de la mer de l’Inde, telles que Madagascar et les Moluques, où les Portugais les trouvèrent après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance.

Tandis que les marchands militaires de l’Asie faisoient, à l’orient et au midi, des découvertes inconnues à l’Europe subjuguée par les barbares, ceux de ces barbares restés dans leur première patrie, les Suédois, les Norvégiens, les Danois, commençoient au nord et à l’ouest d’autres découvertes, également ignorées de l’Europe franque et germanique. Other le Norvégien s’avançoit jusqu’à la mer Blanche, et Wulfstan le Danois décrivoit la mer Baltique, qu’Éginhard avoit déjà décrite, et que les Scandinaves appeloient le Lac salé de l’Est. Wulfstan raconte que les Estiens, ou peuples qui habitoient à l’orient de la Vistule, buvoient le lait de leurs juments comme les Tartares, et qu’ils laissoient leur héritage aux meilleurs cavaliers de leur tribu.

Le roi Alfred nous a conservé l’Abrégé de ces relations. C’est lui qui le premier a divisé la Scandinavie en provinces ou royaumes tels que nous les connoissons aujourd’hui. Dans les langues gothiques, la Scandinavie portoit le nom de Mannaheim, ce qui signifie pays des hommes, et ce que le latin du vie siècle a traduit énergiquement par l’équivalent de ces mots : fabrique du genre humain.

Les pirates normands établirent en Irlande les colonies de Dublin, d’Ulster et de Connaught ; ils explorèrent et soumirent les îles de Shetland, les Orcades et les Hébrides ; ils arrivèrent aux îles Feroer, à l’Islande, devenue les archives de l’histoire du Nord ; au Groënland, qui fut habité alors et habitable, et enfin peut-être à l’Amérique. Nous parlerons plus tard de cette découverte ainsi que du voyage et de la carte des deux frères Zeni.

Mais l’empire des califes s’étoit écroulé ; de ses débris s’étoient formées plusieurs monarchies : le royaume des Aglabites et ensuite des Fatimites en Égypte, les despotats d’Alger, de Fez, de Tripoli, de Maroc, sur les côtes d’Afrique. Les Turcomans, convertis à l’islamisme, soumirent l’Asie occidentale depuis la Syrie jusqu’au mont Casbhar. La puissance ottomane passa en Europe, effaça les dernières traces du nom romain, et poussa ses conquêtes jusqu’au delà du Danube.

Gengis-Kan paroît, l’Asie est bouleversée et subjuguée de nouveau. Oktaï-Kan détruit le royaume des Cumanes et des Nioutchis ; Mangu s’empare du califat de Bagdad ; Kublaï-Kan envahit la Chine et une partie de l’Inde. De cet empire Mongol, qui réunissoit sous un même joug l’Asie presque entière, naissent tous les kanats que les Européens rencontrèrent dans l’Inde.

Les princes européens, effrayés de ces Tartares qui avoient étendu leurs ravages jusque dans la Pologne, la Silésie et la Hongrie, cherchèrent à connoître les lieux d’où partoit ce prodigieux mouvement : les papes et les rois envoyèrent des ambassadeurs à ces nouveaux fléaux de Dieu. Ascelin, Carpin, Rubruquis, pénétrèrent dans le pays des Mongols. Rubruquis trouva que Caracorum, ville capitale de ce kan maître de l’Asie, avoit à peu près l’étendue du village de Saint-Denis : elle étoit environnée d’un mur de terre ; on y voyoit deux mosquées et une église chrétienne.

Il y eut des itinéraires de la Grande-Tartarie à l’usage des missionnaires : André Lusimel prêcha le christianisme aux Mongols ; Ricold de Monte-Crucis pénétra aussi dans la Tartarie.

Le rabbin Benjamin de Tudèle a laissé une relation de ce qu’il a vu ou de ce qu’il a entendu dire sur les trois parties du monde (1160).

Enfin Marc-Paul, noble Vénitien, ne cessa de parcourir l’Asie pendant près de vingt-six années. Il fut le premier Européen qui pénétra dans la Chine, dans l’Inde au delà du Gange, et dans quelques îles de l’océan Indien (1271-95). Son ouvrage devint le manuel de tous les marchands en Asie et de tous les géographes en Europe.

Marc-Paul cite Pékin et Nankin ; il nomme encore une ville de Quinsaï, la plus grande du monde : on comptoit douze mille ponts sur les canaux dont elle étoit traversée ; on y consommoit par jour quatre-vingt-quatorze quintaux de poivre. Le voyageur vénitien fait mention dans ses récits de la porcelaine ; mais il ne parle point du thé : c’est lui qui nous a fait connoître le Bengale, le Japon, l’île de Bornéo, et la mer de la Chine, où il compte sept mille quatre cent quarante îles, riches en épiceries.

Ces princes tartares ou mongols, qui dominèrent l’Asie et passèrent dans quelques provinces de l’Europe, ne furent pas des princes sans mérite ; ils ne sacrifioient ni ne réduisoient leurs prisonniers en esclavage. Leurs camps se remplirent d’ouvriers européens, de missionnaires, de voyageurs, qui occupèrent même sous leur domination des emplois considérables. On pénétroit avec plus de facilité dans leur empire que dans ces contrées féodales où un abbé de Clugny tenoit les environs de Paris pour une contrée si lointaine et si peu connue, qu’il n’osoit s’y rendre.

Après Marc-Paul, vinrent Pegoletti, Oderic, Mandeville, Clavijo, Josaphat, Barbaro : ils achevèrent de décrire l’Asie. Alors on alloit souvent par terre à Pékin ; les frais du voyage s’élevoient de 300 à 350 ducats. Il y avoit un papier monnoie en Chine ; on le nommoit babisci ou balis.

Les Génois et les Vénitiens firent le commerce de l’Inde et de la Chine en caravanes par deux routes différentes : Pegoletti marque dans le plus grand détail les stations d’une des routes (1353). En 1312 on rencontre à Pékin un évêque appelé Jean de Monte Corvino.

Cependant le temps marchoit : la civilisation faisoit des progrès rapides : des découvertes dues au hasard ou au génie de l’homme séparoient à jamais les siècles modernes des siècles antiques, et marquoient d’un sceau nouveau les générations nouvelles. La boussole, la poudre à canon, l’imprimerie, étoient trouvées pour guider le navigateur, le défendre et conserver le souvenir de ses périlleuses expéditions.

Les Grecs et les Romains avoient été nourris aux bords de cette étendue d’eau intérieure qui ressemble plutôt à un grand lac qu’à un océan : l’empire ayant passé aux barbares, le centre de la puissance politique se trouva placé principalement en Espagne, en France et en Angleterre, dans le voisinage de cette mer Atlantique qui baignoit, vers l’occident, des rivages inconnus. Il fallut donc s’habituer à braver les longues nuits et les tempêtes, à compter pour rien les saisons, à sortir du port dans les jours de l’hiver comme dans les jours de l’été, à bâtir des vaisseaux dont la force fût en proportion de celle du nouveau Neptune contre lequel ils avoient à lutter.

Nous avons déjà dit un mot des entreprises hardies de ces pirates du Nord qui, selon l’expression d’un panégyriste, sembloient avoir vu le fond de l’abîme à découvert ; d’une autre part les républiques formées en Italie des ruines de Rome, du débris des royaumes des Goths, des Vandales et des Lombards, avoient continué et perfectionné l’ancienne navigation de la Méditerranée. Les flottes vénitiennes et génoises avoient porté les croisés en Égypte, en Palestine, à Constantinople, dans la Grèce ; elles étoient allées chercher à Alexandrie et dans la mer Noire les riches productions de l’Inde.

Enfin, les Portugais poursuivoient en Afrique les Maures, déjà chassés des rives du Tage ; il falloit des vaisseaux pour suivre et nourrir le long des côtes les combattants. Le cap Nunez arrêta longtemps les pilotes ; Jilianez le doubla en 1433 ; l’île de Madère fut découverte ou plutôt retrouvée ; les Açores émergèrent du sein des flots ; et comme on étoit toujours persuadé, d’après Ptolémée, que l’Asie s’approchoit de l’Afrique, on prit les Açores pour les îles qui, selon Marc-Paul, bordoient l’Asie dans la mer des Indes. On a prétendu qu’une statue équestre, montrant l’occident du doigt, s’élevoit sur le rivage de l’île de Corvo ; des monnoies phéniciennes ont été aussi rapportées de cette île.

Du cap Nunez les Portugais surgirent au Sénégal ; ils longèrent successivement les îles du Cap-Vert, la côte de Guinée, le cap Mesurado au midi de Sierra-Leone, le Bénin et le Congo. Barthélemy Diaz atteignit en 1486 le fameux cap des Tourmentes, qu’on appela bientôt d’un nom plus propice.

Ainsi fut reconnue cette extrémité méridionale de l’Afrique qui, d’après les géographes grecs et romains, devoit se réunir à l’Asie. Là s’ouvroient les régions mystérieuses où l’on n’étoit entré jusque alors que par cette mer des prodiges qui vit Dieu et s’enfuit : Mare vidit et fugit.

« Un spectre immense, épouvantable, s’élève devant nous : son attitude est menaçante, son air farouche, son teint pâle, sa barbe épaisse et fangeuse ; sa chevelure est chargée de terre et de gravier, ses lèvres sont noires, ses dents livides ; sous d’épais sourcils, ses yeux roulent étincelants.

« Il parle : sa voix formidable semble sortir des gouffres de Neptune.

« Je suis le génie des tempêtes, dit-il ; j’anime ce vaste promontoire que les Ptolémée, les Strabon, les Pline et les Pomponius, qu’aucun de vos savants n’a connu. Je termine ici la terre africaine, à cette cime qui regarde le pôle antarctique, et qui, jusqu’à ce jour, voilée aux yeux des mortels, s’indigne en ce moment de votre audace.

« De ma chair desséchée, de mes os convertis en rochers, les dieux, les inflexibles dieux ont formé le vaste promontoire qui domine ces vastes ondes.

« À ces mots, il laissa tomber un torrent de larmes, et disparut. Avec lui s’évanouit la nuée ténébreuse, et la mer sembla pousser un long gémissement[4]. »

Vasco de Gama, achevant une navigation d’éternelle mémoire, aborda en 1498 à Calicut, sur la côte de Malabar.

Tout change alors sur le globe ; le monde des anciens est détruit. La mer des Indes n’est plus une mer intérieure, un bassin entouré par les côtes de l’Asie et de l’Afrique ; c’est un océan qui d’un côté se joint à l’Atlantique, de l’autre aux mers de la Chine et à une mer de l’Est, plus vaste encore. Cent royaumes civilisés, arabes ou indiens, mahométans ou idolâtres, des îles embaumées d’aromates précieux, sont révélés aux peuples de l’Occident. Une nature toute nouvelle apparoît ; le rideau qui depuis des milliers de siècles cachoit une partie du monde se lève : on découvre la patrie du soleil, le lieu d’où il sort chaque matin pour dispenser la lumière ; on voit à nu ce sage et brillant Orient dont l’histoire se mêloit pour nous aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d’Alexandre, aux souvenirs des croisades, et dont les parfums nous arrivoient à travers les champs de l’Arabie et les mers de la Grèce. L’Europe lui envoya un poëte pour le saluer, le chanter et le peindre ; noble ambassadeur de qui le génie et la fortune sembloient avoir une sympathie secrète avec les régions et les destinées des peuples de l’Inde ! Le poëte du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages du Gange ; il leur emprunta leur éclat, leur renommée et leurs malheurs : il ne leur laissa que leurs richesses.

Et c’est un petit peuple, enfermé dans un cercle de montagnes à l’extrémité occidentale de l’Europe, qui se fraya le chemin à la partie la plus pompeuse de la demeure de l’homme.

Et c’est un autre peuple de cette même péninsule, un peuple non encore arrivé à la grandeur dont il est déchu ; c’est un pauvre pilote génois, longtemps repoussé de toutes les cours, qui découvrit un nouvel univers aux portes du Couchant, au moment où les Portugais abordoient les champs de l’Aurore.

Les anciens ont-ils connu l’Amérique ?

Homère plaçoit l’Élysée dans la mer occidentale, au delà des ténèbres Cimmériennes : étoit-ce la terre de Colomb ?

La tradition des Hespérides et ensuite des Îles Fortunées succéda à celle de l’Élysée. Les Romains virent les îles Fortunées dans les Canaries, mais ne détruisirent point la croyance populaire de l’existence d’une terre plus reculée à l’occident.

Tout le monde a entendu parler de l’Atlantide de Platon : ce devoit être un continent plus grand que l’Asie et l’Afrique réunies, lequel étoit situé dans l’Océan occidental en face du détroit de Gades ; position juste de l’Amérique. Quant aux villes florissantes, aux dix royaumes gouvernés par des rois fils de Neptune, etc., l’imagination de Platon a pu ajouter ces détails aux traditions égyptiennes. L’Atlantide fut, dit-on, engloutie dans un jour et une nuit au fond des eaux. C’étoit se débarrasser à la fois du récit des navigateurs phéniciens et des romans du philosophe grec.

Aristote parle d’une île si pleine de charmes, que le sénat de Carthage défendit à ses marins d’en fréquenter les parages sous peine de mort. Diodore nous fait l’histoire d’une île considérable et éloignée, où les Carthaginois étoient résolus de transporter le siège de leur empire s’ils éprouvoient en Afrique quelque malheur.

Qu’est-ce que cette Panchœa d’Evhémère, niée par Strabon et Plutarque, décrite par Diodore et Pomponius Mela, grande île située dans l’Océan au sud de l’Arabie, île enchantée où le phénix bâtissoit son nid sur l’autel du soleil ?

Selon Ptolémée, les extrémités de l’Asie se réunissoient à une terre inconnue qui joignoit l’Afrique par l’occident.

Presque tous les monuments géographiques de l’antiquité indiquent un continent austral : je ne puis être de l’avis des savants qui ne voient dans ce continent qu’un contre-poids systématique imaginé pour balancer les terres boréales : ce continent étoit sans doute fort propre à remplir sur les cartes des espaces vides ; mais il est aussi très-possible qu’il y fut dessiné comme le souvenir d’une tradition confuse : son gisement au sud de la rose des vents, plutôt qu’à l’ouest, ne seroit qu’une erreur insignifiante parmi les énormes transpositions des géographies de l’antiquité.

Restent pour derniers indices les statues et les médailles phéniciennes des Açores, si toutefois les statues ne sont pas ces ornements de gravure appliqués aux anciens postulants de cet archipel.

Depuis la chute de l’empire romain et la reconstruction de la société par les barbares, des vaisseaux ont-ils touché aux côtes de l’Amérique avant ceux de Christophe Colomb ?

Il paroît indubitable que les rudes explorateurs des ports de la Norwège et de la Baltique rencontrèrent l’Amérique septentrionale dans la première année du xie siècle. Ils avoient découvert les îles Feroer vers l’an 861, l’Islande de 868 à 872, le Groënland en 982, et peut-être cinquante ans plus tôt. En 1001, un Islandois appelé Biorn, passant au Groënland, fut chassé par une tempête au sud-ouest, et tomba sur une terre basse toute couverte de bois. Revenu au Groënland, il raconte son aventure. Leif, fils d’Éric Rauda, fondateur de la colonie norwégienne du Groënland, s’embarque avec Biorn ; ils cherchent et retrouvent la côte vue par celui-ci : ils appellent Helleland une île rocailleuse, et Marcland un rivage sablonneux. Entraînés sur une seconde côte, ils remontent une rivière, et hivernent sur le bord d’un lac. Dans ce lieu, au jour le plus court de l’année, le soleil reste huit heures sur l’horizon. Un marinier allemand, employé par les deux chefs, leur montre quelques vignes sauvages : Biorn et Leif laissent en partant à cette terre le nom de Vinland.

Dès lors le Vinland est fréquenté des Groënlandois : ils y font le commerce des pelleteries avec les sauvages. L’évêque Éric, en 1121, se rend du Groënland au Vinland pour prêcher l’Évangile aux naturels du pays.

Il n’est guère possible de méconnoître à ces détails quelque terre de l’Amérique du Nord vers les 49 degrés de latitude, puisqu’au jour le plus court de l’année, noté par les voyageurs, le soleil resta huit heures sur l’horizon. Au 49e degré de latitude on tomberoit à peu près à l’embouchure du Saint-Laurent. Ce 49e degré vous porte aussi sur la partie septentrionale de l’île de Terre-Neuve. Là coulent de petites rivières qui communiquent à des lacs fort multipliés dans l’intérieur de l’île.

On ne sait pas autre chose de Leif, de Biorn et d’Éric. La plus ancienne autorité pour les faits à eux relatifs est le recueil des Annales de l’Islande par Hauk, qui écrivoit en 1300, conséquemment trois cents ans après la découverte vraie ou supposée du Vinland.

Les frères Zeni, Vénitiens, entrés au service d’un chef des îles Feroer et Shetland, sont censés avoir visité de nouveau, vers l’an 1380, le Vinland des anciens Groënlandois : il existe une carte et un récit de leur voyage. La carte présente au midi de l’Islande et au nord-est de l’Ecosse, entre le 61e et le 65e degré de latitude nord, une île appelée Frislande ; à l’ouest de cette île et au sud du Groënland, à une distance d’à peu près quatre cents lieues, cette carte indique deux côtes sous le nom d’Estotiland et de Droceo. Des pêcheurs de Frislande jetés, dit le récit, sur l’Estotiland, y trouvèrent une ville bien bâtie et fort peuplée ; il y avoit dans cette ville un roi et un interprète qui parloit latin.

Les Frislandois naufragés furent envoyés par le roi d’Estotiland vers un pays situé au midi, lequel pays étoit nommé Droceo : des anthropophages les dévorèrent, un seul excepté. Celui-ci revint à Estotiland après avoir été longtemps esclave dans le Droceo, contrée qu’il représente comme étant d’une immense étendue, comme un nouveau monde.

IL faudroit voir dans l’Estotiland l’ancien Vinland des Norwégiens : ce Vinland seroit Terre-Neuve ; la ville d’Estotiland offriroit le reste de la colonie norwégienne, et la contrée de Droceo ou Drogeo deviendroit la Nouvelle-Angleterre.

Il est certain que le Groënland a été découvert vers le milieu du xe siècle ; il est certain que la pointe méridionale du Groënland est fort rapprochée de la côte du Labrador ; il est certain que les Esquimaux, placés entre les peuples de l’Europe et ceux de l’Amérique, paroissent tenir davantage des premiers que des seconds ; il est certain qu’ils auroient pu montrer aux premiers Norwégiens établis au Groenland la route du nouveau continent ; mais enfin trop de fables et d’incertitudes se mêlent aux aventures des Norwégiens et des frères Zeni pour qu’on puisse ravir à Colomb la gloire d’avoir abordé le premier aux terres américaines.

La carte de navigation des deux Zeni et la relation de leur voyage, exécuté en 1380, ne furent publiées qu’en 1558 par un descendant de Nicolo Zeno : or, en 1558 les prodiges de Colomb avoient éclaté : des jalousies nationales pouvoient porter quelques hommes à revendiquer un honneur qui certes étoit digne d’envie ; les Vénitiens réclamoient Estotiland pour Venise, comme les Norvégiens Vinland pour Berghen.

Plusieurs cartes du xive et du xve siècle présentent des découvertes faites ou à faire dans la grande mer, au sud-ouest et à l’ouest de l’Europe. Selon les historiens génois, Doria et Vivaldi mirent à la voile dans le dessein de se rendre aux Indes par l’occident, et ils ne revinrent plus. L’île de Madère se rencontre sur un portulan espagnol de 1384, sous le nom d’isola di Leguame. Les îles Açores paroissent aussi dès l’an 1380. Enfin, une carte tracée en 1436 par André Bianco, Vénitien, dessine à l’occident des îles Canaries une terre d’Antilla, et au nord de ces Antilles une autre île appelée isola de la Man Satanaxio.

On a voulu faire de ces îles les Antilles et Terre-Neuve ; mais l’on sait que Marc-Paul prolongeoit l’Asie au sud-est, et plaçoit devant elle un archipel qui, s’approchant de notre continent par l’ouest, devoit se trouver pour nous à peu près dans la position de l’Amérique. C’est en cherchant ces Antilles indiennes, ces Indes occidentales, que Colomb découvrit l’Amérique : une prodigieuse erreur enfanta une miraculeuse vérité.

Les Arabes ont eu quelque prétention à la découverte de l’Amérique : les frères Almagurins, de Lisbonne, pénétrèrent, dit-on, aux terres les plus reculées de l’occident. Un manuscrit arabe raconte une tentative infructueuse dans ces régions où tout étoit ciel et eau.

Ne disputons point à un grand homme l’œuvre de son génie. Qui pourroit dire ce que sentit Christophe Colomb, lorsque, ayant franchi l’Atlantique, lorsque, au milieu d’un équipage révolté, lorsque, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, il aperçut une petite lumière sur une terre inconnue que la nuit lui cachoit ! Le vol des oiseaux l’avoit guidé vers l’Amérique ; la lueur du foyer d’un sauvage lui découvrit un nouvel univers. Colomb dut éprouver quelque chose de ce sentiment que l’Écriture donne au Créateur, quand, après avoir tiré la terre du néant, il vit que son ouvrage étoit bon : Vidit Deus quod esset bonum. Colomb créoit un monde. On sait le reste : l’immortel Génois ne donna point son nom à l’Amérique ; il fut le premier Européen qui traversa chargé de chaînes cet océan dont il avoit le premier mesuré les flots. Lorsque la gloire est de cette nature qui sert aux hommes, elle est presque toujours punie.

Tandis que les Portugais côtoient les royaumes du Quitève, de Sédanda, de Mozambique, de Mélinde, qu’ils imposent des tributs à des rois mores, qu’ils pénètrent dans la mer Rouge, qu’ils achèvent le tour de l’Afrique, qu’ils visitent le golfe Persique et les deux presqu’îles de l’Inde, qu’ils sillonnent les mers de la Chine, qu’ils touchent à Canton, reconnoissent le Japon, les îles des Épiceries et jusqu’aux rives de la Nouvelle-Hollande, une foule de navigateurs suivent le chemin tracé par les voiles de Colomb, Cortès renverse l’empire du Mexique et Pizarre celui du Pérou. Ces conquérants marchoient de surprise en surprise, et n’étoient pas eux-mêmes la chose la moins étonnante de leurs aventures. Ils croyoient avoir exploré tous les abîmes, en atteignant les derniers flots de l’Atlantique, et du haut des montagnes Panama, ils aperçurent un second océan qui couvroit la moitié du globe. Nuguez Balboa descendit sur la grève, entra dans les vagues jusqu’à la ceinture, et, tirant son épée, prit possession de cette mer au nom du roi d’Espagne.

Les Portugais exploitoient alors les côtes de l’Inde et de la Chine : les compagnons de Vasco de Gama et de Christophe Colomb se saluoient des deux bords de la mer inconnue qui les séparoit : les uns avoient retrouvé un ancien monde, les autres découvert un monde nouveau ; des rivages de l’Amérique aux rivages de l’Asie, les chants du Camoëns répondoient aux chants d’Ercylla, à travers les solitudes de l’océan Pacifique.

Jean et Sébastien Cabot donnèrent à l’Angleterre l’Amérique septentrionale ; Corteréal releva la Terre-Neuve, donna le Labrador, remarqua l’entrée de la baie d’Hudson, qu’il appela le Détroit d’Anian, et par lequel on espéra trouver un passage aux Indes orientales. Jacques Cartier, Vorazani, Ponce de Léon, Walter Raleigh, Ferdinand de Soto, examinèrent et colonisèrent le Canada, l’Acadie, la Virginie, les Florides. En venant atterrir au Spitzberg, les Hollandois dépassèrent les limites fixées à la problématique Thulé ; Hudson et Baffin s’enfoncèrent dans les baies qui portent leurs noms.

Les îles du golfe Mexicain furent placées dans leurs positions mathématiques. Améric Vespuce avait fait la délinéation des côtes de la Guyane, de la Terre-Ferme et du Brésil ; Solis trouva Rio de la Plata ; Magellan, entrant dans le détroit nommé de lui, pénètre dans le grand Océan : il est tué aux Philippines. Son vaisseau arrive aux Indes par l’occident, revient en Europe par le cap de Bonne-Espérance, et achève ainsi le premier tour du monde. Le voyage avoit duré onze cent quatre-vingt-quatre jours ; on peut l’accomplir aujourd’hui dans l’espace de huit mois.

On croyoit encore que le détroit de Magellan étoit le seul déversoir qui donnât passage à l’océan Pacifique, et qu’au midi de ce détroit la terre américaine rejoignoit un continent austral : Francis Drake d’abord, et ensuite Shouten et Lemaire, doublèrent la pointe méridionale de l’Amérique. La géographie du globe fut alors fixée de ce côté : on sut que l’Amérique et l’Afrique, se terminant aux caps de Horn et de Bonne-Espérance, pendoient en pointes vers le pôle antarctique, sur une mer australe parsemée de quelques îles.

Dans le grand Océan, la Californie, son golfe et la mer Vermeille avoient été connus de Cortès ; Cabrillo remonta le long des côtes de la Nouvelle-Californie jusqu’au 43e degré de latitude nord ; Galli s’éleva au 57e degré. Au milieu de tant de périples réels, Maldonado, Juan de Fuca et l’amiral de Fonte placèrent leurs voyages chimériques. Ce fut Behring qui fixa au nord-ouest les limites de l’Amérique septentrionale, comme Lemaire avoit fixé au sud-est les bornes de l’Amérique méridionale. L’Amérique barre le chemin de l’Inde comme une longue digue entre deux mers.

Une cinquième partie du monde vers le pôle austral avoit été aperçue par les premiers navigateurs portugais : cette partie du monde est même dessinée assez correctement sur une carte du xvie siècle, conservée dans le muséum britannique : mais cette terre, longée de nouveau par les Hollandois, successeurs des Portugais aux Moluques, fut nommée par eux terre de Diemen. Elle reçut enfin le nom de Nouvelle-Hollande, lorsqu’en 1642 Abel Tasman en eut achevé le tour : Tasman, dans ce voyage, eut connoissance de la Nouvelle-Zélande.

Des intérêts de commerce et des guerres politiques ne laissèrent pas longtemps les Espagnols et les Portugais en jouissance paisible de leurs conquêtes. En vain le pape avoit tracé la fameuse ligne qui partageoit le monde entre les héritiers du génie de Gama et de Colomb. Le vaisseau de Magellan avoit prouvé physiquement aux plus incrédules que la terre étoit ronde et qu’il existoit des antipodes. La ligne droite du souverain pontife ne divisoit donc plus rien sur une surface circulaire, et se perdoit dans le ciel. Les prétentions et les droits furent bientôt mêlés et confondus.

Les Portugais s’établirent en Amérique et les Espagnols aux Indes ; les Anglois, les François, les Danois, les Hollandois accoururent au partage de la proie. On descendoit pêle-mêle sur tous les rivages : on plantoit un poteau, on arboroit un pavillon : on prenoit possession d’une mer, d’une île, d’un continent au nom d’un souverain de l’Europe, sans se demander si des peuples, des rois, des hommes policés ou sauvages n’étoient point les maîtres légitimes de ces lieux. Les missionnaires pensoient que le monde appartenoit à la Croix, dans ce sens que le Christ, conquérant pacifique, devoit soumettre toutes les nations à l’Évangile ; mais les aventuriers du xve et du xvie siècle prenoient la chose dans un sens plus matériel ; ils croyoiont sanctifier leur cupidité en déployant l’étendard du salut sur une terre idolâtre ; ce signe d’une puissance de charité et de paix devenoit celui de la persécution et de la discorde.

Les Européens s’attaquèrent de toutes parts : une poignée d’étrangers répandus sur des continents immenses sembloient manquer d’espace pour se placer. Non-seulement les hommes se disputoient ces terres et ces mers où ils espéroient trouver l’or, les diamants, les perles, ces contrées qui produisent l’ivoire, l’encens, l’aloès, le thé, le café, la soie, les riches étoffes, ces îles où croissent le cannellier, le muscadier, le poivrier, la canne à sucre, le palmier au sagou, mais ils s’égorgeoient encore pour un rocher stérile sous les glaces des deux pôles, ou pour un chétif établissement dans le coin d’un vaste désert. Ces guerres, qui n’ensanglantoient jadis que leur berceau, s’étendirent avec les colonies européennes à toute la surface du globe, enveloppèrent des peuples qui ignoroiont jusqu’au nom des pays et des rois auxquels on les immoloit. Un coup de canon tiré en Espagne, en Portugal, en France, en Hollande, en Angleterre, au fond de la Baltique, faisoit massacrer une tribu sauvage au Canada, précipitoit dans les fers une famille nègre de la côte de Guinée, ou renversoit un royaume dans l’Inde. Selon les divers traités de paix, des Chinois, des Indous, des Africains, des Américains, se trouvoient François, Anglois, Portugais, Espagnols, Hollandois, Danois : quelques parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique changeoient de maîtres selon la couleur d’un drapeau arrivé d’Europe. Les gouvernements de notre continent ne s’arrogeoient pas seuls cette suprématie : de simples compagnies de marchands, des bandes de flibustiers faisoient la guerre à leur profit, gouvernoient des royaumes tributaires, des îles fécondes, au moyen d’un comptoir, d’un agent de commerce ou d’un capitaine de forbans.

Les premières relations de tant de découvertes sont pour la plupart d’une naïveté charmante ; il s’y mêle beaucoup de fables, mais ces fables n’obscurcissent point la vérité. Les auteurs de ces relations sont trop crédules, sans doute, mais ils parlent en conscience ; chrétiens peu éclairés, souvent passionnés, mais sincères, s’ils vous trompent, c’est qu’ils se trompent eux-mêmes. Moines, marins, soldats, employés dans ces expéditions, tous vous disent leurs dangers et leurs aventures avec une piété et une chaleur qui se communiquent. Ces espèces de nouveaux croisés qui vont en quête de nouveaux mondes racontent ce qu’ils ont vu ou appris : sans s’en douter, ils excellent à peindre, parce qu’ils réfléchissent fidèlement l’image de l’objet placé sous leurs yeux. On sent dans leurs récits l’étonnement et l’admiration qu’ils éprouvent à la vue de ces mers virginales, de ces terres primitives qui se déploient devant eux, de cette nature qu’ombragent des arbres gigantesques, qu’arrosent des fleuves immenses, que peuplent des animaux inconnus, nature que Buffon a devinée dans sa description du Kamitchi, qu’il a, pour ainsi dire, chantée en parlant de ces oiseaux attachés au char du soleil sous la zone brûlante que bornent les tropiques, oiseaux qui volent sans cesse sous ce ciel enflammé, sans s’écarter des deux limites extrêmes de la route du grand astre.

Parmi les voyageurs qui écrivirent le journal de leurs courses, il faut compter quelques-uns des grands hommes de ces temps de prodiges. Nous avons les quatre Lettres de Cortès à Charles Quint ; nous avons une Lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle, datée des Indes occidentales, le 7 juillet 1503 ; M. de Navarette en publie une autre adressée au pape, dans laquelle le pilote génois promet au souverain pontife de lui donner le détail de ses découvertes et de laisser des commentaires comme César. Quel trésor si ces lettres et ces commentaires se retrouvoient dans la bibliothèque du Vatican ! Colomb étoit poëte aussi comme César ; il nous reste de lui des vers latins. Que cet homme fût inspiré du ciel, rien de plus naturel sans doute. Aussi Giustiniani, publiant un Psautier hébreu, grec, arabe et chaldéen, plaça en note la vie de Colomb sous le psaume Cœli enarrant gloriam Dei, comme une récente merveille qui racontoit la gloire de Dieu.

Il est probable que les Portugais en Afrique et les Espagnols en Amérique recueillirent des faits cachés alors par des gouvernements jaloux. Le nouvel état politique du Portugal et l’émancipation de l’Amérique espagnole favoriseront des recherches intéressantes. Déjà le jeune et infortuné voyageur Bowdich a publié la relation des découvertes des Portugais dans l’intérieur de l’Afrique, entre Angola et Mozambique, tirée des manuscrits originaux. On a maintenant un rapport secret et extrêmement curieux sur l’état du Pérou pendant le voyage de La Condamine. M. de Navarette donne la collection des voyages des Espagnols avec d’autres mémoires inédits concernant l’histoire de la navigation.

Enfin, en descendant vers notre âge, commencent ces vovages modernes où la civilisation laisse briller toutes ses ressources, la science tous ses moyens. Par terre, les Chardin, les Tavernier, les Bernier, les Tournefort, les Niébuhr, les Pallas, les Norden, les Shaw, les Hornemann, réunissent leurs beaux travaux à ceux des écrivains des Lettres édifiantes. La Grèce et l’Égypte voient des explorateurs qui pour découvrir un monde passé bravent des périls comme les marins qui cherchèrent un nouveau monde : Buonaparte et ses quarante mille voyageurs battent des mains aux ruines de Thèbes.

Sur la mer, Drake, Sarmiento, Candish, Sebald de Weert, Spilberg, Noort, Woodrogers, Dampier, Gemelli-Carreri, La Barbinais, Byron, Wallis, Anson, Bougainville, Cook, Carteret, La Pérouse, Entrecasteaux, Vancouver, Freycinet, Duperré, ne laissent plus un écueil inconnu[5].

L’océan Pacifique cessant d’être une immense solitude, devient un riant archipel, qui rappelle la beauté et les enchantements de la Grèce.

L’Inde, si mystérieuse, n’a plus de secrets ; ses trois langues sacrées sont divulguées, ses livres les plus cachés sont traduits : on s’est initié aux croyances philosophiques qui partagèrent les opinions de cette vieille terre ; la succession des patriarches de Bouddhah est aussi connue que la généalogie de nos familles. La société de Calcutta publie régulièrement les nouvelles scientifiques de l’Inde ; on lit le sanscrit, on parle le chinois, le javanois, le tartare, le turc, l’arabe, le persan, à Paris, à Bologne, à Rome, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Copenhague, à Stockholm, à Londres. On a retrouvé jusqu’à la langue des morts, jusqu’à cette langue perdue avec la race qui l’avoit inventée ; l’obélisque du désert a présenté ses caractères mystérieux, et on les a déchiffrés ; les momies ont déployé leurs passeports de la tombe, et on les a lus. La parole a été rendue à la pensée muette, qu’aucun homme vivant ne pouvoit plus exprimer.

Les sources du Gange ont été recherchées par Webb, Râper, Hearsay et Hodgson ; Moorcroft a pénétré dans le petit Thibet : les pics d’Hymalaya sont mesurés. Citer avec le major Renell mille voyageurs à qui la science est à jamais redevable, c’est chose impossible.

En Afrique, le sacrifice de Mungo-Park a été suivi de plusieurs autres sacrifices : Bowdich, Toole, Belzoni, Beaufort, Peddie, Woodney, ont péri : néanmoins ce continent redoutable finira par être traversé.

Dans le cinquième continent, les montagnes Bleues sont passées : on pénètre peu à peu cette singulière partie du monde où les fleuves semblent couler à contre-sens, de la mer à l’intérieur, où les animaux ressemblent peu à ceux qu’on a connus, où les cygnes sont noirs, où le kangourou s’élance comme une sauterelle, où la nature, ébauchée ainsi que Lucrèce l’a décrite au bord du Nil, nourrit une espèce de monstre, un animal qui tient de l’oiseau, du poisson et du serpent, qui nage sous l’eau, pond un œuf et frappe d’un aiguillon mortel.

En Amérique, l’illustre Humboldt a tout peint et tout dit.

Le résultat de tant d’efforts, les connoissances positives acquises sur tant de lieux, le mouvement de la politique, le renouvellement des générations, le progrès de la civilisation, ont changé le tableau primitif du globe.

Les villes de l’Inde mêlent à présent à l’architecture des Brames des palais italiens et des monuments gothiques ; les élégantes voitures de Londres se croisent avec les palanquins et les caravanes sur les chemins du Tigre et de l’Éléphant. De grands vaisseaux remontent le Gange et l’Indus : Calcutta, Bombay, Bénarès, ont des spectacles, des soirées savantes, des imprimeries. Le pays des Mille et une Nuits, le royaume de Cachemire, l’empire du Mogol, les mines de diamants de Golconde, les mers qu’enrichissent les perles orientales, cent vingt millions d’hommes que Bacchus, Sésostris, Darius, Alexandre, Tamerlan, Gengis-Kan, avoient conquis, ou voulu conquérir, ont pour propriétaires et pour maîtres une douzaine de marchands anglois dont on ne sait pas le nom, et qui demeurent à quatre mille lieues de l’Indostan, dans une rue obscure de la cité de Londres. Ces marchands s’embarrassent très-peu de cette vieille Chine, voisine de leurs cent vingt millions de vassaux : lord Hastings leur a proposé d’en faire la conquête avec vingt mille hommes. Mais quoi ! le thé baisseroit de prix sur les bords de la Tamise ! Voilà ce qui sauve l’empire de Tobi, fondé deux mille six cent trente-sept ans avant l’ère chrétienne[6], de ce Tobi contemporain de Réhu, trisaïeul d’Abraham.

En Afrique, un monde européen commence au cap de Bonne-Espérance. Le révérend John Campbell, parti de ce cap, a pénétré dans l’Afrique australe jusqu’à la distance de onze mille milles ; il a trouvé des cités très-peuplées (Machéou, Kurréchane), des terres bien cultivées et des fonderies de fer. Au nord de l’Afrique, le royaume de Bornou et le Soudan, proprement dit, ont offert à MM. Clapperton et Denham trente-six villes plus ou moins considérables, une civilisation avancée, une cavalerie nègre, armée comme les anciens chevaliers.

L’ancienne capitale d’un royaume nègre mahométan présentoit des ruines de palais, retraite des éléphants, des lions, des serpents et des autruches.

On peut apprendre à tout moment que le major Laing est entré dans ce Tombouctou si connu et si ignoré. D’autres Anglois, attaquant l’Afrique par la côte de Bénin, vont rejoindre ou ont rejoint, en remontant les fleuves, leurs courageux compatriotes arrivés par la Méditerranée. Le Nil et le Niger nous auront bientôt découvert leurs sources et leurs cours. Dans ces régions brûlantes, le lac Stad rafraîchit l’air ; dans ces déserts de sable, sous cette zone torride, l’eau gèle au fond des outres, et un voyageur célèbre, le docteur Oudney, est mort de la rigueur du froid.

Au pôle antarctique, le capitaine Smith a découvert la Nouvelle-Shetland ; c’est tout ce qui reste de la fameuse terre australe de Ptolémée. Les baleines sont innombrables et d’une énorme grosseur dans ces parages ; une d’entre elles attaqua le navire américain l’Essex en 1820, et le coula à fond.

La Grande Océanique n’est plus un morne désert ; des malfaiteurs anglois, mêlés à des colons volontaires, ont bâti des villes dans ce monde ouvert le dernier aux hommes. La terre a été creusée ; on y a trouvé le fer, la houille, le sel, l’ardoise, la chaux, la plombagine, l’argile à potier, l’alun, tout ce qui est utile à l’établissement d’une société. La Nouvelle-Galles du Sud a pour capitale Sidney, dans le port Jackson. Paramatta est situé au fond du havre ; la ville de Windsor prospère au confluent du South-Creek et du Hawkesbury. Le gros village de Liverpool a rendu féconds les bords de Georges-River qui se décharge dans la baie Botanique (Botany-Bay), située à quatorze milles au sud du port Jackson.

L’île Van-Diemen est aussi peuplée ; elle a des ports superbes, des montagnes entières de fer ; sa capitale se nomme Hobart.

Selon la nature de leurs crimes, les déportés à la Nouvelle-Hollande sont ou détenus en prison, ou occupés à des travaux publics, ou fixés sur des concessions de terre. Ceux dont les mœurs se réforment deviennent libres ou restent dans la colonie, avec des billets de permission.

La colonie a déjà des revenus : les taxes montoient en 1819 à 21,179 livres sterling, et servoient à diminuer d’un quart les dépenses du gouvernement.

La Nouvelle-Hollande a des imprimeries, des journaux politiques et littéraires, des écoles publiques, des théâtres, des courses de chevaux, des grands chemins, des ponts de pierre, des édifices religieux et civils, des machines à vapeur, des manufactures de drap, de chapeaux et de faïence ; on y construit des vaisseaux. Les fruits de tous les climats, depuis l’ananas jusqu’à la pomme, depuis l’olive jusqu’au raisin, prospèrent dans cette terre, qui fut de malédiction. Les moutons, croisés de moutons anglois et de moutons du cap de Bonne-Espérance, les purs mérinos surtout, y sont devenus d’une rare beauté.

L’Océanique porte ses blés aux marchés du Cap, ses cuirs aux Indes, ses viandes salées à l’Île-de-France. Ce pays, qui n’envoyoit en Europe il y a une vingtaine d’années que des kangourous et quelques plantes, expose aujourd’hui ses laines de mérinos aux marchés de Liverpool, en Angleterre ; elles s’y sont vendues jusqu’à onze sous six deniers la livre, ce qui surpassoit de quatre sous le prix donné pour les plus fines laines d’Espagne aux mêmes marchés.

Dans la mer Pacifique, même révolution. Les îles Sandwich forment un royaume civilisé par Taméama. Ce royaume a une marine composée d’une vingtaine de goélettes et de quelques frégates. Des matelots anglois déserteurs sont devenus des princes : ils ont élevé des citadelles, que défend une bonne artillerie ; ils entretiennent un commerce actif, d’un côté avec l’Amérique, de l’autre avec l’Asie. La mort de Taméama a rendu la puissance aux petits seigneurs féodaux des îles Sandwich, mais n’a point détruit les germes de la civilisation. On a vu dernièrement à l’Opéra de Londres un roi et une reine de ces insulaires qui avoient mangé le capitaine Cook, tout en adorant ses os dans le temple consacré au dieu Rono. Ce roi et cette reine ont succombé à l’influence du climat humide de l’Angleterre ; et c’est lord Byron, héritier de la pairie du grand poëte, mort à Missolonghi, qui a été chargé de transporter aux îles Sandwich les cercueils de la reine et du roi décédés : voilà, je pense, assez de contrastes et de souvenirs.

Otaïti a perdu ses danses, ses chœurs, ses mœurs voluptueuses. Les belles habitantes de la nouvelle Cythère, trop vantées peut-être par Bougainville, sont aujourd’hui, sous leurs arbres à pain et leurs élégants palmiers, des puritaines qui vont au prêche, lisent l’Écriture avec des missionnaires méthodistes, controversent du matin au soir, et expient dans un grand ennui la trop grande gaieté de leurs mères. On imprime à Otaïti des Bibles et des ouvrages ascétiques.

Un roi de l’île, le roi Pomario, s’est fait législateur : il a publié un code de lois criminelles en dix-neuf titres, et nommé quatre cents juges pour faire exécuter ces lois : le meurtre seul est puni de mort. La calomnie au premier degré porte sa peine : le calomniateur est obligé de construire de ses propres mains une grande route de deux à quatre milles de long et de douze pieds de large. « La route doit être bombée, dit l’ordonnance royale, afin que les eaux de pluie s’écoulent des deux côtés. » Si une pareille loi existoit en France, nous aurions les plus beaux chemins de l’Europe.

Les sauvages de ces îles enchantées, qu’admirèrent Juan Fernandès, Anson, Dampier, et tant d’autres navigateurs, se sont transformés en matelots anglois. Un avis de la Gazette de Sidney, dans la Nouvelle-Galles, annonce qire les insulaires d’Otaïti et de la Nouvelle-Zélande, Roni, Paoutou, Popoti, Tiapoa, Moaï, Topa, Ficou, Aiyong et Haouho, vont partir du port Jackson dans des navires de la colonie.

Enfin, parmi ces glaces de notre pôle, d’où sortirent avec tant de peine et de dangers Gmelin, Ellis, Frédéric Martens, Philipp, Davis, Gilbert, Hudson, Thomas Button, Baffin, Fox, James, Munk, Jacob May, Owin, Koscheley ; parmi ces glaces où d’infortunés Hollandois, demi-morts de froid et de faim, passèrent l’hiver au fond d’une caverne qu’assiégeoient les ours ; dans ces mêmes régions polaires, au milieu d’une nuit de plusieurs mois, le capitaine Parry, ses officiers et son équipage, pleins de santé, chaudement enfermés dans leur vaisseau, ayant des vivres en abondance, jouoient la comédie, exécutoient des danses et représentoient des mascarades : tant la civilisation perfectionnée a rendu la navigation sûre, a diminué les périls de toutes espèces, a donné à l’homme les moyens de braver l’intempérie des climats !

Dans le voyage même qui vient à la suite de cette préface, je parlerai des changements arrivés en Amérique. Je remarquerai seulement ici les résultats différents qu’ont eus pour le monde les découvertes de Colomb et celles de Gama.

L’espèce humaine n’a retiré que peu de bonheur des travaux du navigateur portugais. Les sciences, sans doute, ont gagné à ces travaux ; des erreurs de géographie et de physique ont été détruites ; les pensées de l’homme se sont agrandies à mesure que la terre s’est étendue devant lui ; il a pu comparer davantage en visitant plus de peuples ; il a pris plus de considération pour lui-même en voyant ce qu’il pouvoit faire ; il a senti que l’espèce humaine croissoit ; que les générations passées étoient mortes enfants : ces connoissances, ces pensées, cette expérience, cette estime de soi, sont entrées comme éléments généraux dans la civilisation ; mais aucune amélioration politique ne s’est opérée dans les vastes régions où Gama vint plier ses voiles ; les Indiens n’ont fait que changer de maîtres. La consommation des denrées de leur pays, diminuée en Europe par l’inconstance des goûts et des modes, n’est plus même un objet de lucre : on ne courroit pas maintenant au bout du monde pour chercher ou pour s’emparer d’une île qui porteroit le muscadier. Les productions de l’Inde ont été d’ailleurs ou imitées ou naturalisées dans d’autres parties du globe. En tout, les découvertes de Gama sont une magnifique aventure, mais elles ne sont que cela ; elles ont eu peut-être l’inconvénient d’augmenter la prépondérance d’un peuple de manière à devenir dangereuse à l’indépendance des autres peuples.

Les découvertes de Colomb, par leurs conséquences, qui se développent aujourd’hui, ont été une véritable révolution, autant pour le monde moral que pour le monde physique : c’est ce que j’aurai l’occasion de développer dans la conclusion de mon Voyage. N’oublions pas toutefois que le continent retrouvé par Gama n’a pas demandé l’esclavage d’une autre partie de la terre, et que l’Afrique doit ses chaînes à cette Amérique si libre aujourd’hui. Nous pouvons admirer la route que traça Colomb sur le gouffre de l’Océan ; mais pour les pauvres nègres c’est le chemin qu’au dire de Milton la Mort et le Mal construisirent sur l’abîme.

Il ne me reste plus qu’à mentionner les recherches au moyen desquelles a été complétée dernièrement l’histoire géographique de l’Amérique septentrionale.

On ignoroit encore si ce continent s’étendoit sous le pôle en rejoignant le Groënland ou des terres arctiques, ou s’il se terminoit à quelque terre contiguë à la baie d’Hudson et au détroit de Behring.

En 1772 Hearn avoit découvert la mer à l’embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre ; Mackensie l’avait vue en 1789 à l’embouchure du fleuve qui porte son nom. Le capitaine Ross et ensuite le capitaine Parry furent envoyés, l’un en 1818, l’autre en 1819, explorer de nouveau ces régions glacées. Le capitaine Parry pénétra dans le détroit de Lancastre, passa vraisemblablement sur le pôle magnétique, et hiverna au mouillage de l’île Melville.

En 1821 il fit la reconnaissance de la baie d’Hudson, et retrouva Repulsebay. Guidé par le récit des Esquimaux, il se présenta au goulet d’un détroit qu’obstruoient les glaces, et qu’il appela le détroit de La Fury et de L’Hécla, du nom des vaisseaux qu’il montoit : là il aperçut le dernier cap au nord-est de l’Amérique.

Le capitaine Francklin, dépêché en Amérique pour seconder par terre les efforts du capitaine Perry, descendit de la rivière de la Mine de Cuivre, entra dans la mer polaire, et s’avança à l’est jusqu’au golfe du Couronnement de Georges IV, à peu près dans la direction et à la hauteur de Repulsebay.

En 1825, dans une seconde expédition, le capitaine Francklin descendit le Mackensie, vit la mer Arctique, revint hiverner sur le lac de l’Ours, et redescendit le Mackensie en 1826. À l’embouchure de ce fleuve l’expédition angloise se partagea : une moitié, pourvue de deux canots, alla retrouver à l’est la rivière de la Mine de Cuivre ; l’autre, sous les ordres de Francklin lui-même, et pareillement munie de deux canots, se dirigea vers l’ouest.

Le 9 juillet, le capitaine fut arrêté par les glaces : le 4 août il recommença à naviguer. Il ne pouvoit guère avancer plus d’un mille par jour ; la côte étoit si plate, l’eau si peu profonde, qu’on put rarement descendre à terre. Des brumes épaisses et des coups de vent mettoient de nouveaux obstacles aux progrès de l’expédition.

Elle arriva cependant le 18 août au 150e méridien et au 70e degré 30 minutes nord. Le capitaine Francklin avoit ainsi parcouru plus de la moitié de la distance qui sépare l’embouchure du Mackenzie du cap de Glace, au-dessus du détroit de Behring : l’intrépide voyageur ne manquoit point de vivres, ses canots n’avoient souffert aucune avarie ; les matelots jouissoient d’une bonne santé ; la mer était ouverte ; mais les instructions de l’amirauté étoient précises ; elles défendoient au capitaine de prolonger ses recherches s’il ne pouvoit atteindre la baie de Kotzebue avant le commencement de la mauvaise saison. Il fut donc obligé de revenir à la rivière de Mackensie, et le 21 septembre il rentra dans le lac de l’Ours, où il retrouva l’autre partie de l’expédition.

Celle-ci avoit achevé son exploration des rivages, depuis l’embouchure du Mackensie jusqu’à celle de la rivière de la Mine de Cuivre ; elle avoit même prolongé sa navigation jusqu’au golfe du Couronnement de Georges IV, et remonté vers l’est jusqu’au 118e méridien : partout s’étoient présentés de bons ports et une côte plus abordable que la côte relevée par le capitaine Francklin.

Le capitaine russe Otto Kotzebue découvrit en 1816, au nord-est du détroit de Behring, une passe ou entrée qui porte aujourd’hui son nom ; c’est dans cette passe que le capitaine anglois Beechey étoit allé sur une frégate attendre, au nord-est de l’Amérique, le capitaine Francklin, qui venoit vers lui du nord-ouest. La navigation du capitaine Beechey s’étoit heureusement accomplie : arrivé en 1826 au lieu et au temps du rendez-vous, les glaces n’avoient arrêté son grand vaisseau qu’au 72e degré 30 minutes de latitude nord. Obligé alors d’ancrer sous une côte, il remarquoit tous les jours des baïdars (nom russe des embarcations indiennes dans ces parages) qui passoient et repassoient par des ouvertures entre la glace et la terre ; il croyoit voir à chaque instant arriver ainsi le capitaine Francklin.

Nous avons dit que celui-ci avoit atteint dès le 18 août 1826 le 150e méridien de Greenwich et le 70e degré 30 minutes de latitude nord : il n’étoit donc éloigné du cap de Glace que de 10 degrés en longitude ; degrés qui dans cette latitude élevée ne donnent guère plus de quatre-vingt-une lieues. Le cap de Glace est éloigné d’une soixantaine de lieues de la passe de Kotzebue : il est probable que le capitaine Francklin n’auroit pas même été obligé de doubler ce cap, et qu’il eût trouvé quelque chenal en communication immédiate avec les eaux de l’entrée de Kotzebue : dans tous les cas, il n’avoit plus que cent vingt-cinq lieues à faire pour rencontrer la frégate du capitaine Beechey !

C’est à la fin du mois d’août, et pendant le mois de septembre, que les mers polaires sont le moins encombrées de glaces. Le capitaine Beechey ne quitta la passe de Kotzebue que le 14 octobre : ainsi le capitaine Francklin auroit eu près de deux mois, du 18 août au 14 octobre, pour faire cent vingt-cinq lieues, dans la meilleure saison de l’année. On ne sauroit trop déplorer l’obstacle que des instructions, d’ailléwrs fort humaines, ont mis à la marche du capitaine Francklin. Quels transports de joie mêlée d’un juste orgueil n’auroient point fait éclater les marins anglois en achevant la découverte du passage du nord-ouest, en se rencontrant au milieu des glaces, en s’embrassant dans des mers non encore sillonnées par des vaisseaux, à cette extrémité jusque alors inconnue du Nouveau Monde ! Quoi qu’il en soit, on peut regarder le problème géographique comme résolu ; le passage du nord-ouest existe, la configuration extérieure de l’Amérique est tracée.

Le continent de l’Amérique se termine au nord-ouest, dans la baie d’Hudson, par une péninsule appelée Melville, dont la dernière pointe, ou le dernier cap, se place au 69e degré 48 minutes de latitude nord, et au 82e degré 50 minutes de longitude ouest de Greenwich. Là se creuse un détroit entre ce cap et la terre de Cockburn, lequel détroit, nommé le détroit de La Fury et de L’Hécla, ne présenta au capitaine Parry qu’une masse solide de glace.

La péninsule nord-ouest s’attache au continent vers la baie de Repulse, elle ne peut pas être très-large à sa racine, puisque le golfe du Couronnement de Georges IV, découvert par le capitaine Francklin dans son premier voyage, descend au sud jusqu’au 66e degré et demi, et que son extrémité méridionale n’est éloignée que de soixante-sept lieues de la partie la plus occidentale de la baie Wager. Le capitaine Lyon fut renvoyé à la baie de Repulse, afin de passer par terre du fond de cette baie au golfe du Couronnement de Georges IV. Les glaces, les courants et les tempêtes arrêtèrent le vaisseau de cet aventureux marin.

Maintenant, poursuivant notre investigation, et nous plaçant de l’autre côté de la péninsule Melville, dans ce golfe du Couronnement de Georges IV, nous trouvons l’embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre à 67 degrés 42 minutes 35 secondes de latitude nord, et à 115 degrés 49 minutes 33 secondes de longitude ouest de Greenwich. Hearn avoit indiqué cette embouchure quatre degrés et un quart plus au nord en latitude, et quatre degrés et un quart plus à l’ouest en longitude.

De l’embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre, naviguant vers l’embouchure du Mackenzie, on remonte le long de la côte jusqu’au 70e degré 37 minutes de latitude nord, on double un cap, et l’on redescend à l’embouchure orientale du Mackenzie par les 69 degrés 29 minutes. De là, la côte se porte à l’ouest vers le détroit de Behring, en s’élevant jusqu’au 70e degré 30 minutes de latitude nord, sous le 150e méridien de Greenwich, point où le capitaine Francklin s’est arrêté le 18 août 1826. Il n’étoit plus alors, comme je l’ai dit, qu’à 10 degrés de longitude ouest du cap de Glace : ce cap est à peu près par les 71 degrés de latitude.

En relevant maintenant les divers points, nous trouvons :

Le dernier cap nord-ouest du continent de l’Amérique septentrionale au 69e degré 48 minutes de latitude nord, et au 82e degré 50 minutes de longitude ouest de Greenwich ; le cap Turnagain, dans le golfe du Couronnement de Georges IV, au 68e degré 30 minutes de latitude nord ; l’embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre, au 60e degré 49 minutes 35 secondes de latitude nord, et au 115e degré 49 minutes 33 secondes de longitude ouest de Greenwich ; un cap sur la côte entre la rivière de la Mine de Cuivre et le Mackenzie, au 70e degré 37 minutes de latitude nord, et au 120e degré 52 minutes de longitude ouest de Greenwich ; l’embouchure de Mackenzie, au 69e degré 29 minutes de latitude, et au 133e degré 24 minutes de longitude : le point où s’est arrêté le capitaine Francklin, au 70e degré 30 minutes de latitude nord et au 150e méridien à l’ouest de Greenwich ; enfin le cap de Glace, 10 degrés de longitude plus à l’ouest, au 71e degré de latitude nord.

Ainsi, depuis le dernier cap nord-ouest de l’Amérique septentrionale, dans le détroit de L’Hécla et de La Fury, jusqu’au cap de Glace, au-dessus du détroit de Behring, la mer forme un golfe large, mais assez peu profond, qui se termine à la côte nord-ouest de l’Amérique ; cette côte court est et ouest, offrant dans le golfe général trois ou quatre baies principales, dont les pointes ou promontoires approchent de la latitude où sont placés le dernier cap nord-ouest de l’Amérique, au détroit de La Fury et de L’Hécla, et le cap de Glace, au-dessus du détroit de Behring.

Devant ce golfe gisent, entre le 70e et le 75e degrés de latitude, toutes les découvertes résultantes de trois voyages du capitaine Parry, l’île présumée de Cockburn, les délinéations du détroit du Prince régent, les îles du Prince Léopold, de Bathurst, de Melville, la terre de Banks. Il ne s’agit plus que de trouver entre ces sols disjoints un passage libre à la mer qui baigne la côte nord-ouest de l’Amérique, et qui seroit peut-être navigable dans la saison opportune, pour des vaisseaux baleiniers.

M. Macleod a raconté à M. Douglas, aux grandes chutes de la Colombia, qu’il existe un fleuve coulant parallèlement au fleuve Mackenzie, et se jetant dans la mer près le cap de Glace. Au nord de ce cap est une île où des vaisseaux russes viennent faire des échanges avec les naturels du pays. M. Macleod a visité lui-même la mer polaire, et passé, dans l’espace de onze mois, de l’océan Pacifique à la baie d’Hudson. Il déclare que la mer est libre dans la mer polaire après le mois de juillet.

Tel est l’état actuel des choses à l’extérieur de l’Amérique septentrionale, relativement à ce fameux passage que je m’étois mis en tête de chercher, et qui fut la première cause de mon excursion d’outre-mer. Voyons ce qu’ont fait les derniers voyageurs dans l’intérieur de cette même Amérique.

Au nord-ouest, tout est découvert dans ces déserts glacés et sans arbres qui enveloppent le lac de l’Esclave et celui de l’Ours[7]. Mackensie partit le 3 juin 1789 du fort Chipiouyan, sur le lac des Montagnes, qui communique à celui de l’Esclave par un courant d’eau : le lac de l’Esclave voit naître le fleuve qui se jette dans la mer du pôle, et qu’on appelle maintenant le fleuve Mackenzie.

Le 10 octobre 1792 Mackenzie partit une seconde fois du fort Chipiouyan : dirigeant sa course à l’ouest, il traversa le lac des Montagnes, et remonta la rivière Oungigah, ou rivière de la Paix, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses. Les missionnaires françois avoient déjà connu ces montagnes sous le nom de montagnes des Pierres brillantes. Mackenzie franchit ces montagnes, rencontra un grand fleuve, le Tacoutché-Tessé, qu’il prit mal à propos pour la Colombia : il n’en suivit point le cours, et se rendit à l’océan Pacifique par une autre rivière, qu’il nomma la rivière du Saumon.

Il trouva des traces multipliées du capitaine Vancouver ; il observa la latitude à 52 degrés 21 minutes 33 secondes, et il écrivit avec du vermillon sur un rocher : « Alexandre Mackenzie est venu du Canada ici par terre, le 22 juillet 1793. » À cette époque que faisions-nous en Europe ?

Par un petit mouvement de jalousie nationale dont ils ne se rendent pas compte, les voyageurs américains parlent peu du second itinéraire de Mackenzie ; itinéraire qui prouve que cet Anglois a eu l’honneur de traverser le premier le continent de l’Amérique septentrionale depuis la mer Atlantique jusqu’au grand Océan.

Le 7 mai 1792 le capitaine américain Robert Gray aperçut à la côte nord-ouest de l’Amérique septentrionale l’embouchure d’un fleuve sous le 46e degré 49 minutes de latitude nord et le 126e degré 14 minutes 15 secondes de longitude ouest, méridien de Paris. Robert Gray entra dans ce fleuve le 11 du même mois, et il l’appela la Colombia : c’étoit le nom du vaisseau qu’il commandoit.

Vancouver arriva au même lieu le 19 octobre de la même année : Broughton, avec la conserve de Vancouver, passa la barre de la Colombia et remonta le fleuve quatre-vingt-quatre milles au-dessus de cette barre.

Les capitaines Lewis et Clarke, arrivés par le Missouri, descendirent des montagnes Rocheuses, et bâtirent en 1805, à l’entrée de la Colombia, un fort, qui fut abandonné à leur départ.

En 1811 les Américains élevèrent un autre fort, sur la rive gauche du même fleuve : ce fort prit le nom d’Astoria, du nom de M. J.-J. Astor, négociant de New-York et directeur de la compagnie des pelleteries à l’océan Pacifique.

En 1810 une troupe d’associés de la compagnie se réunit à Saint-Louis du Mississipi, et fit une nouvelle course à la Colombia, à travers les montagnes Rocheuses : plus tard, en 1812, quelques-uns de ces associés, conduits par M. R. Stuart, revinrent de la Colombia à Saint-Louis. Tout est donc connu de ce côté. Les grands affluents du Missouri, la rivière des Osages, la rivière de la Roche-Jaune, aussi puissante que l’Ohio, ont été remontés : les établissements américains communiquent par ces fleuves au nord-ouest avec les tribus indiennes les plus reculées, au sud-est avec les habitants du Nouveau-Mexique.

En 1820 M. Cass, gouverneur du territoire du Michigan, partit de la ville du Détroit, bâtie sur le canal qui joint le lac Érié au lac Saint-Clair, suivit la grande chaîne des lacs, et rechercha les sources du Mississipi ; M. Schoolcraft rédigea le journal de ce voyage, plein de faits et d’instruction. L’expédition entra dans le Mississipi par la rivière du Lac-de-Sable : le fleuve en cet endroit étoit large de deux cents pieds. Les voyageurs le remontèrent, et franchirent quarante-trois rapides : le Mississipi alloit toujours se rétrécissant, et au saut de Peckagoma il n’avoit plus que quatre-vingts pieds de largeur. « L’aspect du pays change, dit M. Schoolcraft : la forêt qui ombrageoit les bords du fleuve disparoît ; il décrit de nombreuses sinuosités dans une prairie large de trois milles, où s’élèvent des herbes très-hautes, de la folle-avoine et des joncs, et bordée de collines de hauteur médiocre et sablonneuses, où croissent quelques pins jaunes. Nous avons navigué longtemps sans avancer beaucoup ; il sembloit que nous fussions arrivés au niveau supérieur des eaux : le courant du fleuve n’étoit que d’un mille par heure. Nous n’apercevions que le ciel et les herbes au milieu desquelles nos canots se frayoient un passage ; elles cachoient tous les objets éloignés. Les oiseaux aquatiques étoient extrêmement nombreux, mais il n’y avoit pas de pluviers. »

L’expédition traversa le petit et le grand lac Ouinnipec : cinquante milles plus haut, elle s’arrêta dans le lac supérieur du Cèdre-Rouge, auquel elle imposa le nom de Cassina, en l’honneur de M. Cass.

C’est là que se trouve la principale source du Mississipi : le lac a dix-huit milles de long sur six de large. Son eau est transparente et ses bords sont ombragés d’ormes, d’érables et de pins. M. Pike, autre voyageur qui place une des principales sources du Mississipi au lac de la Sangsue, met le lac Cassina au 47e degré 42 minutes 40 secondes de latitude nord.

La rivière La Biche sort du lac du même nom, et entre dans le lac Cassina. « En estimant à soixante milles, dit M. Schoolcraft, la distance du lac Cassina au lac La Biche, source du Mississipi la plus éloignée, on aura pour la longueur totale du cours de ce fleuve trois mille trente-huit milles. L’année précédente je l’avois descendu (le Mississipi) depuis Saint-Louis dans un bateau à vapeur, et le 10 juillet j’avois passé son embouchure pour aller à New-York. Ainsi, un peu plus d’un an après, je me trouvois près de sa source assis dans un canot indien. »

M. Schoolcraft fait observer qu’à peu de distance du lac La Biche les eaux coulent au nord dans la rivière Rouge, qui descend à la baie d’Hudson.

Trois ans plus tard, en 1823, M. Beltrami a parcouru les mêmes régions. Il porte les sources septentrionales du Mississipi à cent milles au-dessus du lac Cassina ou du Cèdre-Rouge. M. Beltrami affirme qu’avant lui aucun voyageur n’a passé au delà du lac du Cèdre-Rouge. Il décrit ainsi sa découverte des sources du Mississipi :

« Nous nous trouvons sur les plus hautes terres de l’Amérique septentrionale… Cependant tout y est plaine, et la colline où je suis n’est pour ainsi dire qu’une éminence formée au milieu pour servir d’observatoire.

« En promenant ses regards autour de soi, on voit les eaux couler au sud vers le golfe du Mexique ; au nord, vers la mer Glaciale ; à l’est, vers l’Atlantique, et à l’ouest se diriger vers la mer Pacifique.

« Un grand plateau couronne cette suprême élévation ; et, ce qui étonne davantage, un lac jaillit au milieu.

« Comment s’est-il formé, ce lac ? d’où viennent ces eaux ? C’est au grand architecte de l’univers qu’il faut le demander… Ce lac n’a aucune issue, et mon œil, qui est assez perçant, n’a pu découvrir, dans aucun lointain de l’horizon le plus clair, aucune terre qui s’élève au-dessus de son niveau ; toutes sont au contraire beaucoup inférieures…

« Vous avez vu les sources de la rivière que j’ai remontée jusqu’ici (la rivière Rouge) : elles sont précisément au pied de la colline, et filtrent en ligne directe du bord septentrional du lac ; elles sont les sources de la rivière Rouge ou Sanglante. De l’autre côté, vers le sud, d’autres sources forment un joli petit bassin d’environ quatre-vingts pas de circonférence ; ces eaux filtrent aussi du lac, et ces sources… ce sont les sources du Mississipi.

« Ce lac a trois milles de tour environ ; il est fait en forme de cœur, et il parle à l’âme ; la mienne en a été émue : il étoit juste de le tirer du silence où la géographie, après tant d’expéditions, le laissoit encore, et de le faire connoître au monde d’une manière distinguée. Je lui ai donné le nom de cette dame respectable dont la vie, comme il a été dit par son illustre amie, madame la comtesse d’Albani, a été un cours de morale en action, la mort, une calamité pour tous ceux qui avoient le bonheur de la connoître… J’ai appelé ce lac le lac Julie ; et les sources des deux fleuves, les sources Juliennes de la rivière Sanglante, les sources Juliennes du Mississipi.

« J’ai cru voir l’ombre de Colombo, d’Amorico Vespucci, des Cabotto, de Verazani, etc., assister avec joie à cette grande cérémonie, et se féliciter qu’un de leurs compatriotes vînt réveiller par de nouvelles découvertes le souvenir des services qu’ils ont rendus au monde entier par leurs talents, leurs exploits et leurs vertus. »

C’est un étranger qui écrit en françois : on reconnoîtra facilement le goût, les traits, le caractère et le juste orgueil du génie italien.

La vérité est que le plateau où le Mississipi prend sa source est une terre unie, mais culminante, dont les versants envoient les eaux au nord, à l’est, au midi et à l’ouest ; que sur ce plateau sont creusés une multitude de lacs ; que ces lacs répandent des rivières qui coulent à tous les rumbs de vent. Le sol de ce plateau supérieur est mouvant comme s’il flottoit sur des abîmes. Dans la saison des pluies, les rivières et les lacs débordent : on diroit d’une mer, si cette mer ne portoit des forêts de folle-avoine de vingt et trente pieds de hauteur. Les canots, perdus dans ce double océan d’eau et d’herbes, ne se peuvent diriger qu’à l’aide des étoiles ou de la boussole. Quand des tempêtes surviennent, les moissons fluviales plient, se renversent sur les embarcations, et des millions de canards, de sarcelles, de morelles, de hérons, de bécassines s’envolent en formant un nuage au-dessus de la tête des voyageurs.

Les eaux débordées restent pendant quelques jours incertaines de leur penchant ; peu à peu elles se partagent. Une pirogue est doucement entraînée vers les mers polaires, les mers du midi, les grands lacs du Canada, les affluents du Missouri, selon le point de la circonférence sur lequel elle se trouve lorsqu’elle a dépassé le milieu de l’inondation. Rien n’est étonnant et majestueux comme ce mouvement et cette distribution des eaux centrales de l’Amérique du Nord.

Sur le Mississipi inférieur, le major Pike, en 1806, M. Nuttal, en 1819, ont parcouru le territoire d’Arkansa, visité les Osages, et fourni des renseignements aussi utiles à l’histoire naturelle qu’à la topographie.

Tel est ce Mississipi, dont je parlerai dans mon Voyage ; fleuve que les François descendirent les premiers en venant du Canada ; fleuve qui coula sous leur puissance, et dont la riche vallée regrette encore leur génie.

Colomb découvrit l’Amérique dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492 : le capitaine Francklin a complété la découverte de ce monde nouveau le 18 août 1826. Que de générations écoulées, que de révolutions accomplies, que de changements arrivés chez les peuples dans cet espace de trois cent trente-trois ans neuf mois et vingt-quatre jours !

Le monde ne ressemble plus au monde de Colomb. Sur ces mers ignorées au-dessus desquelles on voyoit s’élever une main noire, la main de Satan[8], qui saisissoit les vaisseaux pendant la nuit et les entraînoit au fond de l’abîme ; dans ces régions antarctiques, séjour de la nuit, de l’épouvante et des fables ; dans ces eaux furieuses du cap Horn et du cap des Tempêtes, où pâlissoient les pilotes ; dans ce double océan qui bat ses doubles rivages ; dans ces parages jadis si redoutés, des bateaux de poste font régulièrement des trajets pour le service des lettres et des voyageurs. On s’invite à dîner d’une ville florissante en Amérique à une ville florissante en Europe, et l’on arrive à l’heure marquée. Au lieu de ces vaisseaux grossiers, malpropres, infects, humides, où l’on ne vivoit que de viandes salées, où le scorbut vous dévoroit, d’élégants navires offrent aux passagers des chambres lambrissées d’acajou, ornées de tapis, de glaces, de fleurs, de bibliothèques, d’instruments de musique, et toutes les délicatesses de la bonne chère. Un voyage qui demandera plusieurs années de perquisitions sous les latitudes les plus diverses n’amènera pas la mort d’un seul matelot.

Les tempêtes ? On en rit. Les distances ? Elles ont disparu. Un simple baleinier fait voile au pôle austral : si la pêche n’est pas bonne, il revient au pôle boréal : pour prendre un poisson, il traverse deux fois les tropiques, parcourt deux fois un diamètre de la terre, et touche en quelque mois aux deux bouts de l’univers. Aux portes des tavernes de Londres on voit affichée l’annonce du départ du paquebot de la terre de Diemen avec toutes les commodités possibles pour les passagers aux Antipodes, et cela auprès de l’annonce du départ du paquebot de Douvres à Calais. On a des Itinéraires de poche, des Guides, des Manuels à l’usage des personnes qui se proposent de faire un voyage d’agrément autour du monde. Ce voyage dure neuf ou dix mois, quelquefois moins. On part l’hiver en sortant de l’opéra ; on touche aux îles Canaries, à Rio-Janeiro, aux Philippines, à la Chine, aux Indes, au cap de Bonne-Espérance, et l’on est revenu chez soi pour l’ouverture de la chasse.

Les bateaux à vapeur ne connoissent plus de vents contraires sur l’Océan, de courants opposés dans les fleuves : kiosques ou palais flottants à deux ou trois étages, du haut de leurs galeries on admire les plus beaux tableaux de la nature dans les forêts du Nouveau Monde. Des routes commodes franchissent le sommet des montagnes, ouvrent des déserts naguère inaccessibles : quarante mille voyageurs viennent de se rassembler en partie de plaisir à la cataracte de Niagara. Sur des chemins de fer glissent rapidement les lourds chariots du commerce ; et s’il plaisoit à la France, à l’Allemagne et à la Russie, d’établir une ligne télégraphique jusqu’à la muraille de la Chine, nous pourrions écrire à quelques Chinois de nos amis, et recevoir la réponse dans l’espace de neuf ou dix heures. Un homme qui commenceroit son pèlerinage à dix-huit ans, et le finiroit à soixante, en marchant seulement quatre lieues par jour, auroit achevé dans sa vie près de sept fois le tour de notre chétive planète. Le génie de l’homme est véritablement trop grand pour sa petite habitation : il faut en conclure qu’il est destiné à une plus haute demeure.

Est-il bon que les communications entre les hommes soient devenues aussi faciles ? Les nations ne conserveroient-elles pas mieux leur caractère en s’ignorant les unes les autres, en gardant une fidélité religieuse aux habitudes et aux traditions de leurs pères ? J’ai vu dans ma jeunesse de vieux Bretons murmurer contre les chemins que l’on vouloit ouvrir dans leurs bois, alors même que ces chemins devoient élever la valeur des propriétés riveraines.

Je sais qu’on peut appuyer ce système de déclamations fort touchantes : le bon vieux temps a sans doute son mérite ; mais il faut se souvenir qu’un état politique n’en est pas meilleur parce qu’il est caduc et routinier ; autrement il faudroit convenir que le despotisme de la Chine et de l’Inde, où rien n’a changé depuis trois mille ans, est ce qu’il y a de plus parfait dans ce monde. Je ne vois pourtant pas ce qu’il peut y avoir de si heureux à s’enfermer pendant une quarantaine de siècles avec des peuples en enfance et des tyrans en décrépitude.

Le goût et l’admiration du stationnaire viennent des jugements faux que l’on porte sur la vérité des faits et sur la nature de l’homme : sur la vérité des faits, parce qu’on suppose que les anciennes mœurs étoient plus pures que les mœurs modernes, complète erreur ; sur la nature de l’homme, parce qu’on ne veut pas voir que l’esprit humain est perfectible.

Les gouvernements qui arrêtent l’essor du génie ressemblent à ces oiseleurs qui brisent les ailes de l’aigle pour l’empêcher de prendre son vol.

Enfin, on ne s’élève contre les progrès de la civilisation que par l’obsession des préjugés : on continue à voir les peuples comme on les voyoit autrefois, isolés, n’ayant rien de commun dans leurs destinées. Mais si l’on considère l’espèce humaine comme une grande famille qui s’avance vers le même but ; si l’on ne s’imagine pas que tout est fait ici-bas pour qu’une petite province, un petit royaume, restent éternellement dans leur ignorance, leur pauvreté, leurs institutions politiques, telles que la barbarie, le temps et le hasard les ont produites, alors ce développement de l’industrie, des sciences et des arts semblera ce qu’il est en effet, une chose légitime et naturelle. Dans ce mouvement universel on reconnoîtra celui de la société, qui, finissant son histoire particulière, commence son histoire générale.

Autrefois, quand on avoit quitté ses foyers comme Ulysse, on étoit un objet de curiosité ; aujourd’hui, excepté une demi-douzaine de personnages hors de ligne par leur mérite individuel, qui peut intéresser au récit de ses courses ? Je viens me ranger dans la foule des voyageurs obscurs qui n’ont vu que ce que tout le monde a vu, qui n’ont fait faire aucun progrès aux sciences, qui n’ont rien ajouté au trésor des connoissances humaines ; mais je me présente comme le dernier historien des peuples de la terre de Colomb, de ces peuples dont la race ne tardera pas à disparoître ; je viens dire quelques mots sur les destinées futures de l’Amérique, sur ces autres peuples héritiers des infortunés Indiens : je n’ai d’autre prétention que d’exprimer des regrets et des espérances.

  1. Obligé de resserrer un tableau immense dans le cadre étroit d’une préface, je crois pourtant n’avoir omis rien d’essentiel. Si cependant des lecteurs, curieux de ces sortes de recherches, désiroient en savoir davantage, ils peuvent consulter les savants ouvrages des d’Anville, des Robertson, des Gosselin, des Malte-Brun, des Walkenaër, des Pinkerton, des Rennel, des Cuvier, des Jomard, etc.
  2. Je l’ai donné tout entier dans l’Essai historique.
  3. Voyez le second Mémoire de mon Introduction à l’Itinéraire.
  4. Les Lusiades.
  5. C’est toujours avec un sentiment de plaisir et d’orgueil que j’écris des noms françois : n’oublions pas dans les derniers temps les voyages de M. Julien dans l’Afrique occidentale, de M. Caillaud en Égypte, de M. Gau en Nubie, de M. Drovetti aux Oasis, etc.
  6. Je suis la chronologie chinoise ; il faut en rabattre une couple de mille ans.
  7. On peut voir, dans l’analyse que j’ai donnée des Voyages de Mackenzie, l’histoire des découvertes qui ont précédé celles de Mackenzie dans l’Amérique septentrionale.
  8. Voyez les vieilles cartes et les navigateurs arabes.