Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Introduction

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Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 43-47).

INTRODUCTION.

Dans une note de l’Essai historique[1], écrite en 1794, j’ai raconté, avec des détails assez étendus, quel avoit été mon dessein en passant en Amérique ; j’ai plusieurs fois parlé de ce même dessein dans mes autres ouvrages, et particulièrement dans la préface d’Atala. Je ne prétendois à rien moins qu’à découvrir le passage au nord-ouest de l’Amérique, en retrouvant la mer Polaire, vue par Hearne en 1772, aperçue plus à l’ouest en 1789 par Mackenzie, reconnue par le capitaine Parry, qui s’en approcha en 1819 à travers le détroit de Lancastre, et en 1821 à l’extrémité du détroit de L’Hécla et de La Fury[2] ; enfin le capitaine Franklin, après avoir descendu successivement la rivière de Hearne en 1821, et celle de Mackenzie en 1826, vient d’explorer les bords de cet océan, qu’environne une ceinture de glaces, et qui jusqu’à présent a repoussé tous les vaisseaux.

Il faut remarquer une chose particulière à la France : la plupart de ses voyageurs ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces et à leur propre génie : rarement le gouvernement ou des compagnies particulières les ont employés ou secourus. Il est arrivé de là que des peuples étrangers, mieux avisés, ont fait, par un concours de volontés nationales, ce que les individus françois n’ont pu achever. En France on a le courage ; le courage mérite le succès, mais il ne suffit pas toujours pour l’obtenir.

Aujourd’hui, que j’approche de la fin de ma carrière, je no puis m’empêcher, en jetant un regard sur le passé, de songer combien cette carrière eût été changée pour moi si j’avois rempli le but de mon voyage. Perdu dans ces mers sauvages, sur ces grèves hyperboréennes où aucun homme n’a imprimé ses pas, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seroient tombées sur ma tête en silence : le monde auroit changé moi absent. Il est probable que je n’aurois jamais eu le malheur d’écrire ; mon nom seroit demeuré inconnu, ou il s’y fût attaché une de ces renommées paisibles qui ne soulèvent point l’envie et qui annoncent moins de gloire que de bonheur. Qui sait même si j’aurois repassé l’Atlantique, si je ne me serois pas fixé dans les solitudes par moi découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes ? Il est vrai que je n’aurois pas figuré au congrès de Vérone, et qu’on ne m’eût pas appelé monseigneur dans l’hôtellerie des affaires étrangères, rue des Capucines, à Paris.

Tout cela est fort indifférent au terme de la route : quelle que soit la diversité des chemins, les voyageurs arrivent au commun rendez-vous ; ils y parviennent tous également fatigués, car ici-bas depuis le commencement jusqu’à la fin de la course on ne s’assied pas une seule fois pour se reposer : comme les Juifs au festin de la Pâque, on assiste au banquet de la vie à la hâte, debout, les reins ceints d’une corde, les souliers aux pieds et le bâton à la main.

II est donc inutile de redire quel étoit le but de mon entreprise, puisque je l’ai dit cent fois dans mes autres écrits. II me suffira de faire observer au lecteur que ce premier voyage pouvoit devenir le dernier si je parvenois à me procurer tout d’abord les ressources nécessaires à ma grande découverte ; mais dans le cas où je serois arrêté par des obstacles imprévus, ce premier voyage ne devoit être que le prélude d’un second, qu’une sorte de reconnoissance dans le désert.

Pour s’expliquer la route qu’on me verra prendre, il faut aussi se souvenir du plan que je m’étois tracé : ce plan est rapidement esquissé dans la note de l’Essai historique ci-dessus indiquée. Le lecteur y verra qu’au lieu de remonter au septentrion, je voulois marcher à l’ouest, de manière à attaquer la rive occidentale de l’Amérique, un peu au-dessus du golfe de Californie. Do là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, mon dessein étoit de me diriger vers le nord jusqu’au détroit de Behring, de doubler le dernier cap de l’Amérique, de descendre à l’est le long des rivages de la mer Polaire, et do rentrer dans les États-Unis par la baie d’Hudson, le Labrador et le Canada.

Ce qui me déterminoit à parcourir une si longue côte de l’océan Pacifique étoit le peu de connoissance que l’on avoit de cette côte. Il restoit des doutes, même après les travaux de Vancouver, sur l’existence d’un passage entre le 40e et le 60e degré de latitude septentrionale : la rivière de la Colombie, les gisements du Nouveau Cornouailles, le détroit de Chelchoff, les régions Aleutiennes, le golfe de Bristol ou de Cook, les terres des Indiens Tchoukotches, rien de tout cela n’avoit encore été exploré par Kotzebue et les autres navigateurs russes ou américains. Aujourd’hui le capitaine Franklin, évitant plusieurs mille lieues de circuit, s’est épargné la peine de chercher à l’occident ce qui ne se pouvoit trouver qu’au septentrion.

Maintenant je prierai encore le lecteur de rappeler dans sa mémoire divers passages de la préface générale de mes Œuvres complètes, et de la préface de l’Essai historique, où j’ai raconté quelque particularités de ma vie. Destiné par mon père à la marine, et par ma mère à l’état ecclésiastique, ayant choisi moi-même le service de terre, j’avois été présenté à Louis XVI : afin de jouir des honneurs de la cour et de monter dans les carrosses, pour parler le langage du temps, il falloit avoir au moins le rang de capitaine de cavalerie : j’étois ainsi capitaine de cavalerie de droit et sous-lieutenant d’infanterie de fait, dans le régiment de Navarre. Les soldats de ce régiment, dont le marquis de Mortemart étoit colonel, s’étant insurgés comme les autres, je me trouvai dégagé de tout lien vers la fin de 1790. Quand je quittai la France, au commencement de 1791, la révolution marchoit à grands pas : les principes sur lesquels elle se fondoit étoient les miens, mais je détestois les violences qui l’avoient déjà déshonorée : c’étoit avec joie que j’allois chercher une indépendance plus conforme à mes goûts, plus sympathique à mon caractère.

À cette même époque le mouvement de l’émigration s’accroissoit ; mais comme on ne se battoit pas, aucun sentiment d’honneur ne me forçoit, contre le penchant de ma raison, à me jeter dans la folie de Coblentz. Une émigration plus raisonnable se dirigeoit vers les rives de l’Ohio ; une terre de liberté offroit son asile à ceux qui fuyoient la liberté de leur patrie. Rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans un monde républicain.

Au printemps de 1791 je dis adieu à ma respectable et digne mère, et je m’embarquai à Saint-Malo ; je portois au général Washington une lettre de recommandation du marquis de La Rouairie. Celui-ci avoit fait la guerre de l’indépendance en Amérique ; il ne tarda pas à devenir célèbre en France par la conspiration royaliste à laquelle il donna son nom. J’avois pour compagnons de voyage de jeunes séminaristes de Saint-Sulpice, que leur supérieur, homme de mérite, conduisoit à Baltimore. Nous mîmes à la voile : au bout de quarante-huit heures nous perdîmes la terre de vue, et nous entrâmes dans l’Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve lorsque du bord d’un vaisseau on n’aperçoit plus que la mer et le ciel. J’ai essayé de retracer ces sentiments dans le chapitre du Génie du Christianisme intitulé Deux Perspectives de la nature, et dans Les Natchez, en prêtant mes propres émotions à Chactas. L’Essai historique et l’Itinéraire sont également remplis des souvenirs et des images de ce qu’on peut appeler le désert de l’Océan. Me trouver au milieu de la mer, c’étoit n’avoir pas quitté ma patrie ; c’étoit, pour ainsi dire, être porté dans mon premier voyage par ma nourrice, par la confidente des mes premiers plaisirs. Qu’il me soit permis, afin de mieux faire entrer le lecteur dans l’esprit de la relation qu’il va lire, de citer quelques pages de mes Mémoires inédits : presque toujours notre manière de voir et de sentir tient aux réminiscences de notre jeunesse.

C’est à moi que s’appliquent les vers de Lucrèce

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita
.............

Le ciel voulut placer dans mon berceau une image de mes destinées.

« Élevé comme le compagnon des vents et des flots, ces flots, ces vents, cette solitude, qui furent mes premiers maîtres, convenoient peut-être mieux à la nature de mon esprit et à l’indépendance de mon caractère. Peut-être dois-je à cette éducation sauvage quelque vertu que j’aurois ignorée : la vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre. Dieu fait bien ce qu’il fait ; c’est sa providence qui nous dirige, lorsqu’elle nous appelle à jouer un rôle sur la scène du monde. »

Après les détails de l’enfance viennent ceux de mes études. Bientôt échappé du toit paternel, je dis l’impression que fit sur moi Paris, la cour, le monde ; je peins la société d’alors, les hommes que je rencontrai ; les premiers mouvements de la révolution : la suite des dates m’amène à l’époque de mon départ pour les États-Unis. En me rendant au port je visitai la terre où s’étoit écoulée une partie de mon enfance : je laisse parler les Mémoires.

« Je n’ai revu Combourg que trois fois : à la mort de mon père toute la famille se trouva réunie au château pour se dire adieu. Deux ans plus tard j’accompagnai ma mère à Combourg : elle vouloiL meubler le vieux manoir ; mon frère y devoit amener ma belle-sœur : mon frère ne vint point en Bretagne, et bientôt il monta sur l’échafaud avec la jeune femme[3] pour qui ma mère avoit préparé le lit nuptial. Enfin, je pris le chemin de Combourg en me rendant au port, lorsque je me décidai à passer en Amérique.

« Après seize années d’absence, prêt à quitter de nouveau le sol natal pour les ruines de la Grèce, j’allai embrasser au milieu des landes de ma pauvre Bretagne ce qui me restoit de ma famille ; mais je n’eus pas le courage d’entreprendre le pèlerinage des champs paternels. C’est dans les bruyères de Combourg que je suis devenu le peu que je suis ; c’est là que j’ai vu se réunir et se disperser ma famille. De dix enfants que nous avons été, nous ne restons plus que trois. Ma mère est morte de douleur ; les cendres de mon père ont été jetées au vent.

« Si mes ouvrages me survivoient, si je devois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, le voyageur s’arrêteroit un moment aux lieux que j’ai décrits. Il pourroit reconnoître le château, mais il chercheroit en vain le grand mail ou le grand bois : il a été abattu ; le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l’antique donjon semble regretter les chênes qui l’environnoient et le protégeoient contre les tempêtes. Isolé comme lui, j’ai vu comme lui tomber autour de moi ma famille, qui embellissoit mes jours et me prêtoit son abri : grâce au ciel, ma vie n’est pas bâtie sur terre aussi solidement que les tours où j’ai passé ma jeunesse. »

Les lecteurs connoissent à présent le voyageur auquel ils vont avoir affaire dans le récit de ses premières courses.

  1. Essai historique sur les Révolutions, iie partie, chap. xxiii.
  2. Cet intrépide marin étoit reparti pour le Spitzberg avec l’intention d’aller jusqu’au pôle en traîneau. Il est resté soixante et un jours sur la glace sans pouvoir dépasser le 82e degré 45 minutes de latitude N.
  3. Mlle de Rosambeau, petite-fille de M. de Malesherbes, exécutée avec son mari et sa mère le même jour que son illustre aïeul.