Voyage en Asie (Duret 1871)/Ceylan/03

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Michel Lévy (p. 220-226).


III

ANOURHADAPOURA


Un serpent. — Les dagobas d’Anourhadapoura. — L’arbre sacré de Bouddha. — Les prêtres bouddhistes.
Septembre 1872.


De Pollanaroua nous revenons d’abord sur nos pas jusqu’à Damboul ; puis nous prenons la route du nord pour nous rendre par Mihintellé à Anourhadapoura.

Nous sommes plus que jamais en forêt, dans la jongle. Autour de nous se dresse une haie infranchissable. Ce qu’on appelle la jongle est ici un épais fouillis d’arbres, de lianes, de plantes grimpantes, de parasites flexibles, dont rien en Europe ne peut donner l’idée. Sans cela, la forêt dans laquelle nous sommes enfermés n’aurait point d’aspect véritablement original. Il n’y a aucun de ces arbres, palmiers ou autres, qui sont le signe de la végétation tropicale et l’ensemble n’éveille nullement l’idée qu’on pourrait se faire d’une réunion d’essences inconnues.

Nous continuons à ne guère rencontrer d’habitants. Lorsqu’il nous arrive de nous arrêter à une des maisons de repos que l’administration anglaise a placées le long de la route nous sommes presque toujours isolés dans la jongle. Cette situation nous procure même des visiteurs assez inattendus. Nous venions, dans une de ces maisons, de nous asseoir pour déjeuner lorsqu’un petit lézard gris tombe tout à coup du plafond au beau milieu de la table. Sous les tropiques, ces petits lézards sont des sortes d’animaux familiers qui hantent l’intérieur des maisons, et qui le soir se promènent à la lumière, sur les murailles blanchies, sans que personne y fasse attention. Cependant une familiarité telle que celle de notre visiteur à table est chose assez peu commune pour qu’après l’avoir fait déguerpir, nous donnions un coup d’œil au plafond d’où il s’est jeté. Là, roulé autour d’une poutre, nous voyons un gros serpent, qui, la tête pendante, a l’air de se demander s’il se précipitera à la suite du lézard. Sur ce, comme bien vous pensez, grand remue-ménage ; nous cherchons un fusil, des bâtons, mais l’animal, plus prompt que nous, passe à travers le toit et nous échappe.

À Elagamouwa, nous laissons nos charrettes sur la route pour aller voir à Aukana-Wihara, à trois heures de marche dans les bois, une statue de Bouddha sculptée dans le roc. Cette statue est du même style que celles de Pollanaroua, et, d’après la tradition, serait due au même roi. Le Bouddha est debout ; il a environ quarante pieds de haut. Il apparaît complètement isolé, car il n’est relié au rocher d’où il a été tiré que par deux points d’attache sur le derrière. Cette belle statue nous confirme dans l’opinion qu’il a anciennement existé dans l’île une grande école de sculpture bouddhique.

Anourhadapoura était la capitale des rois de Ceylan avant qu’ils ne se fussent transportés à Pollanaroua. Il reste d’elle encore moins de vestiges que de cette dernière. Il n’y a même plus ici, comme à Pollanaroua, de constructions architecturales ayant des parties extérieures assez intactes pour qu’on puisse se faire une idée exacte de l’état primitif. On ne voit guère que des assises, presque partout recouvertes par la forêt. Les restes les plus importants sont le palais de bronze et les dagobas. Ce prétendu palais de bronze n’est rien moins que ce que son nom indique : c’est une sorte de champ dans lequel sont fichées en terre des rangées de pierres debout, hautes de douze pieds. Personne ne peut trop dire comment ces pierres entraient dans la construction d’un palais.

L’ancienne splendeur d’Anourhadapoura est surtout accusée par ses dagobas, dont les deux principales atteignent respectivement deux cent quarante-neuf et deux cent quarante-quatre pieds de haut. Les dagobas bouddhiques étaient destinées à recouvrir des reliques. L’une de celles d’Anourhapoura a été bâtie pour renfermer un os de Bouddha. Les dagobas ont la forme d’un dôme ; elles sont surmontées d’un petit clocher ou flèche. L’intérieur est plein, formé d’un immense agrégat de briques ; l’extérieur était revêtu de pierres taillées, ornementées de divers motifs d’architecture ; mais à Anourhadapoura le revêtement des grandes dagobas a été enlevé, et elles ne subsistent plus guère qu’à l’état de monticules couverts d’arbres et de broussailles.

Pourtant l’objet du plus grand intérêt, à Anourhapoura, est un arbre, le Sri Maha Bodin Wohansé, ce qui, traduit librement, veut dire : Monseigneur l’arbre sacré de Bouddha. Cet arbre est entouré d’une incroyable vénération par les bouddhistes. Il appartient à une variété de figuier d’Inde, le ficus religiosa, et a été planté par le roi Devenipiatissa, deux cent quatre-vingt-huit ans avant l’ère chrétienne. Le figuier d’Anourhadapoura provient d’un rejeton pris, dans la vallée du Gange, à l’arbre sous lequel Bouddha était assis au moment même où il s’était trouvé illuminé de la suprême sagesse. Son grand âge n’est point une légende : Ceylan, contrairement à l’Inde, a des chroniques historiques parfaitement authentiques ; le Mahawanso, chronique en vers palis des plus anciennes, fait une mention détaillée de la plantation du figuier. À travers toute l’histoire de Ceylan, les chroniques subséquentes ne cessent de parler de l’arbre sacré, et à chaque règne énumèrent les dons et les hommages qu’il reçoit des rois et des personnages illustres. Fa-Hian, le pèlerin chinois venu à Ceylan au ve siècle de notre ère, en parle de son côté dans ses récits.

Le Sri Maha Bodin Wohansé est renfermé dans un enclos de murs, dont une confrérie de prêtres bouddhistes a la clef. On ne vous y laisse pénétrer qu’en vous surveillant de fort près, de peur que vous n’enleviez un rameau ou même une simple feuille, ce qui serait le plus horrible des sacrilèges. L’arbre se projette en plusieurs troncs de deux terrasses superposées dont on l’a ceint successivement pour le soutenir. Il n’a rien de bien colossal. Son tronc et les rameaux qui s’en détachent ne suggèrent point l’idée de son grand âge. Le figuier d’Inde est un arbre dont le bois est peu résistant ; il périt facilement, mais par contre il pousse facilement des rejetons, et, s’il est certain que la bouture mise en terre il y a plus de deux mille ans est bien la mère de l’arbre que nous voyons, il sera probablement tout aussi certain que le tronc primitif est depuis longtemps tombé en poussière et que les parties actuelles sont des rejets d’une pousse postérieure.

Les prêtres bouddhistes de l’intérieur de Ceylan sont probablement, en Asie, ceux qui se rattachent aujourd’hui le plus directement au bouddhisme indien. Le bouddhisme est venu de l’Inde à Ceylan, plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. On peut donc supposer que la forme du bouddhisme cingalais représente le mieux ce que devait être le bouddhisme primitif. Les prêtres cingalais sont vêtus à l’image de Bouddha, tel qu’on le trouve figuré dans les monuments. Ils n’ont autour du corps qu’une simple pièce d’étoffe jaune qui laisse à découvert le bras et l’épaule droits ; ils vont nu-pieds et ont la tête rasée. Leur culte a un grand cachet de simplicité ; quelques prières et des offrandes de fleurs devant les reliques ou aux pieds des statues de Bouddha paraissent en être les principaux actes. Le culte bouddhique a ici des formes autrement simples et archaïques que celles que nous lui avons trouvées dans les couvents du nord de la Chine, de la Mongolie ou du Japon.