Voyage en Asie (Duret 1871)/Ceylan/04

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Michel Lévy (p. 227-231).


IV

PÉSALÉ


Lenteur de la marche. — Les coulies tamouls. — Arrivée à Manar. — La pêche des perles. — Les baobabs. — Nous louons une barque pour passer dans l’Inde.


Septembre 1872.

Nous quittons Anourhadapoura directement pour Manar, la dernière grande étape que nous ayons à faire pour sortir de l’intérieur de Ceylan et revoir la mer. Nous recommençons notre marche lente et processionnelle à travers les bois. Seulement le terrain est devenue plus aride, l’eau est rare ; le pays, s’il se peut, est encore moins habité que tout ce que nous avons vu. Dans les chemins sablonneux et malaisés que nous suivons maintenant, avec l’eau que nous ne rencontrons que de loin en loin, nous sommes obligés de marcher presque sans temps d’arrêt depuis le matin jusque fort avant la nuit. Mais nos bœufs compensent le temps qu’on les fait marcher par la diminution de vitesse. Nous voici venus à ne plus faire que deux kilomètres à l’heure. La nuit, on se réveille à moitié ; quand on se sent voituré à ce pas de tortue et qu’on entend pendant de longues heures les bouviers se renvoyer de l’un à l’autre, sur le même air plaintif et traînant, les strophes de quelque interminable chant cingalais, on referme les yeux comme si l’on ne devait plus les ouvrir. C’est à donner l’idée du sommeil éternel.

La route que nous avons prise est celle que suivent les coulies tamouls qui viennent de l’Inde travailler aux plantations de café. La récolte du café approche, et en ce moment la migration des coulies est considérable ; nous ne cessons d’en rencontrer voyageant par bandes, hommes, femmes et enfants. Ce sont gens fort doux, sobres et économes. On ne peut s’empêcher d’avoir pour eux de la sympathie, quand on les voit ainsi entreprendre cette migration pour ramasser un petit pécule qu’ils consacreront ensuite, dans leur village, à l’achat d’un attelage de labour ou à la location d’un coin de terre. Chacun porte sur sa tête son petit bagage, sa provision de riz. Nous les rencontrons, sur le midi ou vers le soir, groupés sur les bords d’un ruisseau ou d’une flaque d’eau, ayant allumé des feux et faisant cuire leur riz. Les détails de la vie ici sont peu compliqués. Le riz mêlé au piment avalé avec quelques gorgées d’eau, toute la bande se remet en marche, le sac sur la tête, ou, si c’est le soir, s’étend au beau milieu de la route, sans autres couvertures que quelques pièces de cotonnade, qui forment au clair de lune comme autant de taches de neige.

Tout cependant a un terme. À force de cheminer dans la forêt, nous finissons par en sortir et par nous trouver sur la plage sablonneuse qui, du côté de Manar, forme le littoral. Manar est située sur l’île du même nom, séparée de Ceylan par une lagune que nous franchissons moitié à gué, moitié en bateau, ayant laissé sur la rive cingalaise les bœufs et les bouviers qui, pendant dix-sept jours, nous ont voiturés à travers les bois de l’intérieur.

La pêche des perles se fait d’ordinaire dans le voisinage de Manar : elle eût été pour nous un spectacle curieux ; malheureusement elle a cessé depuis plusieurs années. Il paraît que l’huître perlière, plus capricieuse et moins sédentaire que l’huître comestible, se déplace et change de lieu à l’occasion, si bien que, dans ces derniers siècles, on a eu ainsi plusieurs périodes où, comme aujourd’hui, les bancs sur lesquels se fait la pêche sont restés vides.

N’ayant rien à voir à Manar, nous en repartons presque aussitôt pour Pésalé, qui lui sert de port. L’île de Manar, que nous traversons pour gagner Pésalé, n’est qu’un banc de sable recouvert d’arbres épineux. De ce sol aride et du milieu de cette chétive végétation on voit cependant s’élever de gigantesques baobabs. Ce sont de singuliers arbres. Le tronc est énorme, mais à peu d’élévation au-dessus du sol il se divise en un paquet de courtes branches qui ne portent que fort peu de rameaux et de feuillage. On ne s’explique pas qu’avec si peu de feuillage sur un sol si aride, l’arbre puisse atteindre de si colossales dimensions.

Mais voici Pésalé, trois ou quatre cabanes couvertes de feuilles de palmier, sur une plage sablonneuse. Au large sont mouillés deux ou trois des navires qui servent à amener de l’Inde les coulies des plantations de café. Plus près sont amarrées des dhoneys ; nous en choisissons une ; c’est une barque non pontée, avec mât ayant voile latine ; pour équipage, six robustes Maures. Nous consultons l’état de la mer et du vent, et, les vagues paisibles nous faisant augurer un heureux voyage, ordre est donné de hisser la voile et de mettre le cap sur l’Inde.