Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/10

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Michel Lévy (p. 297-302).

X

AGRA


Agra fondé par Akbar. — Le palais d’Akbar. — Le Taj.
Novembre 1872.


Agra et Delhi étaient les capitales jumelles de ces empereurs mongols qui ont tenu une si grande place dans l’imagination des hommes. Ces empereurs mongols n’étaient du reste pas plus des Mongols que ne l’étaient les soldats qui leur avaient aidé à conquérir l’Inde. Leur nom provient uniquement de la parenté du fondateur de la dynastie Baber avec Tamerlan. Baber était petit-fils de Tamerlan par sa mère. Autrement ces soi-disant Mongols étaient des mahométans venus des pays voisins de l’Inde au nord-ouest ; ils se servaient et ils ont continué à se servir dans l’Inde de l’écriture arabe et de la langue persane.

La dynastie des Mongols, pour lui conserver son nom, a compté, en commençant par son fondateur Baber, une série d’hommes très-remarquables. C’est à l’un de ceux-ci, à Akbar, petit-fils de Baber, qu’est due la fondation d’Agra. Akbar avait d’abord fait choix, pour l’emplacement de la ville nouvelle qu’il voulait construire, de Futehpore-Sikri, à dix-huit milles d’Agra, dans les terres. Là, sur une éminence, il s’était bâti un palais avec une mosquée ; puis les murs d’une ville avaient été érigés et la ville elle-même s’était élevée. Cependant Akbar se lassa assez vite de cette situation au milieu d’une campagne sans eau, et, abandonnant Futehpore-Sikri, il établit sa nouvelle capitale sur le bord de la Jumma, à Agra.

À Futehpore-Sikri il ne subsiste plus aujourd’hui que le palais et la mosquée d’Akbar avec les grands murs de l’enceinte ; la ville elle-même a disparu. On s’explique du reste la facilité avec laquelle les souverains orientaux ont de tout temps édifié à nouveau des villes capitales et la rapidité avec laquelle ces mêmes capitales abandonnées tombent ensuite en ruines, lorsqu’on voit la manière dont elles sont construites. Les palais, les édifices du culte, les remparts, sont les seules choses des villes d’Asie qui offrent quelque solidité de construction ; c’est là la part que le souverain bâtit de toutes pièces avec faste et splendeur. Autour des édifices princiers s’élève la ville proprement dite, et celle-ci n’est guère composée que de baraques ou de cabanes en boue, en bois, en mauvaises pierres. Tout cela, rapidement construit, tombe presque aussi vite en ruine si on l’abandonne.

Akbar avait placé son palais d’Agra sur le bord de la Jumma, au centre d’une forteresse avec hautes murailles en pierres rouges, créneaux et mâchicoulis. Le palais d’Akbar à Agra, de même que celui qu’il avait précédemment construit à Futehpore-Sikri, se composait d’un assemblage assez singulier de pièces et de morceaux. Akbar était un esprit curieux, épris de la recherche : il aimait à combiner les idées et les systèmes. On montre encore à Futehpore-Sikri la salle où il s’entretenait avec les savants et les philosophes de son temps. C’était un très-mauvais mahométan ; il étendait une égale tolérance à toutes les religions de ses États ; il avait même fini par inventer une nouvelle religion à lui, qui était devenue la religion de sa cour. Akbar aimait assez, paraît-il, à faire pour l’architecture ce qu’il faisait pour les idées, à réunir des systèmes divers, et dans ses palais on découvre de ce fait un manque d’harmonie qui ne semble pas compensé par un mérite suffisant des parties.

Le tombeau d’Akbar, érigé par son fils Jehanghir, se voit auprès d’Agra. Là encore apparaissent une recherche et une complication excessives de motifs. L’édifice a l’air d’un château de cartes avec l’entassement irrégulier de ses petits belvédères. Il était écrit que ni le fondateur de la ville d’Agra ni son fils n’y bâtiraient un de ces monuments qui fixent pour toujours l’attention des hommes. Cet honneur était réservé à leur héritier Chah-Jehan. Chah-Jehan a construit dans le fort d’Agra un palais et une mosquée délicieuse ; puis, à côté du fort, le Taj, qui est une chose incomparable. Le Taj est un tombeau. Il fut d’abord uniquement destiné à recouvrir les restes de la reine Nour-Mahal, mais Chah-Jehan, à sa mort, y fut lui-même enseveli à côté de sa femme.

Le Taj est un édifice en marbre blanc, de dimensions que l’œil embrasse facilement ; il est formé d’une coupole ou dôme inscrit dans une construction octogone. Sur son pourtour extérieur il est ornementé par des versets du Coran, incrustés en marbre noir, et par des arabesques et des ornements en mosaïque polychrome. Il s’élève sur une plateforme avec quatre minarets aux angles, tout cela comme lui en marbre blanc. Il est sur le bord de la Jumma, au bout d’un grand jardin planté d’orangers, de manguiers, de cyprès, avec des courants d’eau dans des bassins de marbre et des jets d’eau. La porte du jardin est percée dans une façade monumentale, et la plate-forme sur laquelle repose l’édifice est encadrée de deux façades du même ordre. Dès l’entrée dans le jardin, l’édifice de marbre blanc, que l’on découvre au milieu des cyprès, produit une impression de charme et de poésie qui ne fait que grandir à mesure qu’on gravit la plateforme.

En pénétrant dans l’intérieur, on se sent frissonner de volupté ; la seule impression qu’on éprouve est celle de l’extase, et c’est un tombeau ! On comprend cette Anglaise qui eût consenti à mourir tout de suite, à condition d’en avoir un semblable. C’est quelque chose qui ne pèse point. Sous le dôme, le long des murs, sont répétées des incrustations polychromes du même style qu’à l’extérieur. Les deux cénotaphes de Chah-Jehan et de sa femme sont sur le pavé, ornés d’arabesques en mosaïque d’une rare élégance ; ils sont entourés d’une balustrade en marbre blanc, découpée à jour en merveilleux dessins et incrustée de mosaïques semblables à celles des tombeaux. Tout cela a l’air d’être sorti de la baguette des fées.

On emporte du Taj une impression ineffaçable. C’est une des œuvres les plus parfaites de cette architecture mahométane qui, indépendamment de la combinaison des lignes, a cherché, par des effets de couleur et d’ornementation, à charmer les yeux et à captiver les sens.