Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/11

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Michel Lévy (p. 303-308).


XI

DELHI


Delhi, la plus ancienne capitale des mahométans dans l’Inde. — Delhi et Agra, deux villes déchues. — Les mahométans dans l’Inde. — Leur décadence depuis la conquête anglaise. — Leur inimitié pour les Anglais.
Novembre 1872.


Delhi est la plus vieille des grandes capitales des mahométans dans l’Inde, Dans sa longue histoire, la ville a subi toutes sortes de péripéties ; elle a même changé plusieurs fois d’emplacement. La ville actuelle doit son érection à Chah-Jehan.

Le palais des empereurs mongols, ici comme à Agra, est bâti au milieu d’une enceinte fortifiée. Le palais avec ses dépendances occupait autrefois toute l’étendue de la forteresse ; mais, depuis la grande révolte de 1857, les Anglais ont rasé les constructions accessoires pour élever des casernes ; ils n’ont laissé debout que les parties principales du palais, le Dewani-Kwas ou salle du conseil, le Dewani-Aum ou salle d’audience publique, la petite mosquée. Tous ces édifices, d’une délicatesse merveilleuse, en marbre blanc incrusté de mosaïques ou orné de dorures, restent aujourd’hui dans un triste isolement au milieu des affreuses casernes bâties par les Anglais. En face de la forteresse, du côté de la ville, s’élève une mosquée, la Jumma-Musjid, construite par Chah-Jehan. C’est un monument d’une grandeur et d’une beauté singulières.

Les ruines du vieux Delhi s’étendent au loin autour de la ville moderne ; la campagne, sur une superficie de plusieurs lieues, est couverte d’édifices abandonnés. Tous les conquérants et toutes les dynasties qui ont passé à Delhi sont là, représentés par des tombeaux, des restes de palais, de temples, de forteresses. Quelques-uns des tombeaux, tels que ceux de l’empereur Humayoun et du visir Safdar-Jang, sont presque intacts et forment des spécimens de belle architecture, intéressants à visiter. De tous les monuments conservés, le plus curieux est le Koutoub-Minar. C’est un minaret très-élevé, d’une robuste architecture, qui doit sa construction à un de ces princes mahométans qui ont précédé les Mongols à Delhi, et qu’on désigne sous le nom de Pathans.

Du haut du Koutoub-Minar on jouit d’une vue superbe sur la plaine, couverte des ruines des anciennes villes. Du reste, tout est ruine ici, car le Delhi actuel n’est plus lui-même qu’un spectre du passé. Le voyageur Bernier, au temps d’Aureng-Zeb, contemporain de Louis XIV, établissant une comparaison entre Agra et Delhi et les grandes capitales européennes, estimait qu’à cette époque la population de Delhi devait être, à peu de chose près, la même que celle de Paris. Aujourd’hui Agra et Delhi n’ont plus chacune qu’une centaine de mille habitants ; de capitales qu’elles étaient du plus grand empire de l’Inde, elles sont passées à l’état de villes de province de troisième rang ; Agra fait partie des provinces du nord-ouest et relève de leur capitale, Allahabad ; et Delhi, annexé au Punjab, est sous l’administration de Lahore. Leurs palais sont vides, ou sur leur emplacement s’élèvent des casernes anglaises. Le dernier de leurs rois, l’héritier des Mongols, détrôné par les Anglais, est allé mourir dans l’exil à Rangoun. Et, qui plus est, dans la décadence de leurs capitales on n’a qu’une image matérielle de la chute qu’ont eux-mêmes subie les mahométans de l’Inde.

Les mahométans, au jour de leur puissance dans l’Inde, n’étaient pas seulement des soldats qui gardaient le pays après l’avoir conquis. Ils avaient leur religion, qui a été adoptée par une partie de leurs sujets ; ils avaient leur langue, qu’ils ont continué à cultiver à part et qui a assez profondément modifié les langues hindoues pour donner naissance à de nouveaux idiomes ; ils avaient apporté avec eux leurs arts, leur architecture, dont les productions ont couvert le sol. Leur civilisation constituait ainsi un ensemble venant se superposer à l’ancienne civilisation hindoue, et sur beaucoup de points assez supérieure à elle pour l’avoir profondément pénétrée. Au milieu de la société ainsi façonnée par sa conquête, le mahométan ne se trouvait donc pas seulement au sommet de l’échelle sociale parce qu’il était le dominateur par la force, il tenait encore la tête parce qu’il avait des facilités particulières pour s’élever dans un milieu où il représentait l’élément intellectuel supérieur.

La conquête anglaise a changé tout cela. En même temps que le mahométan perdait du fait des Anglais la prépondérance politique, il voyait sa civilisation perdre aussi sa suprématie. Comme lui, en effet, l’Anglais avait une langue, un culte, des arts, toute une civilisation qu’à son tour il établissait en maître sur le sol de l’Inde. Or, si l’Hindou avait trouvé à emprunter aux mahométans, à bien plus forte raison trouve-t-il aujourd’hui à emprunter aux Anglais. L’Hindou apprend la langue anglaise, modifie ses idées au souffle venu d’Europe, et se faisant aussi semblable qu’il peut à ses nouveaux maîtres, commence à être en état de leur disputer les carrières administratives et les professions libérales.

Toutes ces transformations au-devant desquelles court l’Hindou, le mahométan, lui, ne les subit que forcé, contraint, ou il y résiste absolument. Il hait non-seulement dans l’Anglais un conquérant qui a pris sa place, il a encore pour lui la haine qu’il a partout pour le chrétien ; il tient avec ténacité à sa religion et aux langues qui s’y rattachent, l’arabe et le persan ; dans ces circonstances, s’il se laisse aller à cultiver les connaissances européennes, il le fait sans entrain et d’une manière incomplète. Dans le milieu nouveau façonné par la conquête anglaise, le mahométan est donc comme un homme hors de ses voies ; aussi, après être tombé en face de l’Anglais du premier au second rang, est-il en ce moment menacé de tomber définitivement au troisième rang, au-dessous de l’Hindou.

On ne peut point s’étonner après cela que le mahométan ne soit dans l’Inde l’ennemi de l’Anglais, et que tandis que les hommes de la vieille religion hindoue paraissent avoir accepté la conquête anglaise. sans esprit de retour, les mahométans ne se soient point encore résignés à la subir. L’Hindou à l’arrivée des Anglais était déjà conquis, il n’a fait que changer de maître en gagnant au change ; le mahométan est au contraire passé de l’état de conquérant à celui de conquis, et il perd de plus en plus toute importance sociale.