Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/13

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Michel Lévy (p. 316-323).


XIII

LAHORE


Amritsir. — Le temple des sickhs. — Singulière cérémonie religieuse. — Les sickhs, leur religion, leur histoire. — Ils prennent parti pour les Anglais au moment de la révolte des cipayes.
Novembre 1872.


A Patialah, le rajah et ses soldats étaient à peu près les seuls sickhs du pays ; mais à Amritsir, de l’autre côté du Sutlej, les sickhs deviennent très-nombreux. Amritsir est même comme leur capitale religieuse. Ils y ont leur grand temple. Ce temple est recouvert de plaques de cuivre doré, qui étincellent au soleil. Il est bâti au milieu d’une pièce d’eau entourée de constructions pittoresques. Pour s’y rendre, on traverse la pièce d’eau sur une petite chaussée pavée en marbre. Nous y arrivons à trois heures de l’après-midi, au moment d’une cérémonie. Le temple est divisé en chambres réparties entre plusieurs étages ; la cérémonie se passe dans la salle principale, au rez-de-chaussée.

Au fond de la salle, vers le milieu, se tient accroupi un prêtre, un fort bel homme, encore jeune, ayant à ses côtés deux acolytes à barhe blanche. Devant le prêtre, sur un tabouret, est posé le livre sacré que les sickhs doivent à un de leurs gourous ou prophètes. Ce livre, tenu fermé, est en outre dérobé aux yeux par un drap de brocart et d’or, dont le prêtre écarte silencieusement les mouches et la poussière, à l’aide d’un chasse-mouche qu’il tient à la main. Les fidèles hommes et femmes arrivent se prosterner le front jusqu’à terre devant le livre, et en se retirant jettent sur un tapis disposé à cet effet une offrande de piécettes ou de ces coquilles qui servent dans l’Inde de monnaie divisionnaire de la monnaie de billon. Sur un des côtés de la salle sont accroupis une demi-douzaine de musiciens ; l’un frappe de ses mains sur un tam-tam, deux autres s’escriment sur des guitares, le reste psalmodie à tue-tête ; tous ensemble font une étrange cacophonie. Sur le tapis ou sont reçues les piécettes on jette aussi des poignées de millet que les moineaux et les pigeons se disputent sans préoccupation de la foule et du tam-tam.

Les sickhs forment une fraction importante de la population du Punjab. Ils ne sont point d’une race ni d’un sang particuliers ; c’est la seule croyance religieuse qui en a fait dans le Punjab une secte à part. Ils doivent leur origine à Baba-Nanuck, qui vivait à la fin du xve siècle et au commencement du xvi°. Baba-Nanuck prêchait des doctrines qui avaient pour tendance de réunir sur un terrain commun les musulmans et les Hindous. Baba-Nanuck mort, la secte va en augmentant sous les gourous qui lui succèdent, jusqu’au moment où elle attire l’attention des empereurs mongols, qui lui font subir toutes sortes de persécutions. Mais les persécutions n’ont jamais détruit aucune religion, et les sickhs trouvent bientôt un nouveau prophète dans la personne de Goving-Singh. Celui-ci change la direction de leurs idées, les adonne à l’exercice des armes et, les organisant pour résister aux persécutions, fait de la haine des mahométans leur passion dominante. Depuis lors les sickhs et les mahométans se sont réciproquement infligé dans le Punjab toutes les avanies possibles. Quand les mahométans étaient les plus forts, ils tuaient des vaches dans les temples sickhs, ce qui pour les sickhs est le plus odieux des crimes ; quand les sickhs prenaient le dessus, ils détruisaient à leur tour les mosquées ou les profanaient on y égorgeant des pourceaux. Cela durerait probablement encore sans les Anglais, qui aujourd’hui les maintiennent en paix en face les uns des autres.

Les sickhs, à partir de leur nouvelle organisation militaire par Goving-Singh, passent de l’état de sectaires purement religieux à celui de partisans politiques. Enfin, au commencement de ce siècle, avec Runjet-Singh, ils arrivent à être les maîtres absolus du Punjab. Runjet-Singh, après s’être élevé à la suprématie sur les sickhs, se sert d’eux pour créer dans l’Inde un État de premier ordre par la réunion au Punjab du Moultan, du Cashmir et du territoire de Peshaver. Mais presque toujours, en Asie, l’homme de génie disparu, tout tombe en dissolution dans l’empire qu’il a formé. Rimjet-Singh meurt en 1839, et ceux qu’il laisse après lui se querellent et s’assassinent sans répit et sans fin. Cela dure ainsi jusqu’au moment où, ayant provoqué les Anglais, les sickhs entrent en lutte avec eux.

Une première guerre a lieu en 1846, suivie d’une seconde et dernière en 1848-49. Dans ces deux guerres les Anglais trouvent dans les sickhs les ennemis les plus redoutables qu’ils aient jamais rencontrés sur les champs de bataille de l’Inde. Les sickhs, animés par le fanatisme religieux et précédemment disciplinés, sous Runjet-Singh, par des officiers européens, livrent aux Anglais une série de batailles sanglantes dont plusieurs sont presque des victoires. Cependant leurs forces finissent par s’épuiser ; ils sont vaincus d’une façon décisive à Goujerat, obligés de livrer leurs armes et de se rendre à discrétion. Comme conséquence de leur victoire, les Anglais mettent fin à la puissance politique des sickhs ; en 1849, ils annexent du même coup à leurs possessions de l’Inde le Punjab et les terres que Runjet-Singh lui avait adjointes, Moultan, Peshawer, Cashmir.

Huit ans s’écoulent, lorsqu’en 1857 survient la grande révolte des cipayes. L’armée indigène sur laquelle les Anglais s’appuyaient pour la domination de l’Inde s’est retournée contre eux. Pris à l’improviste, ils n’ont point de forces suffisantes à opposer à l’insurrection. Dans un moment si critique, d’où leur vient le premier secours ? De ces mêmes sickhs, les derniers conquis dans leur empire. Des régiments de sickhs rapidement formés contribuent à arrêter le premier flot de l’insurrection.

Il faut regarder comme un grand triomphe politique que dans un cas d’extrême péril des ennemis de si fraîche date aient pu être transformés en auxiliaires et en défenseurs. On a cherché à expliquer l’aide que les sickhs ont prêtée aux Anglais par la haine qu’ils portent aux mahométans qui essayaient alors de relever le trône des Mongols à Delhi, par l’appât d’une haute paye et par l’espérance du butin à faire dans la guerre, mais tout cela paraît insuffisant. C’est encore le régime appliqué par les Anglais au Punjab après son annexion qui donne le mieux raison de l’appui efficace qu’ils y rencontrent. On commence à acquérir ce sentiment à Amritsir en entrant dans le temple où les sickhs font une si singulière musique devant leur livre sacré. Dès la cour extérieure nous devons, pour entrer, ôter nos souliers ; l’ordre est là, s’imposant à tous, signé d’Henry Lawrence, à qui, au lendemain de la conquête, les Anglais ont confié le Punjab. On devine à cela seul quels ménagements les vainqueurs ont du avoir pour les vaincus.

En passant d’Amritsir à Lahore, la capitale du pays, on a des signes encore plus certains du soin qu’ont mis les Anglais à se faire bien venir des populations. Lahore a été mise au centre de grandes routes qui rayonnent sur tout le pays ; aujourd’hui des chemins de fer viennent s’y ajouter. La ville a été entourée de jardins et de promenades ; des rues ont été percées, et le nombre des maisons nouvelles qu’on y élève, ainsi que le style amélioré des constructions, attestent que sous le nouveau gouvernement la richesse et la population s’accroissent. Des édifices publics de tout ordre, des établissements d’instruction ont été bâtis. En ce qui regarde l’assessement de l’impôt terrien — cette question d’une importance capitale dans l’Inde, — le règlement intervenu paraît avoir satisfait les populations, car la quotité de l’impôt a été fixée à un taux relativement léger. Cherchant à s’associer ses sujets et à partager avec eux pour une part le soin de la chose publique, le gouvernement anglais s’est décharge sur des municipalités composées mi-partie d’Anglais et mi-partie d’indigènes, du soin des affaires des villes. Les sickhs, qui sont avant tout des soldats, ont été appelés à former dans l’armée de l’Inde des régiments spéciaux bien payés.

C’est par cette politique à la fois bienfaitrice et habile que les Anglais se sont concilié les habitants du Punjab, et l’on s’explique ainsi l’appui qu’ils en ont reçu à un moment de besoin.