Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/14

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Michel Lévy (p. 324-329).


XIV

LAHORE


Le musée de Lahore. — Anciennes sculptures gréco-bouddhiques. — Les bouddhistes ont reçu leur art des Grecs, par l’invasion d’Alexandre.
Novembre 1872.


Au nombre des monuments dont les Anglais ont doté la ville de Lahore est un musée. On trouve dans ce musée une réunion d’antiques sculptures qui est d’une grande importance pour l’histoire de l’art en Asie, Pour nous faire comprendre, il faut entrer dans quelques détails.

Nous avons été frappés au Japon par les statues du Bouddha que nous avons vues à Kamakoura, à Nara et ailleurs dans les temples. Nous avons reconnu qu’elles n’étaient point dues à un art indigène, mais bien à un art apporté du dehors par les bouddhistes en même temps que leur culte. En Chine, il y a, plus qu’au Japon, des signes d’un art original né sur le sol ; cependant on n’y trouve point non plus de statuaire indigène, les seules grandes productions de la statuaire qu’il y ait en Chine, les Bouddhas dans les temples, les statues des tombeaux des Mings, à Nankin et à Pékin, sont également l’œuvre des bouddhistes. A Java, devant les sculptures si parfaites de Mendout et de Boro-Boudour, les mêmes problèmes se posent et, comme pour le Japon et la Chine, la même solution les attend : ce sont les bouddhistes quui, avec leur religion, ont apporté leur art du dehors.

On reconnaît ainsi que les bouddhistes avaient un art qui apparaît en tout lieu semblable à lui-même et qu’ils portaient partout avec eux ; or, comme on n’en trouve la source ni au Japon, ni en Chine, ni à Java, il faut penser que c’est le pays où la religion bouddhique a pris naissance, pour rayonner plus tard, qui a également vu éclore l’art bouddhique. On est ainsi reporté vers l’Inde. A Ceylan, ces idées ont pris pour nous un nouveau degré de force.

Nous avons donc recherché dans l’Inde les traces qui pouvaient nous mettre sur la voie des origines de l’art bouddhique. Ce qui subsiste dans l’Inde des monuments bouddhiques marque bien qu’il y a identité entre l’art bouddhique de l’Inde et celui du reste de l’Asie. On se confirme ainsi dans l’opinion que c’est l’art développé dans l’Inde qui a servi de type aux autres pays. Cependant ou ne découvre point non plus sur le sol de l’Inde de traces de rudiments archaïques et d’une élaboration primitive. L’art hindou semble tout d’abord fixé et accompli, ce qui encore annonce l’emprunt. Il faut donc admettre que les bouddhistes indiens, quoique ayant servi de maîtres à tous les autres, n’ont pas plus que les autres puisé en eux-mêmes la connaissance de la statuaire, et qu’ils ont, eux aussi, appris à manier le ciseau à l’imitation de mains étrangères. Mais alors de qui ont-ils pu tenir l’art de la sculpture ? Les collections du musée de Lahore répondent : Ils l’ont tenu des Grecs.

Les sculptures de Lahore offrent un mélange de styles qu’on n’a encore jamais vu. Elles sont bouddhiques, voilà le signe du Bouddha sur le front, les grandes oreilles à lobes pendants ; elles sont grecques, voilà un travail du nu, un genre de draperies, un arrangement des cheveux purement grecs ; c’est donc quelque chose de particulier qui constitue un style qu’on ne peut s’empêcher d’appeler de suite gréco-bouddhique, comme l’ont du reste fait les directeurs du musée.

Pour expliquer la réunion dans une même forme d’une part d’hellénisme et de bouddhisme, il faut tout d’abord se demander d’où les objets proviennent. Les fragments réunis à Lahore ont été découverts dans le district de Peshawer, dans la vallée du Souat, sur le bord de l’Indus et particulièrement sur l’emplacement où a dû exister autrefois la ville de Taxila. Ces diverses localités sont situées dans le nord-ouest du Punjab, c’est-à-dire au pied de la passe de Khyber, sur la ligne de marche de tous les conquérants qui ont envahi l’Inde, et entre autres sur celle d’Alexandre, sur l’emplacement même où s’est élevée la ville grecque de Taxila, dans la partie du pays placée pour avoir les rapports les plus directs avec la Bactriane, qu’on sait avoir reçu l’empreinte grecque à la suite des conquêtes d’Alexandre. Alors tout s’explique. Si l’on fait attention que les recherches les plus récentes tendent à établir qu’antérieurement au iiie siècle avant notre ère, il n’y avait dans l’Inde ni véritable architecture ni véritable sculpture, et que par conséquent toutes les œuvres d’art qu’on y connaît sont postérieures à l’invasion d’Alexandre, on comprendra comment les Grecs ont pu servir de maîtres aux Hindous.

Les fragments réunis au musée de Lahore sont au nombre de plusieurs centaines. Il n’y a pas moins d’une soixantaine de statues du Bouddha de toute grandeur. L’ensemble est donc suffisamment important pour qu’on puisse se faire une opinion raisonnée. Il faut tout d’abord établir qu’il n’y a pas moyen de prétendre que les fragments grecs et bouddhiques aient pu appartenir à des époques différentes et former des couches successives sur le même sol. La même statue, le même bas-relief sont bien mi-partie grec, mi-partie bouddhique. Je remarque entre autres deux fragments sur lesquels sont en même temps sculptés des chapiteaux de l’ordre corinthien et de petits Bouddhas ; sur l’un des fragments le petit Bouddha est même inscrit au milieu des feuilles d’acanthe.

La seconde observation à faire, c’est combien le type du Bouddha, qu’on trouve si arrêté partout ailleurs, est ici flottant et indécis. Cela prouve que c’est bien ici et au contact des Grecs que s’est fait l’apprentissage des bouddhistes. Dans les premiers essais des artistes bouddhistes on voit l’effort de gens qui ont à se servir de la forme grecque pour donner un corps à l’idéal particulier que leur fournissaient la théologie et la légende bouddhiques. De là des tâtonnements et l’élaboration d’un type qui n’apparait d’abord qu’avec un ou deux traits propres, qui se dégage de plus en plus, et qui enfin, complètement arrêté, est porté dans toute l’Inde et dans toute l’Asie.

Cette conclusion ne surprendra point ceux qui auront vu les monuments. Que de fois, devant les monuments de Java, de Ceylan, en face des temples du sud de l’Inde, de la tour de Sarnath, que de fois nous nous sommes trouvés frappés des traits de ressemblance qui s’accusaient avec l’art grec ou les arts dérivés de lui ! Nous étions sans cesse à nous dire : Il faut qu’il y ait ou emprunt. Mais où ? Nous le savons maintenant.