Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/15

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Michel Lévy (p. 330-339).


XV

AJMIR


Retour de Lahore à Agra. — Départ d’Agra pour le Rajpoutana. — Burhtpour. — Jeypour. — Aspect saisissant de Jeypour. — Rencontre d’un comissioner anglais. — Paysans hindous qui préfèrent la domination anglaise à celle d’un de leurs rajahs. — Ajmir.
Décembre 1872.

De Lahore nous revenons sur nos pas jusqu’à Agra ; là, disant adieu au chemin de fer, nous nous enfonçons dans le Rajpoutana pour nous rendre, par les routes de terre, à Bombay.

Le Rajpoutana s’étend entre les bassins du Gange et de l'Indus ; c’est une vaste contrée peu fertile, en grande partie sablonneuse, et qui, du côté de l’Indus, se termine même en un complet désert. La pauvreté du sol, le peu de densité des populations, ont été des causes pour préserver le pays dans son ancien état. Alors que les musulmans s’établissaient solidement dans les vallées du Gange et de l'Indus, convertissant une partie des populations, dans le Rajpoutana, l’ancienne religion, les anciennes castes, se conservaient au contraire presque intactes, et les anciens chefs restaient en possession, sauf à reconnaître la suzeraineté des empereurs de Delhi. Les Anglais n’ont point changé cet étatcde choses ; ils ont, comme les Mongols, laissé le pays aux mains des rajahs. Dans le Rajpoutana, on compte donc encore les princes souverains, petits et grands, à la douzaine. Chaque ville, avec une étendue de territoire plus ou moins grande autour d’elle, se trouvé constituer un État à part et distinct.

En partant d’Agra, la première ville que nous trouvions possédant un rajah est Burhtpour. Burhtpour n’a d’intéressant que la ceinture de gros remparts en terre qui, au commencement de ce siècle, lui a permis de soutenir deux grands sièges contre les Anglais.

Après Burhtpour vient Jeypour ; Jeypour est la capitale d’un assez grand État, et son rajah est un des premiers parmi ceux du Rajpoutana. Jeypour est séparée d’une grande plaine de sable, qu’on suppose être le fond d’un ancien lac, par une ceinture de frais jardins abondamment arrosés. En vue de la ville, dans différentes directions, s’élèvent des hauteurs couronnées de vieilles fortifications. Tout cela forme un bel ensemble.

Jeypour doit son existence au caprice de Jey-Singh, un célèbre rajah du pays. Jusqu’au commencement du xviiie siècle, la capitale de l’État se trouvait être à Amber, à quatre milles au nord-est de l’emplacement où s’élève maintenant Jeypour, lorsqu’il prit fantaisie à Jey-Singh d’abandonner sa vieille capitale pour s’en bâtir de toutes pièces une nouvelle. Ainsi fut fait. Amber, désertée par le rajah et avec lui par toute la population, est passée à l’état de ville ruinée, et Jeypour, sortant de dessous terre, lui a été substituée comme capitale. Pareille création caractérise assez bien l’omnipotence d’un souverain oriental ; ce qui la caractérise au moins tout autant, c’est le style dans lequel la nouvelle ville a été bâtie.

Jeypour a été disposée en larges rues se coupant à angles droits, avec des places publiques aux points d’intersection. Dans chaque rue, les façades surélevées des maisons ont été embellies d’ornements d’architecture dans le style introduit par les musulmans dans l’Inde. Souvent il n’y a rien derrière, et ce n’est qu’un placard, mais, sur le devant, la façade n’en existe pas moins avec ses moulures, ses fenêtres, ses balcons. Puis toutes les maisons d’une même rue ont été peintes d’une seule et unique couleur, chaque rue ayant une couleur différente : il y a la rue rose la rue bleue, la rue gris-violet ; les places sont couleur vert tendre. Quand on entre dans Jeypour, le premier aspect de la ville est saisissant ; c’est quelque chose qu’on n’a jamais vu. Naturellement il ne faut ni gratter les murailles ni regarder derrière, comme pour les palais de Calcutta, on ne trouverait que du crépi et du badigeon ; mais pris tel quel, comme décor, cela se sent assez bien des Mille et une nuits.

A Jeypour, le palais et ses dépendances occupent tout un côté de la ville. Là encore on est frappé du nombre des gens attachés à la cour. On se demande ce que peuvent faire les princes hindous de la multitude de parasites qui rampent autour d’eux. Il serait intéressant de savoir quelle part du budget de l’État sert à son entretien. Et cependant Jeypour est loin d’être un des États indigènes mal gouvernés ; le rajah passe même pour très-accessible aux idées européennes, il a apporté de nombreuses améliorations au gouvernement de son État. Dans la ville, nous trouvons un collège, un musée et une bibliothèque, avec des écriteaux au-dessus des portes annonçant en anglais la destination des édifices. Le rajah se trace en ce moment, en dehors de la ville, un grand jardin anglais, et au lieu des hautes murailles qui ceignent ses anciens jardins, le nouveau sera entouré d’une grille en fer dans le plus pur goût européen.

Kishengouhr possède aussi son rajah. Kishengouhr n’est cependant qu’une bourgade, son territoire est des plus restreints, le sol y est pauvre, aussi ce rajah est-il un fort petit sire.

A Kishengouhr, nous trouvons campé auprès du bungalow où nous nous arrêtons le comissioner anglais qui administre le pays d’Ajmir. Kishengouhr confine à Ajmir, qui est sous le gouvernement direct des Anglais. Le comissioner, M. Saunders, est en ce moment en tournée d’inspection ; chaque année il consacre ainsi plusieurs mois à aller, de village en village, s’assurer par lui-même de l’état de toutes choses. Nous étions arrivés à notre bungalow tard, la nuit tombée, et nous nous préparions à y faire un assez maigre dîner, lorsque nous recevons une invitation du comissioner, campé en face de nous. M. Saunders parcourt son territoire dans toute la splendeur d’un fonctionnaire anglais, suivi d’un régiment de domestiques, d’une multitude de chameaux, de chevaux. Nous le trouvons installé dans une vaste tente avec tentures, tapis et meubles au complet. Madame Saunders accompagne son mari ; elle nous invite gracieusement à partager un excellent dîner. A table, la conversation prend tout de suite le chemin de l’Europe.

Cependant, après avoir causé de l’Europe, il faut bien, de détour en détour, en revenir à l’Inde, et finir même par se retrouver à Kishengouhr. M. Saunders nous apprend alors qu’il est venu jusqu’à Kishengouhr pour avoir une entrevue avec le rajah. Il s’agit d’une rectification de frontière. Le rajah revendique comme lui appartenant certains villages qui sont aujourd’hui compris dans le territoire d’Ajmir, et qui, comme tels, sont sous l’administration directe des Anglais. Il est vrai que les habitants des villages opposent la plus vive résistance aux prétentions du rajah ; ils sont venus trouver le comissioner, ils pétitionnent et envoient supplique sur supplique pour ne point changer de maître. Les paysans du pays d’Ajmir préfèrent la domination anglaise à celle d’un de leurs rajahs ! Eh bien ! cela n’étonne point. Dès qu’on a saisi ce que sont, comparés l’un à l’autre, le gouvernement d’un petit rajah et celui des Anglais, on ne peut point douter qu’il ne doive en être ainsi.

Dans les deux cas, il est vrai, les populations sont également en possession de maîtres qui ont pour première préoccupation de les tondre ; mais les Anglais s’arrangent de manière à laisser au troupeau une certaine quantité de laine, tandis que le rajah indigène tond généralement jusqu’à la peau, et même, le cas échéant, enlève la peau avec la laine. Les Anglais ont compris que, pour s’asseoir dans l’Inde, il leur fallait se faire bien venir des grandes masses de la population ; ils ont donc tout fait pour mettre les populations rurales dans une position inconnue avant eux dans l’Inde. La redevance territoriale qu’ils prélèvent est moins lourde que celle prélevée par les rajahs ; elle est régulière, répartie avec soin ; les raïots sont préservés le plus possible contre les exactions des zemindars et des talouquedars. La situation des diverses classes vis-à-vis du gouvernement et vis-à-vis les unes des autres est réglée par des lois fixes, connues de tous, appliquées avec impartialité par des magistrats intègres. Cela constitue des garanties et donne à chacun un status défini, à l’abri des empiétements d’autrui, ce qui est comme un commencement de droits.

Ce sont là autant de choses inconnues chez les rajahs. Il n’y a point chez eux d’impôt absolument fixe, point de lois écrites, point de juges ni de fonctionnaires intègres, il n’y a que leur volonté, leurs désirs, leurs besoins prenant effet par l’intermédiaire des hommes de proie qui pullulent autour d’eux. Le rajah a-t-il fait quelque folie, s’est-il endetté à nouveau, ce qui arrive sans cesse, le pauvre paysan, quelque chargé qu’il soit, doit toujours finir par payer, — et ici il faut bien qu’il paye, car il n’y a que lui pour cela.

Le gouvernement des rajahs est resté, au point de vue fiscal comme à tous les autres, un despotisme grossier ; la seule véritable source de revenu connue de lui est l’impôt prélevé en nature sur le produit de la terre. Les Anglais, au contraire, appliquent dans l’Inde un système de finances savant et compliqué. Ils ont l’impôt sur le revenu, les impôts indirects, les douanes, le timbre. Ils ne légifèrent pas pour un lambeau de territoire exclusivement rural, comme les rajahs ; leur gouvernement, à la tête d’un grand empire, concentre les revenus de territoires divers et équilibre le déficit d’une part par le surplus d’une autre. Tandis que le moindre besoin des rajahs se fait de suite sentir par un accroissement de l’impôt prélevé sur leurs paysans, on a pu voir les Anglais augmenter leur budget des recettes sans surélever la redevance des populations rurales. Puisque les paysans d’Ajmir n’ont de choix possible qu’entre deux maîtres, ils ont donc grandement raison de préférer l’Anglais.

Ajmir, comme toutes les villes que nous venons de traverser, était autrefois la capitale d’un petit État ; mais, s’ils ont laissé subsister les différents rajahs du Rajpoutana, les Anglais ont cependant fait une exception au détriment de celui d’Ajmir, qu’ils ont détrôné ; depuis 1817, Ajmir est sous leur domination directe. La ville d’Ajmir est pittoresquement assise à la base de crêtes abruptes et dénudées ; dans son voisinage se trouve un petit lac, sur ses bords les anciens souverains s’étaient construit une demeure aujourd’hui occupée par le comissioner. En visitant Ajmir après les villes de rajahs, on ne peut s’empêcher de reconnaître combien tout l’avantage est du côté de la ville anglaise. Ici il y a plus de signes de civilisation et de bonne administration ; il y a plus de routes, et celles qui existent sont mieux entretenues ; il y a une meilleure police, la propreté et la bonne tenue générales sont plus grandes. On remarque surtout avec plaisir l’absence de tous ces oisifs et parasites de cour, qui battent le pavé dans les villes de rajah.