Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/04

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Michel Lévy (p. 87-92).


IV

YANG-CHAU


Ching-Kiang. — Grand nombre des bateaux. — Les bateaux de guerre. — Le grand canal. — Yang-Chau détruit par les Taë-Pings, — Souvenirs de Marco-Polo.
Février 1872.


Ching-Kiang est situé sur la rive droite du Yang-Tse, à peu près à moitié chemin de Nankin à la mer. Le grand canal venant du nord de la Chine entre dans le Yang-Tse à un kilomètre en amont de Ching-Kiang et en ressort pour continuer vers le sud, à quelques kilomètres en aval. Ching-Kiang ainsi à cheval sur le grand canal et le Yang-Tse a toujours été un point d’une grande importance commerciale. Comme Nankin, Ching-Kiang a été entièrement détruit par les Taë-Pings ; dans son voisinage existaient de fort belles pagodes, qui ne sont plus aujourd’hui que des monceaux de décombres. Quoique la population de la ville soit encore bien restreinte en comparaison de ce qu’elle était avant le passage des Taë-Pings, et que la misère soit encore grande, le pays d’alentour est si fertile et la situation si favorable qu’il est probable que Ching-Kiang, plus heureux que Nankin, se relèvera entièrement de ses ruines.

A Ching-Kiang nous louons un bateau pour aller à Yang-Chau sur le grand canal au nord du Yang-Tse. Dans cette partie de la Chine il n’y a point d’autres voies de communication que les rivières et les canaux, aussi les bateaux fourmillent-ils. Il y en a de toutes les grandeurs et pour tous les usages, allant à la voile, à la rame, à la godille. Notre bateau a une petite chambre avec une petite table et des bancs. Nous nous trouvons à trois fort à l’étroit dans ce réduit, et lorsqu’il faut nous y étendre pour dormir, nous ne savons ou placer les jambes. Cet espace qui nous paraît si restreint serait cependant suffisant pour loger je ne sais combien de Chinois. Nous rencontrons, depuis que nous sommes sur le Yang-Tse, quantité de bateaux portant des voyageurs pressés les uns contre les autres comme des colis. Souvent ces bateaux sont à l’ancre, attendant le vent favorable, et le voyage ne reprendra que quand le vent sera venu, et il ne finira que quand le vent, dans ses alternatives capricieuses de va-et-vient, aura soufflé assez longtemps dans la direction voulue pour que le bateau arrive à destination. On reste ainsi en route des jours et des semaines.

Heureusement que Yang-Chau n’est qu’à une faible distance de Ching-Kiang, et que dans le grand canal nous pourrons aller à la corde eu nous passant du vent. Notre bateau, glissant sur le Yang-Tse, atteint bientôt le grand canal ; l’entrée n’en est aujourd’hui marquée par rien de particulier ; le pays est ici très-plat, et les berges du canal se joignent à la berge du fleuve comme s’il s’agissait du dernier cours d’eau ou du dernier fossé. C’est toute une affaire que de pénétrer dans le grand canal et de s’y frayer un passage. Le canal, à son entrée, est littéralement obstrué par un entassement de bateaux amarrés les uns contre les autres pendant plus d’un kilomètre. Parmi les bateaux qui contribuent ainsi à obstruer le canal, et dont l’équipage assez peu bienveillant ne fait absolument rien pour nous faciliter le passage, sont ceux que le gouvernement chinois tient armés pour faire la police du fleuve et du canal, et courir sus aux pirates. Quelle marine de guerre ! Il n’y a point à s’étonner qu’avec un pareil armement les soldats et les marins chinois, quand ils ont affaire aux Européens, ne commencent tout d’abord par prendre la fuite. Ces bateaux sont plats. ils vont à la rame ; sur le devant ils ont une vieille pièce de canon cerclée, qui serait sans doute fort dangereuse pour les gens qui voudraient l’utiliser. Ce misérable attirail est servi par des mariniers qui ont l’air d’avoir été recrutés parmi la dernière racaille ; à leur visage jauni on devine que leur principal passe-temps est de fumer l’opium.

Sur la partie du canal que nous suivons pour aller à Yang-Chau, le mouvement de la navigation est très-considérable. Ce grand canal, lorsqu’il était en parfait état, devait être quelque chose de vraiment grandiose. Il mettait alors en communication le nord de la Chine avec les provinces riveraines de la mer et toutes celles arrosées par le Yang-Tse. Aujourd’hui le grand canal, comme toutes choses en Chine, a été négligé ; les principaux ouvrages qui au nord étaient nécessaires au maintien de sa navigation sont tombés en ruine ; dans la partie avoisinant le Yang-Tse, où le pays est très-plat, le canal n’a jamais cessé d’être navigable. Il aurait cependant grand besoin d’être curé et ses berges relevées, car il a beaucoup perdu de sa profondeur et il ne porte plus que des barques d’un assez faible tirant d’eau.

En approchant de Yang-Chau, la presse des bateaux sur le canal recommence, et laissant nos mariniers tirer notre bateau comme ils pourront jusqu’à la ville, nous nous mettons en route à pied, Yang-Chau s’annonce de loin par une de ces hautes tours à étages, avec toitures à coins relevés, comme il s’en trouvait dans toutes les villes de cette partie de la Chine avant le passage des Taë-Pings. On ne sait à quel hasard la tour de Yang-Chau doit d’avoir été épargnée par les Taë-Pings, car la ville elle-même a été aussi absolument détruite que Nankin et Ching-Kiang. Dans les faubourgs nous voyons encore de grands amas de décombres, mais l’intérieur de la ville est déjà reconstruit, et la grande rue des boutiques a même un aspect des plus brillants. Nous trouvons là un certain nombre de boutiques de curiosité sur lesquelles nous nous abattons et où nous faisons une belle récolte de vieux bronzes.

A Yang-Chau rien ne subsiste plus du passé, cela n’empêche point qu’on y pense à Marco-Polo qui on avait été gouverneur pendant trois ans. C’est lui qui nous l’apprend dans le vieux français de son livre :

« Quant l’en se part de Tiguy l’en chevauche une journée ; et au chief de ceste journée treuve l’en la cité de Janguy (Yang-Chau), qui moult est grant et noble, laquelle a seigneurerie sur xxvij cités qui sont moult bonnes ; si que ceste cité de Janguy est moult puissant. Et si siet en ceste cité uns des xij barons du grant Kaan. Ils sont idolastres et ont monnaie de chartretes. Et eut seigneurerie Marc Pol en ceste cité, trois ans accomplis, par le commandement du grant Kaan. »