Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/05

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Michel Lévy (p. 93-100).


V

PÉKIN


Le Peï-ho. — Tien-Tsin. — Départ pour Pékin. — Routes affreuses et charrettes abominables. — Arrivée à Pékin. — Pékin ville délabrée. — L’architecture chinoise. — Les tombeaux des Mings. — Les environs de Pékin.
Mars 1872.


De Shanghaï pour se rendre à Pékin, on passe par Tien-Tsin, en remontant le Peï-Ho. Ce Peï-ho est un petit fleuve vaseux, qui décrit les méandres les plus capricieux et les plus désagréables aux navigateurs. Cependant la distance à franchir sur le fleuve est assez courte, et huit heures suffisent à notre bateau à vapeur pour aller de Ta-Kou, à l’embouchure, jusqu’à Tien-Tsin.

Tien-Tsin, grande ville chinoise ressemblant à toutes les autres, n’a rien de particuliérement remarquable, mais on y fait ses préparatifs pour le voyage de Pékin, et, comme on doit s’organiser à la chinoise, c’est chose encore assez compliquée. On empile dans des charrettes ses bagages, des vivres, des matelas, des fourrures, et au milieu de tout cela, on se fait un trou tant bien que mal. Le voyage, selon qu’on se hâte plus ou moins, dure deux ou trois jours. Un abominable voyage !

La charrette usitée dans le nord de la Chine pour les voyages, et qui, dans l’intérieur de Pékin, sert de fiacre, est toute petite, absolument sans ressorts, avec des roues ferrées de clous à tête saillante. Les routes de Tien-Tsin à Pékin sont peu ou point frayées, ouvertes, au gré des charretiers, à travers champs, pleines d’ornières, de fondrières, de précipices. La petite charrette, traînée assez rapidement par deux mulets, ne va dans de tels chemins que de cahots en cahots et de soubresauts en soubresauts. On est tout le temps jeté de droite et de gauche contre les parois de la charrette, soulevé d’en bas, poussé en avant ou ramené en arrière ! On se sent ébranlé jusque dans les moelles ; on finit par avoir tout à l’envers, la tête, le cœur et l’estomac. C’est une torture qui dure tout le voyage. Retardés sur la route par toute sorte d’incidents, des ponts rompus, des charrettes renversées, nous n’arrivons devant Pékin que tard, les portes de la ville fermées. Nous sommes contraints de prendre gîte dans une misérable auberge, au pied des murs, attendant le jour et l’ouvcrture des portes. A l’aube, nous pénétrons dans la ville.

On ne peut point dire que le premier aspect de Pékin réponde à l’idée qu’on s’en était formée. Pékin n’a guère la physionomie d’une ville ; on dirait plutôt une sorte de pays bâti, un gigantesque village, un énorme baraquement. Les voies de communication sont très-larges ; sans pavé d’aucune sorte ; on y trouve les ornières, les fondrières des routes de la campagne, avec la même boue quand il pleut et la même poussière quand il fait sec. S’enfonçant dans la boue ou bien, selon le temps qu’il fait, soulevant des flots de poussière, on voit circuler une foule de gens allant à cheval à leurs affaires, un grand nombre de petites charrettes faisant office de fiacres, de longues files de chameaux qui apportent les approvisionnements de la ville. Des deux côtes des rues sont des maisons basses, sans étage, construites en bois ou en briques plus ou moins cuites, On passe par des quartiers entiers en ruines ou déserts, et à chaque instant on trouve des espaces vides et des emplacements vacants couverts de débris.

Le chiffre de la population ne dépasse pas 600 000 habitants. Vue d’une élévation, la ville n’apparaît que comme une sorte de bois ou de forêt, tant les arbres plantés dans les cours et les jardins prédominent sur les maisons. Pékin ne ressemble donc en rien aux autres villes de Chine, et aussi n’a-t-elle point été faite pour être une ville chinoise. Pékin est une capitale militaire, choisie par les conquérants du pays ; elle doit sa création aux Mongols, qui, s’étant rendus maîtres de la Chine, voulurent rapprocher sa capitale de la Mongolie pour assurer la sécurité de leur domination. A ce titre, la situation de Pékin a pu être bien choisie, mais ce n’est qu’à ce titre seul, car, pour tout le reste, la ville, bâtie au milieu d’une plaine aride et loin des grands cours d’eau, n’a point de raison d’être naturelle.

La fonction militaire de Pékin s’accuse par ses remparts, qui sont vraiment énormes et qui de tous côtés dominent la campagne. Ces remparts ont cinquante pieds de haut et en moyenne quarante d’épaisseur. Ils sont, de distance en distance, flanqués de contre-forts on forme de bastions ; leurs grands angles et les portes dont ils sont percés sont surmontés de châteaux ou édifices à étages multiples et à toits relevés, de l’effet le plus pittoresque. Quand on approche de Pékin, la vue des murs est réellement imposante.

Les remparts de Pékin forment deux grands parallélogrammes juxtaposés, de telle sorte que Pékin se dédouble en deux villes distinctes ayant chacune leur système de remparts. Le parallélogramme du nord est ce que l’on appelle la ville tartare ; celui du sud, la ville chinoise. Au centre de la ville tartare est un vaste espace entouré d’un grand mur de ronde. Dans cette enceinte se trouve le palais impérial avec ses jardins et dépendances. Nul Européen de nos jours n’y a encore eu accès[1], et ce n’est que de loin, du haut des remparts de la ville, qu’on peut apercevoir les toitures à briques jaunes des constructions impériales. La ville chinoise est la ville du commerce et des affaires, c’est aussi la ville des plaisirs et des théâtres, des restaurants et des boutiques.

Les principaux monuments de Pékin sont des temples ; dans la ville chinoise, le temple du Ciel ; dans la ville tartare, celui de Confucius, et tout à côté le grand temple et le couvent des lamas. Mais les temples que renferme l’enceinte de Pékin ne forment que la moindre partie des constructions religieuses que l’on peut visiter d’ici. En dehors des murs, dans le voisinage de la ville, il s’en trouve de nouvelles, et dans les montagnes, qui, du côté du nord, sont assez rapprochées, on rencontre de nombreux temples et couvents bouddhiques, placés dans les situations les plus pittoresques, qui, comme grandeur architecturale et comme luxe de décoration, ne le cèdent en rien aux édifices même de Pékin.

Si l’on fait consister le mérite de l’architecture dans la justesse des proportions, l’équilibre des parties, l’harmonie de l’ensemble, il faut avouer que, la plupart du temps, les constructions chinoises, surtout les pagodes, laissent beaucoup à désirer. A Pékin et dans les environs, il est pourtant certains temples qui font exception. Au nombre des plus beaux parmi eux je placerai le grand temple des tombeaux des Mings. Comme toujours, c’est la toiture qui est la partie architecturale, et c’est la coupe de la charpente à coins relevés qui donne son caractère à l’ensemble ; mais ici les lignes sont pures, les courbes gracieuses, et pour cette fois on peut se laisser aller à trouver dans un monument chinois de la légèreté et de la noblesse. Malheureusement tous ces édifices sont essentiellement périssables, étant construits en bois ; quoique les plus vieux datent à peine de quelques siècles, ils sont déjà plus ou moins endommagés, et quelques-uns, comme ceux des tombeaux des Mings, assez mal entretenus, sont menacés d’une ruine prochaine.

Les tombeaux des Mings, où l’on trouve ce beau spécimen d’architecture chinoise, constituent dans leur ensemble une des plus belles choses à visiter auprès de Pékin. Les empereurs de la dynastie des Mings, après avoir transporté la capitale de leur empire de Nankin à Pékin, se choisirent dans les environs de Pékin, comme ils l’avaient fait dans ceux de Nankin, un lieu qu’ils pussent approprier pour leur sépulture. Ici ils ont fait choix d’une vallée s’enfonçant en entonnoir dans les montagnes. Chaque empereur a été mis à part, sous un tumulus, au milieu d’un bosquet séparé, avec une chapelle ou temple bouddhique comme appendice. Sur la route qui donne accès dans la vallée sont placés trois grands portiques sous lesquels on passait successivement ; puis des deux côtés, faisant la haie, des statues colossales en pierre, représentant des hommes et des animaux.

Plus près de Pékin, nous rencontrons les ruines du palais d’été, brûlé par les Anglo-Français lors de la dernière guerre, et à côté le parc et la pagode de Ouan-shau-shan, détruite en même temps que le palais. Du sommet de la colline, sur laquelle était bâtie la pagode, la vue s’étend sur la plaine jusqu’à Pékin, qui apparaît dans le lointain. La campagne que l’on découvre ainsi est une plaine unie, assez triste d’aspect ; elle n’est guère plantée que de cyprès, car la seule manière que les habitants de Pékin aient trouvée de jouir des alentours de leur ville, c’est d’y faire partout des cimetières.

  1. Tout dernièrement les ambassadeurs européens viennent d’y être reçus en audience par l’empereur.