Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/02

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Michel Lévy (p. 5-9).


II

YEDO


Le Tokaïdo. — Maisons et intérieurs japonais. — Politesse et bonne humeur du peuple. — Arrivée à Yedo.
Novembre 1871.


On se rend de Yokohama à Yedo, en attendant le chemin de fer, soit par mer, soit par la grande route. C’est cette dernière voie que nous choisissons. Nous sommes sur le Tokaïdo, la grande chaussée du Japon, reliant Kioto, la ville du mikado, et Osaca, à Yedo, la ville du taïcoun. La foule et le mouvement sont grands autour de nous ; aussi nous trouvons-nous on ne peut mieux placés pour donner un premier crayon du monde japonais.

Si l’on veut se faire une juste idée de ce que l’on appelle ici maison, il faut chasser l’image que ce mot éveille appliqué en Europe, pour se figurer un genre de construction qui n’a ni murailles, ni portes, ni fenêtres, et qui à l’intérieur est dépourvu de chaises, de table, de lit et de foyer. La maison japonaise est un abri fragile et exigu, construit en bois et en treillis de bambous. Pendant qu’on la construit, la maison japonaise, avec son châssis de pièces de bois et ses treillis de bambous, a l’air d’une cage ; lorsque le plancher extérieur qui recouvre le tout est fixé et que la maison est terminée, elle ressemble à une boîte. Cette cabane est orientée de telle façon que l’égout du toit donne sur la rue et que le pignon adossé à la maison voisine fait avec elle plancher mitoyen.

Il n’existe, nous l’avons dit, ni portes ni fenêtres, mais une grande ouverture qui prend tout le devant de la maison. Si l’on entre, en faisant glisser le grillage à coulisse qui sert de fermeture, on trouve d’abord un petit espace libre au niveau de la rue : là tout Japonais venant du dehors dépose ses sandales de paille ou à semelle de bois. Puis on s’élève d’un ou deux pieds au-dessus du sol de la rue, et l’on est dans la maison. Du reste, point de chaises, point de table, point de meubles, si ce n’est peut-être un coffre à tiroirs ; point de cheminée. Le fourniment intérieur — on ne peut vraiment dire l’ameublement — ne se compose que de deux objets, mais aussi de deux objets dont l’usage est universel, qui se trouvent chez le pauvre comme chez le riche, et sans lesquels la vie domestique ne saurait être : des nattes de paille et le shibatchi. Le plancher de tout appartement japonais est en effet invariablement recouvert de fines nattes de paille de riz. Il n’y a point de chaises ; aussi, le jour, est-ce sur ces nattes qu’on est accroupi ; il n’y a point de lit ; aussi, la nuit, est ce sur ces mêmes nattes qu’on jette les couvertures pour dormir.

Au milieu de l’appartement, sur la natte, est placé le shibatchi, qui, pour Japonais, tient lieu de foyer. Le shibatchi est généralement composé d’une première caisse de bois, dans laquelle est placée une seconde caisse en métal remplie de cendre et de charbons allumés. Sur ce petit feu, une bouilloire chauffe éternellement, destinée à fournir à chaque maison l’eau pour le thé, qui se prend à tous les instants du jour. Dans la maison japonaise le shibatchi est le centre de tout : c’est accroupies auprès de lui que les femmes passent leur temps, c’est rangée autour de lui que la famille prend ses repas, c’est à sa faible chaleur que l’hiver on se réchauffe tant bien que mal, c’est lui enfin qui non-seulement donne l’eau chaude pour le thé, mais encore la braise pour allumer la petite pipe qu’hommes et femmes fument constamment.

Nous entrons dans une maison, et tout de suite une femme verse l’eau chaude dans une théière, et nous offre, en signe de bienvenue, quelques gorgées d’un thé légèrement infusé. Ce qui frappe le plus chez le Japonais, c’est la petite dimension de toutes choses : la maison est petite, ou, si elle est relativement grande, c’est qu’alors elle sera composée de nombreux appartements, et ceux-ci sont petits, avec de petites cours plantées d’arbres nains ; le thé est fait dans une toute petite théière et bu dans des tasses qui ont l’air de coquilles de noix. Tout ce qui entoure le Japonais est de modeste dimension, léger, fragile ou délicat.

Cela revient à dire que le Japonais a fait plus ou moins les choses à son image, car il est lui-même petit et en moyenne d’une taille fort inférieure à celle des Européens ; le timbre de sa voix aussi est moins fort, il a moins de besoins et se nourrit moins, surtout il tient moins de place ; dix Japonais accroupis ou formés en groupe ne couvrent pas la moitié de la superficie qu’occuperaient dix Européens. Le Japonais s’habille également moins que l’Européen. Il va tête nue, chausse ses sandales pieds nus, et reste même assez souvent jambes nues. Ses vêtements sont exclusivement en coton ou en soie, la laine lui est demeurée inconnue, ses îles ne nourrissant pas de moutons.

Nous ne rencontrons d’ailleurs aucun signe d’hostilité envers les étrangers ; bien au contraire, dans les boutiques, dans les auberges, même dans les simples maisons où nous entrons et où nous regardons tout d’un œil curieux, nous sommes accueillis de la manière la plus polie et avec une parfaite bonne humeur. Ce trait d’une bonne humeur constante paraît le trait dominant du caractère japonais. On ne voit partout que des visages souriants. Pour peu que sur la route nous accostions un Japonais, villageois ou citadin, jeune ou vieux, il se met à rire. Les Japonais rient avec nous, nous les voyons rire entre eux, il semble qu’ils rient toujours.

Cependant la foule de plus en plus pressée, les boutiques de plus en plus belles, nous apprennent que nous sommes dans les faubourgs de Yedo, et bientôt nous entrons dans la ville même.