Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/03

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Michel Lévy (p. 10-17).


III

YEDO


Aspect de Yedo. — Les jinrikshas. — Le château des taïcouns, le Jardin d’Hamagoten, les tombeaux et le temple de Shiba. — Les yashkis, — Le temple d’Asacksa. — Les environs de Yedo.
Novembre 1871.


Yedo est une très-grande ville, assise sur le bord de la mer, traversée par plusieurs rivières et de nombreux canaux. La majeure partie de la ville se compose d’une agglomération de ces mêmes maisons de bois que nous avons en venant trouvées sur la route ; mais, du milieu des habitations servant de demeure au populaire, on voit surgir les riches magasins aux enseignes à lettres dorées ; les yashkis, anciennes demeures des daïmios ; la triple enceinte du château des taïcouns ; les nombreux temples bouddhistes et shintouistes ; les tombeaux et temples de Shiba. Aussi Yedo a-t-il vraiment l’air d’une capitale.

Dans l’après-midi, les rues qui servent d’artères principales sont parcourues par une foule affairée. Tenant lieu de fiacres et d’omnibus, les jinrikshas en longues files se croisent et se poursuivent. Le jinriksha est une chose absolument sui generis. C’est une voiture en miniature, montée sur deux roues, qui a cela de particulier que le cocher fait en même temps office de monture et traîne le véhicule. C’est du reste une invention nouvelle au Japon, N’ayant dans le pays que peu de chevaux et point de voitures, les gens qui ne pouvaient ou ne voulaient point aller à pied se faisaient autrefois porter à dos d’homme, dans une sorte de palanquin, le cango. Les porteurs japonais, à la vue des voitures suspendues des Européens, ont trouvé plus commode de déposer sur les deux roues du jinriksha la personne qu’auparavant ils portaient sur leurs épaules, et de s’y atteler.

Après les principales rues, c’est au Shin-me-mai et au Nipon-bachi que le mouvement de la vie urbaine se présente sous l’aspect le plus pittoresque. Le Shin-me-mai est une allée étroite, ressemblant à un de nos passages, sauf l’absence de toit. On n’y cirenle qu’à pied. Des deux côtés sont des boutiques d’industrie de luxe, boutiques de sabres à poignée ciselée, de pipes, d’étuis à tabac, de porcelaine. Là se vendent les objets délicats et artistiques, qui pour le Japonais sont d’un usage usuel. Au Nipon-bachi, nous entrons dans le quartier des grands approvisionnements, quelque chose comme le quartier des Halles ; bachi veut dire pont, aussi est-ce d’un pont qu’il s’agit. Les bateaux pêcheurs venant de la mer remontent la rivière jusqu’au pont ; ils s’amarrent, pressés en doubles files, en face d’une longue rangée de cabanes de bois. C’est là le marché d’où le poisson déborde sur la ville, et ce qui passe par là de poisson est fabuleux.

Yedo était le séjour préféré des taïcoims ; ils y vivaient, ils y étaient ensevelis. C’est à eux que la ville a dû de grandir et de devenir ce que nous la voyons. Aussi à Yedo les constructions élevées par les taïcouns, palais, temples et tombeaux, tiennent-elles le premier rang parmi les monuments.

L’ancien château fort des taïcouns, le Shiro, occupe, avec sa triple enceinte de murailles, tout le milieu de Yedo. Le tour extérieur de la seconde enceinte passe pour la plus belle promenade que l’on puisse faire dans la ville. La muraille que l’on côtoie a son pied dans l’eau du fossé et s’élève couronnée d’arbres plantés sur le terre-plein. Les arbres du Shiro forment un grand massif qui, dans Yedo, apparaît de toutes les rues comme un fragment de campagne ; mais les taïcouns ne s’étaient pas contentés des bosquets de leur place forte, ils avaient ailleurs, par la ville, maisons de plaisance et résidences d’été. Hamagoten, l’un de ces jardins, est une île entourée de deux côtés par des canaux, et du troisième donnant en plein sur la mer. Les quatre cinquièmes des arbres qui croissent au Japon sont des arbres verts, et à Hamagoten les arbres verts indigènes composent d’admirables massifs. Hamagoten peut être pris comme le type du grand jardin ou parc japonais, et, contrairement à l’idée qu’on s’est longtemps formée de la manière des Japonais de traiter leurs jardins, il n’y a là aucune trace d’arbres torturés ou d’arrangement artificiel de la perspective et du paysage ; au contraire, le style libre et pittoresque du jardin anglais. Les massifs formant rideau, les gros arbres plantés isolément, les rangées du capricieux cèdre japonais combinés avec art, ont certainement d’Hamagoten un des sites les plus charmants que l’on puisse rêver.

Du Shiro et d’Hamagoten à Shiba, la distance est courte, comme l’est celle qui sépare la vie de la mort. A Shiba, les taïcouns sont enterrés dans un grand bois funéraire de pins et de cyprès. Il règne dans le bois un silence solennel qui n’est interrompu que par le croassement des corbeaux ou le cri des faucons. Chaque tombeau comprend un ensemble de constructions dont la pièce principale est une chapelle bouddhiste décorée avec la plus grande richesse. Les tombeaux et le bois qui les enferme sont précédés d’un grand temple bouddhiste, précédé lui-même d’une sorte d’immense porte, appendice obligé de presque tous les temples bouddhistcs. Ce temple avec sa porte peut être pris comme le meilleur type des constructions religieuses de Yedo. Quand on s’arrête pour la première fois en face de lui, on est fort dépaysé. On se trouve en présence d’une architecture absolument nouvelle, ignorant également le grec et le gothique. On se sent enfin on Asie. L’édifice est en bois, en bois laqué en rouge, et ce n’est plus ici le corps même du bâtiment qui est la partie principale et la pièce d’architecture, c’est le toit. C’est donc dans la coupe de la charpente que réside la valeur de ]’ensemble.

Les princes féodaux ou daïmios du japon, obligés de vivre une moitié de l’année auprès du taïcoun, avaient chacun, à Yedo, leurs yashkis. Ces yashkis, au nombre de plusieurs centaines, couvrent une partie de la ville. Suivant l’importance du daïmio, la yashki était plus ou moins grandc, mais au fond, l’agencement des lieux était toujours le même. Au centre, la demeure du daïmio, une grande maison entourée de cours et de jardins, le tout séparé de la rue par des constructions en bois formant rectangle ou carré et servant à loger les samouraï et les serviteurs du daïmio. Ces constructions basses, uniformément peintes en noir, ouvrant sur la cour intérieure et tournant le dos à la rue, sont certainement un des traits de Yedo, mais en même temps un des traits les plus tristes, car dans les quartiers où dominent les yashkis on est en pleine solitude. Les yashkis sont aujourd’hui presque toutes abandonnées ; elles tombent en délabrement, ou sont détruites pour faire place à de nouvelles constructions. Yedo ne pourra que gagner à leur disparition.

Après avoir donné aux monuments des princes de Yedo l’attention qu’ils méritent, nous nous remettons à la poursuite des aspects saisissants de la vie populaire, et nous visitons Asacksa, qui est par excellence le quartier des divertissements. Au centre de ce quartier, en constituant le principal édifice, est un temple bouddhiste des plus fréquentés. On y vient toute la journée faire des prières, et en s’en allant on jette une offrande de piécettes dans un grand eoffre recouvcrt d’nn grillage en bois.

Le temple d’Asacksa est très-inférieur au grand temple de Shiba ; son architecture est moins belle, son aspect moins imposant, mais la différence entre les deux vient surtout de la dissemblance de leur entourage. Shiba sert d’entrée à des tombeaux, comme l’ancien temple grec, il se profile sur un bois au feuillage sombre ; Avsacksa est au beau milieu de la foire ; ses parvis sont remplis non-seulement de gens qui tiennent boutique et qui trafiquent, mais encore de pitres et de bateleurs.

La foule va au temple faire ses dévotions et en sortant entre chez Tabarin. Sauf l’article des dévotions, c’est ce que nous faisons nous-mêmes : après avoir parcouru le temple, nous allons au salon de cire. Du salon de cire, nous passons devant deux ou trois bateleurs, devant des tirs à l’arc et des maisons de thé ; puis nous visitons, dans le voisinage, le jardin d’un pépiniériste, rempli d’arbres nains bizarrement taillés.

Poussant plus loin nos promenades, nous sortons de la ville à différentes reprises. Nous parcourons cet espace d’un caractère incertain qui entoure toutes les grandes villes, moitié campagne, moitié ville encore. Les plantations de thé, les champs de riz, où le paysan achève la moisson, y sont entremêlés aux jardins du citadin, bordés de haies de bambous et de camellias en fleur. Les grands arbres verts donnent au paysage une fraîcheur qu’il n’a pas en Europe après la chute des feuilles. Le Fousyama, le plus beau des volcans, domine le pays, et ses neiges servent partout de fond au tableau. Aussi l’originaité et l’attrait de la ville se retrouvent-ils dans la campagne qui l’entoure.