Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/06

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Michel Lévy (p. 39-50).


VI

KIOTO


Départ pour Hiogo et Osaca. — Voyage d’Osaca à Kioto. — Arrivée à Kioto. — Le théâtre. — Grand dîner. — La danse et la musique.
Janvier 1872.


En quittant Yedo, nous sommes retournés à Yokohama nous embarquer pour Hiogo et Osaca. Hiogo, à l’entrée de la mer intérieure et à côté d’Osaca, est un des ports où s’est fixée une colonie européenne ; Osaca est une grande ville de commerce, bâtie près de la mer, dans le delta de la rivière Lodo. Les Japonais lui donnent 300 000 habitants. Ses rues étroites, assez monotones d’aspect, sont bordées de magasins et de dépôts de marchandises ; ses canaux et les bras du Lodo sont couverts de jonques et de bateaux venus de tous les points du Japon. A Osaca il n’y a, en fait de monuments, que l’ancien château fort des taïcouns, en partie ruiné pendant la dernière guerre civile, et une pagode à quintuple étage, du reste une des plus grandes et des plus belles du Japon.

Osaca n’était qu’une étape secondaire de notre voyage. Nous y passions surtout pour aller à Kioto, la capitale, qui, jusqu’à la dernière révolution, a servi de résidence au mikado. Kioto n’a encore été visité que par un petit nombre d’Européens. Les Européens n’ont au Japon le droit de séjour que dans les ports désignés par les traités, avec un certain périmètre à l’entour. En dehors de ce périmètre, le pays demeure fermé, et, pour Kioto, la rigueur est telle, que tous ceux qui ont essayé, jusqu’à ce jour, de franchir la limite sans autorisation, ont été impitoyablement arrêtés et ramenés.

Heureusement que nous avons apporté avec nous une permission spéciale au gouvernement japonais, Quand nous arrivons à Osaca, nous trouvons le gouverneur de la ville prévenu directement de Yedo, et ayant déjà pris ses mesures pour notre voyage. Le voyage de Kioto, tel qu’on nous le fait faire, donne lieu à une organisation compliquée. Nous quittons Osaca aux mains d’un personnel désigné par le gouverneur d’abord un interprète, puis un officier de la douane chargé de veiller à notre sécurité et qui prend avec lui une escorte de quatre hommes à sabre.

Dans cet équipage, nous nous embarquons pour remonter la rivière jusqu’à Fousymi, une distance de six ou sept lieues. Notre bateau à vapeur ne manque point de pittoresque. C’est une barque tout à fait plate, sur laquelle on a ajusté, tant bien que mal, une machine à vapeur, et qu’on a recouverte d’un toit donnant à l’avant et à l’arrière une chambre remplie de voyageurs. La rivière est large, ce n’est cependant qu’un grand torrent de montagne, plein de bancs de sable et de rapides. La navigation est donc difficile, la marche du bateau très-lente, et sur la berge nous voyons les voyageurs à pied nous dépasser prestement. Partis le matin d’Osaca, nous n’arrivons à Fousymi qu’à cinq heures du soir.

A Fousymi la navigation cesse, on prend la route de terre pour Kioto, à trois heures de marche. Ici notre suite acquiert tout à coup de singulières proportions. Nous trouvons, à nous attendre, une escorte de seize hommes à sabre, commandés par deux officiers, puis douze coulies pour porter les bagages, puis comme nous montons, nous et nos officiers, dans des jinrikshas, ce sont encore huit hommes pour tirer les petites voitures ; avec les gens qu’à des titres divers nous menons déjà avec nous, cela fait quarante-huit hommes. On n’a jamais pensé au Japon à économiser le travail de l’homme ; rien ne parait plus naturel que de recourir pour toutes choses à l’emploi de la force humaine. Il n’y a point de routes ; voyager en voiture ou même à cheval est donc inconnu ; c’est en cango, porté à dos d’homme, ou traîné dans une voiture à bras qu’on parcourt le pays, et pour les bagages, comme le cheval est rare et le bœuf trop lent, c’est encore aux épaules de l’homme que l’on a recours.

A Kioto, nous logeons dans la maison d’un officier japonais, que le gouverneur a louée pour nous. Notre maison est naturellement en bois, et, si elle est plus belle et plus vaste que les autres, elle n’en est pas moins, comme elles toutes, chose fragile et de peu de substance. Ce ne sont que légers châssis recouverts de papier ciré servant de portes et fenêtres, et des panneaux de papier peint à coulisses faisant office de cloisons intérieures. Tout cela, élégant et artistement travaillé, constitue un fort bel ensemble de menuiserie et d’ébénisterie ; mais cela ne répond en rien à l’idée qu’ailleurs on se fait d’un logis ayant pour principale destination de préserver des intempéries de l’air et de permettre aux habitants de se clore.

Kioto a été de tout temps une ville de luxe et d’amusements ; les théâtres et les maisons de thé y sont particulièrement fréquentés. Pour aller ici au théâtre, la première chose à faire est de se lever de grand matin ; les représentations commencent soit au milieu de la nuit, soit à l’aube du jour. Levés à six heures, nous arrivons à sept au théâtre. Nous nous trouvons dans un vaisseau fort vaste ; c’est une construction en bois sans ornementation intérieure, la charpente est partout à nu. Le jour pénètre latéralement du haut par de grandes ouvertures. Dans le pourtour, deux rangs de galeries, et en bas une sorte de parterre. Il n’y a point de sièges, les Japonais ne connaissant rien de semblable ; le plancher de la salle est simplement recouvert de nattes de paille sur lesquelles les spectateurs sont accroupis. Pour désigner à chacun sa place et le séparer du voisin, on a élevé à un pied et demi du sol des divisions carrées en bois, qui font assez bien l’effet des cloisons servant, dans les marchés européens, à parquer les moutons ou les lapins. La scène occupe tout le fond du théâtre, comme chez nous ; mais l’orchestre est placé sur le côté, dans une sorte d’enfoncement qui tient la place qu’occuperaient en Europe les baignoires d’avant-scène. Tous les rôles, même ceux de femmes, sont remplis par des hommes.

Quand nous entrons, la scène est occupée par des acteurs revêtus de costumes historiques. Déjà, à Yedo, nous avons vu quelque chose de semblable. Il s’agit de pièces où figurent les personnages traditionnels de la légende ou de l’ancienne histoire nationale, et pour des étrangers ne comprenant point la langue et ne connaissant guère l’histoire du Japon, il est difficile de suivre et de comprendre. Le spectacle historique terminé, le programme annonce une pièce tirée des aventures des Quarante-sept lonines. Or ces aventures nous sont connues pour les avoir lues dans une traduction, Nous nous promettons cette fois-ci une œuvre que nous pourrons comprendre. En effet, le rideau est de nouveau tiré — car ici on ne le lève point, et la scène présente des dispositions nouvelles. D’abord un décor fort passable, un devant de maison, avec une porte et une clôture de jardin. Là vont se passer plusieurs scènes ; puis, comme les autres seront à l’intérieur, le plancher est tournant, et, en le mettant en mouvement, on dérobe le premier décor et on amène à sa place sur le devant un décor d’intérieur, La pièce commence. Nous pouvons la suivre, et réellement nous la suivons avec un intérêt qui devient palpitant. On se croirait à un de nos drames. La manière savante dont les péripéties et les coups de théâtre sont ménagés, la combinaison du comique et du tragique, la vie de famille et le détail intime mêlés au drame épique et à l’action tragique, tout s’y trouve. Si à cela on ajoute des acteurs consommés, connaissant toutes les ressources du métier, on verra que les Japonais, au théâtre, savent manier les passions humaines et en combiner le jeu avec art.

La Nikentchaïa, qu’on peut traduire en français par le restaurant des Deux Maisons, est la plus célèbre des maisons de thé de Kioto ; c’est là qu’on va dîner et passer la soirée en faisant venir des musiciennes et des danseuses. Nous avions invité nos officiers japonais à un dîner à la Nikentchaïa, en leur laissant du reste le soin de tout ordonner. Le soir venu, à six heures, nous entrions dans la salle du fstin. Nous nous rangeons accroupis en demi-cercle, au fond de la salle. Bientôt les servantes de la maison viennent déposer en face de chacun de nous, sur la natte, un plateau en laque, sur lequel se trouvent deux petites baguettes. Un Européen auquel on présente les petites baguettes en guise de cuiller et de fourchette fait toujours un peu la figure du renard de la Fontaine invité à plonger son museau dans le col étroit d’un bocal. Malgré tout, après un certain apprentissage, on parvient à peu près à s’en tirer. Les baguettes se prennent toutes les deux de la main droite, l’une retenue entre le pouce, l’index et le médium, l’autre entre les deux derniers doigts de la main ; prises ainsi, elles font l’office des branches d’une pincette dont la main forme le dos et le lien connecteur.

Tous ensemble nous découvrons une tasse en laque dorée qui, avec les baguettes, a été placée sur notre plateau ; mais pour nous Européens, il n’y a pas moyen d’aller plus loin. Il y a dans la tasse une soupe au poisson qu’il est impossible de faire arriver jusqu’aux lèvres. A la soupe, succède une suite de petites assiettes on soucoupes surchargées de toutes sortes de mets. Comme pour la soupe, impossible de rien avaler. Ce sont des saveurs inconnues, qui ne fournissent aucun indice sur la nature des substances présentées. Tout ce que l'on découvre, c’est qu’il y a absence complète de chair animale, et que le fond du repas se compose de poisson. Là-dessus il n’y a point à se méprendre, car le poisson nous est servi le plus souvent absolument cru, aussi cru qu’il a été pêché. Le second service succède au premier ; il est marque par un changement de plateau et par une nouvelle variété de petites assiettes. Quant à la cuisine, même conglomérat de substances réunies sans aucun système apparent.

De tout le dîner, je n’ai, pour ma part, pu manger qu’une couple de châtaignes rôties, qu’une écrevisse pêchée par hasard dans un bouillon sans saveur, et une tasse de riz. Pendant ce temps, on faisait circuler, en se les passant de l’un à l’autre et en s’invitant mutuellement à boire, de petites tasses dans lesquelles les servantes versaient le saqui. C’est une liqueur, produit de la fermentation du riz ; on la boit chaude comme le thé, et sa saveur n’est point trop désagréable.

Bien avant la fin du festin, nous avions déposé nos oisives baguettes sur nos plateaux en laque, pour être tout entiers à la musique et à la danse qu’on faisait au milieu de la salle en face de nous. Nous n’avons pas moins de vingt musiciennes et danseuses. Nos exécutantes sont ce qu’on appelle des guééchas. Ce sont des artistes formant des groupes aux mains d’une personne qui les envoie jouer pour une somme convenue. Il y a de ces guééchas dans toutes les villes du Japon ; elles forment partie obligée de tout dîner de cérémonie et de toute fête japonaise. Telles que les choses se passent, on ne peut imaginer rien de plus décent. La danseuse japonaise est enveloppée, des pieds à la tête, dans une grande robe à riches couleurs, dont les derniers plis forment un cercle autour d’elle sur le plancher. Elle change très-peu de place en dansant et ne frappe guère du pied que pour marquer la mesure ; sa danse est toute de caractère ; c’est surtout dans le jeu de la tête, du haut du corps et des bras qu’elle consiste. Nos danseuses dansent d’abord isolément en se succédant les unes aux autres ; elles arrivent avec un éventail, un parasol, et s’en servent pour marquer ou accentuer leurs poses ; puis elles se forment en rang toutes ensemble, et balancent en cadence le corps et les bras, mais sans presque encore se mouvoir sur le plancher.

La musique aux accords de laquelle on danse est du même genre que celle que nous avons trouvée au théâtre, avec cette différence qu’au théâtre les exécutants sont des hommes et qu’ici ce sont des femmes. L’instrument qui forme le fond de l’orchestre et la base de tout l’accompagnement musical est le shamicin, une sorte de guitare à trois cordes. On en joue, non point en pinçant les cordes avec le doigt, mais en les frappant avec le coin d’une spatule en bois. Le son que produit cette guitare se rapproche assez de celui obtenu du violon lorsqu’au lieu de l’archet on pince les cordes avec le doigt. A l’occasion, on ajoute au shamicin, comme accessoires, la flûte et le tambour. Cependant la musique instrumentale n’existe point ici à l’état séparé, elle ne sert que comme accompagnement du chant ; les exécutants qui jouent de la guitare chantent donc en même temps, et à vrai dire, une réunion de musiciens au Japon constitue un chœur plutôt qu’un orchestre. Nos musiciennes, ayant accordé leurs instruments, se mettent à chanter. Elles chantent à l’unisson sur un ton lent. Leur chant a du rhythme, du sentiment, la mesure et l’accord sont parfaitement observés, aussi écoute-t-on avec assez de plaisir ; mais il n’y a presque point de variété dans le rhythme ou les airs, et tout se borne à une sorte de psalmodie continue.