Voyage en Danemark/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 5 (p. 97-113).
Deuxième livraison

VOYAGE EN DANEMARK,

PAR M. DARGAUD.
1860
(EXTRAITS.)


IV

Le grand Belt. — L’île de Séeland. — La déesse Géfion et l’antiquaire Rask. — Soro, son lac, son académie et le baron de Holberg.

Nous avons traversé le grand Belt en deux heures. Après avoir été éclairés de Glorup à Nyborg par la lune et par une étoile, toutes deux très-brillantes, nous nous sommes embarqués à l’aube. La mer était admirable, mais agitée. Les lames bleues, au loin, écumaient et blanchissaient dans le sillage que le soleil teignait d’un rose vif.

J’ai surpris au milieu de ce noble Belt un phénomène de vie dont l’harmonie m’a paru sublime. Je veux parler des courants. Sous mon bateau je devinais des courants de fleuves gigantesques, irrésistibles ; dans le ciel, à l’ouest, je voyais des courants de nuages denses comme des rochers, et, dans l’air, je subissais des courants de vent impétueux. Cette triple circulation s’enchaînait et se déroulait avec une vitesse tout éclatante de bruits et de lueurs.

J’avais la trinité de la terre, du ciel et de la mer ; un chaos apparent qui luttait de fécondité et qui débordait d’être : mais Dieu se dégageait pour moi de ce chaos. C’est lui qui le contient et qui le régit. Il peuple et repeuple les solitudes, fleurit, régénère et recrée incessamment le désert des mondes. Il anime tout, depuis océan jusqu’à la goutte de rosée, depuis l’astre jusqu’au ver luisant, depuis Léviathan et Béemoth jusqu’au colibri et au papillon. J’aime ainsi mieux les choses en Dieu qu’en elles. Lui, qui les gouverne et qui s’en distingue, lui, qui lustre la vague, qui rougit le corail, qui blanchit la perle, me tonifiait sur le Belt d’un fort parfum de son esprit. Ma conscience écoutait sa voix intérieurement, et mes yeux contemplaient ses merveilles au dehors. Malgré le roulis et le tangage, mon imagination s’est jouée dans les nuées, dans les rayons et dans les eaux, sans préoccupation et sans fatigue. Notre dernière demi-heure a été moins houleuse et nous sommes arrivés à Korsôr d’un pied ferme sur le pont, tout en considérant les monticules et les dentelures du rivage.

Nous sommes partis presque immédiatement pour Sorö. Ce n’est plus la Fionie, cette contrée d’idylles et de résidences féodales où Théocrite confine à Walter Scott et Virgile à Ossian ; non, ce n’est plus la Fionie qui est devant moi et autour de moi ; c’est la Séeland, l’île d’Hamlet !

Le grand Belt que nous avons franchi, et le petit Belt, et le Sund, ces détroits qui joignent la mer du Nord à la mer Baltique, ne relèvent pas seulement de la géographie, mais de la mythologie. Le prodigieux philologue Rask, dont j’ai vu la chaumière natale non loin de Svendborg, et qui a donné les meilleures éditions des deux Edda, de la vieille et de la jeune Edda, racontait, d’après les légendes de ces poëmes cosmogoniques, une journée de la déesse Géfion. Elle avait creusé les trois défilés avec une charrue attelée de quatre taureaux sauvages, fils d’un géant. Sur la foi d’Odin et sous le sceau de sa parole, tout ce que la déesse en ceindrait d’un sillon en vingt-quatre heures devait lui appartenir. Elle ne perdit pas de temps, et, avec son soc, en trois sillons qui furent trois détroits, elle découpa la Séeland et la Fionie. « Voilà comment, disait Rask en souriant, nous avons eu ces détroits et ces deux îles, qui auparavant ne faisaient qu’un continent avec la Suède d’une part, et d’une autre part, avec le Slesvig et le Jutland. — Le monde, ajoutait Rask avec malice, a oublié la déesse Géfion, mais le monde est un ingrat. »

Sorö, où nous nous sommes installés à l’auberge, est une très-petite ville et une très-grande école. C’est un établissement d’instruction, une académie qui a eu quatre cent mille francs de revenus en terre, mais elle est moins riche aujourd’hui que ses paysans ont acheté beaucoup de ses domaines, et que ses rentes ont été appliquées en partie à d’autres services publics.

L’académie de Sorö date du onzième siècle, elle était déjà florissante sous la protection d’Absalon, évêque de Röskilde (1158). Cet évêque était un éminent personnage. Ce fut grâce à ses munificences que Saxon le Grammairien (Saxon Grammaticus) écrivit, au douzième siècle, les chroniques du Danemark. Sorö fut ainsi le berceau de l’histoire en ce pays. Saxon était alors commensal de l’académie, comme aujourd’hui Ingemann.

Elle fut soutenue par plusieurs rois, par des princes, par des princesses. L’un de ses plus illustres bienfaiteurs fut le baron de Holberg.

Le baron de Holberg, fils d’un soldat de fortune, était plébéien. Il fut caporal, précepteur des enfants d’un pasteur de village et vicaire de ce pasteur. Il eut beaucoup de succès, comme prédicateur, auprès des paysans. Saisi de la fièvre des voyages, Holberg vendit tout ce qu’il possédait, réalisa la somme de soixante écus et se mit en route. Il donnait des leçons de langue et de musique. Il vivait de rien, mais il observait des hommes nouveaux, des nations nouvelles. Il visita la Hollande, l’Angleterre, la France, l’Italie, — Amsterdam, Londres, Oxford, Paris et Rome.

Né à Bergen en 1681, il était en 1714 professeur à l’université de Copenhague. Il eut d’abord le titre et attendit longtemps les émoluments de sa place. Il souffrit cruellement de la pauvreté. Ce qui l’enrichit, ce ne furent ni un poëme héroï-comique, ni un recueil de satires, ni des travaux d’érudition qu’il publia successivement, ce fut son théâtre. Son théâtre, composé de quarante pièces, fut le théâtre national. Holberg eut cette gloire d’être le père de la comédie en Danemark. Elle n’existait pas avant lui. Il a une autre gloire, celle d’avoir tracé d’une main nette les annales de sa patrie. Ses comédies sont en prose comme son histoire. On l’a souvent appelé Térence et Tacite, Molière et Montesquieu. Ces comparaisons, soit fausses, soit exagérées, au lieu de grandir un nom, le diminuent. Écartons-les.

Holberg est Holberg ! Il est lui-même, un esprit original dont le trait distinctif est le sarcasme, le sarcasme toujours mordant et souvent trivial. Ce prosateur a une poésie intime, incisive, un peu sèche, mais profonde. Elle est dedans les mots, non dessus ; on ne la voit pas, on la sent. C’est la poésie d’un observateur très-naturel et pourtant très-intense.

Quoique Norvégien, Holberg était bon Danois, la Norvége n’étant alors qu’une province du Danemark. Il s’était beaucoup moqué de la vanité des blasons. Néanmoins il voulut avoir le sien. Il sollicita et obtint le rang de baron. Il y eut à demi-voix une sorte de traité entre le gouvernement et Holberg. Le gouvernement lui conférait la noblesse, et Holberg dotait l’académie de Sorö vouée à l’éducation de la noblesse. Le poëte payait ainsi sa bienvenue à l’ordre aristocratique où il était admis. Il restituait aussi aux lettres une opulence conquise par les lettres. Les legs de Holberg à l’académie furent sa magnifique bibliothèque et une somme de trois cent mille francs ; les cent mille francs qui restèrent de sa succession avaient été réservés par le nouveau baron à ses parents et à l’université de Copenhague.

Holberg mourut, en 1754, à soixante et onze ans.

En retour de ses générosités, le poëte, plus comique contre lui-même qu’il ne l’avait été contre le genre humain, avait imposé, dit-on, par une clause secrète, à l’académie de Sorö une oraison funèbre annuelle. Cette oraison funèbre, éloge banal, est variée chaque année, en effet, par un professeur de l’académie. C’est toujours cependant le même couplet chanté sur le même air. Je suppose, pour mon compte, que Holberg n’a pas fait de clause secrète. Il avait trop de bon goût pour exposer sa mémoire à l’éternel et monotone ridicule d’un éloge officiel. Il n’était pas bourgeois gentilhomme à ce point. C’est donc l’académie que je soupçonne de ce péché d’ennui. Elle devrait le supprimer.

L’académie de Sorö a cent quatre-vingt-trois élèves, dont soixante-quatre sont internes. Elle occupe l’emplacement d’un ancien monastère dont les portes, vénérables par la vétusté des voûtes, subsistent encore.

L’église de l’académie a des proportions charmantes de roman et de gothique. Elle renferme des dalles funéraires fort anciennes. Elle a deux christs en bois, l’un du douzième siècle, l’autre du seizième. Ces statues si différentes ont un même accent. Après avoir été doux dans le supplice, le Christ l’est dans la mort.

J’ai examiné les tombes de l’évêque Absalon, de son grand-père Huide et des générations diverses de cette famille, la bienfaitrice de l’académie. Il y a là une chaire de 1650 fort curieuse, bien qu’un peu lourde, et un sépulcre de Waldemar Atterdag dont je retracerai ailleurs la légende.

Ce qui m’a le plus captivé à Sorö, c’est le lac.

Il a deux lieues de tour et semble dessiné à plaisir par un grand artiste. Il est entouré de bois, surmonté de petites collines au penchant desquelles des maisons de paysans blanchissent ou rougissent parmi les arbres.

Les vagues du lac sont larges, profondes, multicolores. Les jeux de l’ombre et de la lumière sont merveilleux dans tout l’horizon, dont le lac est le centre harmonieux. Il est d’une grâce surprenante. Plutôt qu’une académie, on rêverait un Paraclet avec Héloïse ou un Rosenborg avec Christine Munch.

De Sorö à Röskilde, la Séeland a un aspect d’églogue comme la Fionie. Une vaste plaine, tantôt prairies, tantôt champs de blé, tantôt forêts : peu de villages, beaucoup de maisons à un petit porche et à deux ailes, voilà l’île nouvelle. Les paysans disséminent leurs habitations, au lieu de les concentrer autour de l’église. Cela est très-bon ; car le propriétaire ou le fermier, toujours à portée de son domaine, le travaille d’autant mieux. Aussi la culture de la terre est-elle non moins soignée en Séeland et non moins parfaite que celle des jardins.

Des lacs, soit encadrés, soit couronnés de futaies, ajoutent aux autres beautés de la nature la beauté incomparable de l’eau. Ces lacs sont découpés avec prédilection dans des courbes inépuisablement variées par le paysagiste divin qui a dentelé autour des îles les rivages. Ici un promontoire, là une baie. De loin à loin, des collines modelées en cônes, un presbytère, un clocher, un château, achèvent les perspectives.


V

La ville de Röskilde. — Son église. — Les tombeaux des rois. — Christian Ier. — Copenhague. — Sa situation. — Sa population. — Ses monuments : palais, églises et musées.

Röskilde était autrefois la capitale du Danemark.

Elle avait vingt-sept églises et elle n’en a plus qu’une : son ancienne cathédrale.

Chevet de la cathédrale de Röskilde. — Dessin de Thérond.

Cette cathédrale, fondée en 980 par Harald à la dent bleue, est le Westminster et le Saint-Denis des rois de Danemark. Saxon le Grammairien y est enterré parmi les princes.

Le tombeau qui m’a le plus arrêté est celui de Marguerite, qu’on appelle la Sémiramis du Nord. Elle réunit sous son sceptre, par le traité de Calmar (1397), le Danemark, la Norvége et la Suède.

Christian Ier est enseveli sous ces voûtes, dans une chapelle. Ce fut en 1448 que les États du Danemark lui décernèrent la couronne. Il fut le fondateur de la dynastie d’Oldenbourg, qui occupe encore le trône. Ce prince était un géant féodal de plus de six pieds. Sa taille est marquée à l’une des colonnes de la vieille église. Sa longue épée est incrustée dans le mur.

La chapelle la plus splendide contient les tombes de tous les monarques de la maison d’Oldenbourg, excepté celles de Jean, de Christian II, de Frédéric Ier, de Christian IV. Les deux sépulcres les plus magnifiques de cette magnifique chapelle sont ceux de Christian III et de Frédéric II ; les autres sépulcres, parmi lesquels ceux des derniers rois Christian VII, Frédéric VI et Christian VIII, sont plus simples. Le plus simple de tous a une chapelle particulière, et c’est celui de Christian IV. Les restes de ce prince, le grand homme de la dynastie d’Oldenbourg, ne sont pas dans le monument surmonté d’une statue en bronze sculptée par Thorwaldsen ; non, le corps de Christian repose au fond d’un coffre recouvert de velours et d’argent, dans le caveau où l’on conserve aussi sa bonne épée de marin, de général et de roi.

Tombeaux des rois dans l’église de Röskilde. — Dessin de Thérond.

Je suis sorti de l’église funéraire avec le sentiment profond de la vanité des grandeurs humaines. Des dynasties entières ne sont plus, après très-peu de temps, que des poignées de cendres. Rien ne survit que l’âme. Faisons-la donc héroïque ici-bas. Nous n’aurons que ce que nous mériterons, et notre ciel sera celui que nous aurons construit sur cette terre dans des ébauches successives de vertu et de génie. Notre idéal sera réalisé, petit ou grand, selon nos œuvres et nos pensées.

Tout en songeant ainsi, je me suis retourné, et j’ai retrouvé avec ravissement la cathédrale, le chœur, le clocher, la toiture de cuivre noir-vert sur l’édifice de briques. Cette cathédrale de Röskilde domine la baie nommée Isse-Fiord comme la cathédrale de Cologne domine le Rhin. Je suis descendu à la mer par une délicieuse avenue de platanes et je me suis assis sur le sable. La baie était pressée d’une ceinture d’écume, peuplée de légendes païennes et chrétiennes, sillonnée de barques et de navires, pavoisée de bannières, et, malgré cet air de fête, triste comme la mort dans l’éternelle lamentation de ses flots.

J’ai quitté Röskilde au soleil couchant et j’ai salué Copenhague au soleil levant.

Vue générale de Copenhague. — Dessin de Guiaud.

Sorö a douze cents habitants, Nybord en a trois mille, Odensée quinze mille, Altona quarante mille, Röskilde quatre mille. Ce sont des villes provinciales. La ville souveraine a cent cinquante mille âmes. C’est Copenhague. Je ne connais aucune ville, excepté Londres, qui soit animée d’une vie si universelle et si tumultueuse. Cela tient, je crois, à la double influence d’un port où aboutit le monde et d’une capitale où aboutit le royaume.

Il y a des villes écrites d’avance par le doigt de Dieu à la place qu’elles occuperont pendant des siècles : Babylone, Ninive, Memphis, Thèbes, Jérusalem, Athènes, Alexandrie, Londres, Naples, Venise, Rome et Paris, cette Rome de l’esprit moderne.

De toutes les villes, l’une des plus heureusement assises, à portée de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, c’est Constantinople.

Une autre ville privilégiée, c’est Copenhague. Copenhague est situé, providentiellement aussi, non plus sur un Sund d’Orient, mais sur un Sund septentrional, au bord de la Baltique. Le monde de l’Ionie et de l’Égypte, le monde de la Grèce et de l’Italie, le monde de la France, tous ces mondes du Midi sont finis déjà. Le monde de l’Angleterre est dépassé. Le monde scandinave, ce monde des Edda va commencer et s’étendre dans des zones de vapeurs jusqu’à l’Islande. Copenhague est un centre pour tous ces souffles et tous ces génies : il serait même la capitale géographiquement nécessaire d’une Scandinavie future, la capitale qui souderait le mieux les trois États, si jamais leur unification s’accomplissait. Là, dans Copenhague, les cigognes et les cygnes, les hêtres et les sapins, les vaisseaux et les pavillons de tous les peuples, les chants des scaldes, les sagas et les ruhnes, les lacs et la mer vous enveloppent. Vous voyez tout cela du haut de la tour de Christian IV. Vous êtes ravi par le ciel, par la terre, par la navigation, par tous les souvenirs et toutes les divinations de l’histoire, par les aspects nouveaux de la nature, de l’art et de l’homme.

Les femmes et les hommes, comme en Fionie et dans les îles, ont en général les cheveux blonds et les yeux bleus. Les foules se pressent dans les rues. Les marchés, les places, les remparts sont envahis par une multitude toujours croissante.

Les maisons dans tous les quartiers sont admirables. Il y en a de gothiques, il y en a de modernes. Elles sont bâties de briques danoises ou de pierres transportées d’Allemagne. Elles ont presque toutes la couleur rouge de la tuile ou une teinte olivâtre que l’on aime en Danemark.

Deux canaux d’eau douce coulent parallèlement aux remparts et enserrent la ville de leurs doubles replis. Ils communiquent aux ports, et, entre leurs rives, les navires se dirigent à volonté le long des quais vers les magasins. Chaque magasin à une grande porte à deux battants sur le canal. C’est par cette porte que se débarquent les marchandises, ce qui donne par toute la ville une accélération de mouvement à la fois très-utile et très-pittoresque.

Dès quatre heures, un peu avant l’aube, j’ai entendu avec un singulier plaisir le chant des veilleurs de nuit. Ils se correspondent de quartier en quartier, et, de ma chambre, je distingue trois de ces crieurs tutélaires. Ils me rappellent le veilleur de Glorup, un musicien rustique de Fionie.

Mon appartement est en face de Christiansborg, le vaste palais du roi et de la diète. De mon balcon, j’ai considéré devant moi le château et la chapelle, le musée de Thorwaldsen qui y touche, et le grand bâtiment rouge ou résident plusieurs ministères, entre autres celui de la guerre. À ma droite, s’étend le marché d’Amac et s’élève la maison dite de Divecke ; à ma gauche, se développe la principale façade de la bourse. Je l’aperçois à travers les cordages des navires qui se balancent sur le canal au-dessous de mes fenêtres.

Rue du marché d’Amac et maison dite de Divecke. — Dessin de Thérond.

Je suis descendu afin d’examiner successivement et de près ces monuments.

Le marché d’Amac m’a amusé un instant. C’est là que les habitants de l’île de ce nom arrivent par des chars à deux chevaux, et vendent, du haut de ces chars, leurs fruits et leurs légumes.

La maison qu’une tradition douteuse attribue à Divecke intéresse par ses ornements gothiques et par le souvenir de cette jolie fille d’un aubergiste de Hollande devenue la favorite d’un roi. Sa vie fut un éclair entre les deux orages de cruauté et de vice que résument les noms de sa mère Siegbrit et de son amant Christian II.

Christiansborg est un palais immense, colossal. Ce fut Christian VI qui le construisit à force de millions, de bras et de temps. Trois mille ouvriers travaillèrent à ce château pendant six années. Il fut dévoré en quelques heures par un incendie et rebâti sur les mêmes plans par Frédéric VI. Le musée de Thorwaldsen est rattaché aux flancs du palais comme une barque et un vaisseau gigantesque. Mais la barque n’a pas moins de prestige que le vaisseau ; car si lui porte la royauté de la naissance, c’est elle qui porte la royauté du génie.

Bourse de Copenhague. — Dessin de Thérond.

La bourse est à une centaine de pas de Christiansborg et du musée de Thorwaldsen. Elle me paraît un des plus beaux monuments de Copenhague. Elle regarde l’église de la marine et elle élance au-dessus des navires du canal sa flèche très-originale, faite de quatre serpents tordus de la tête à la queue en spirale.

Intérieur de la Bourse de Copenhague. — Dessin de Thérond.

J’ai terminé mon exploration par la tour Saint-Nicolas, Nicolai Taarn. Cette tour, reste d’une église mitraillée et détruite par les Anglais, en 1807, est de forme carrée et de couleur rouge. Je ne saurais jamais dire assez combien, avec ses balcons, ses balustrades et ses teintes diverses, elle me plaît de loin et combien elle est pittoresque dans toutes les perspectives.

Après midi, M. de Moltke et moi, nous avons été dans le faubourg du Nord aux trois lacs qui suffiraient à une autre ville, mais Copenhague a la mer par surcroît.

À dix minutes des lacs, nous avons visité dans une serre le grand lis des eaux, le vaudillien. La fleur, blanche un jour, rouge le lendemain, est adorable. Les feuilles, de dix-huit pieds de circonférence, ont en dessous un réseau de racines inextricables. Cette plante, colossale comme le lotus du Gange, est entretenue dans un bassin ovale. Un grain acheté en Angleterre, cultivé dans cette serre à vingt et un degrés et dans ce bassin à vingt-sept degrés de chaleur, n’a pas mis plus de six mois pour s’épanouir en ce magnifique nénufar.

J’ai voulu voir l’hôtel de ville. Ce n’est plus celui de Christian IV ; c’est celui des bourgeois de Copenhague qui l’ont bâti sur les ruines de l’ancien. Cet hôtel de ville est bien un édifice municipal, plus solide qu’élégant. L’inscription qui le décore m’a semblé digne d’être conservée :

My Lov skal
Man Land bigge.

« C’est sur la loi qu’il faut fonder le pays. »

L’église Saint-Pierre (sancte Peters) et son clocher méritent l’attention du voyageur. La cathédrale, appelée l’église Notre-Dame (Früe kirke), la mérite encore plus, à cause des œuvres que Thorwaldsen lui a consacrées. Ces œuvres sont capitales : sur le fronton, c’est saint Jean-Baptiste prêchant le peuple ; et, dans l’intérieur, c’est le Christ avec les douze apôtres. De tels travaux, fussent-ils les seuls d’un autre artiste, suffiraient à son immortalité ; mais Thorwaldsen créait sans cesse et disait : « À moins des travaux d’Hercule, je ne serai jamais content. »

Portail de l’église Notre-Dame, à Copenhague. — Dessin de Thérond.

La flèche de la cathédrale était fort belle avant 1807. Nelson la démolit, à cette date, avec sa mitraille anglaise.

L’université se recueille à côté de l’église. Cette université de Copenhague a une grande puissance, une grande richesse, un grand niveau de science et d’intelligence. Elle a beaucoup de professeurs distingués ; quelques-uns ont un talent supérieur.

Que l’université se défende de dégénérer en coterie, ce qui serait un écueil. Tout en maintenant les règles, elle doit faire une large part à l’inspiration individuelle. Son rôle est d’affranchir, non d’opprimer.

Fondée par Christian Ier, dans le quinzième siècle, elle fut dotée magnifiquement par Christian III. Elle est, par ce prince, fille de la réforme luthérienne. Elle n’a pas cessé d’être la pépinière de tous les hommes éminents ou utiles du pays, des ministres et des ambassadeurs, comme des avocats, des pasteurs, des juges, des ingénieurs et des médecins. Il n’y a que les marins et les soldats qui aient des écoles spéciales, distinctes de l’université.

Indépendamment de son enseignement, prospèrent des instruments accessoires de civilisation, et principalement les bibliothèques et les musées.

Il y a trois bibliothèques publiques à Copenhague : la bibliothèque léguée par le général Classen, la bibliothèque de l’université elle-même et la bibliothèque du roi. La bibliothèque du roi est la plus intéressante et la plus nombreuse. Elle contient près de cinq cent mille volumes avec beaucoup de manuscrits, soit islandais, soit orientaux. C’est là qu’on peut toucher les Edda, et qu’on se sent enveloppé du monde mystérieux des épopées, des sagas et des ruhnes. J’ai remarqué deux dames allemandes fort belles, à qui le cœur battait devant cette science comme il bat à d’autres dans l’amour. Je ne blâme pas ces voyageuses que j’ai aperçues plus froides à travers les galeries de Christiansborg et de l’hôtel Moltke ; non, malgré leur indifférence pour l’art, je ne les blâme pas de leur enthousiasme d’érudition. Car l’érudition, à la bibliothèque du roi, possède des monuments énigmatiques et grandioses qui font de la philologie primitive une poésie.

Le musée ethnographique, dont MM. Thomsen et Worsaae sont les directeurs, est universel. Il contient les costumes, les ustensiles, les industries, les inventions de tous les temps, de tous les pays et de tous les degrés de culture intellectuelle parmi les peuples. Il y a là des tentes de peaux de phoque à l’usage des Groënlandais, des traîneaux sur lesquels ils chargent leurs pirogues et les transportent parmi les glaces. Il y a là des idoles de toutes les latitudes et de toutes les superstitions ; des cornemuses faites de dents d’éléphant, des carquois de flèches empoisonnées, des toques ornées de plumes et d’herbes marines, des colliers de pierres précieuses, des boucliers en cuir de bœuf que ni sabre, ni balles ne peuvent pénétrer, des lances dont chaque clou annonce la mort d’un ennemi. Il y a là des coupes de porcelaine emboîtées dans des tissus de bambou, des tasses de la Chine montées sur diamants, des cordes de papier infrangibles et des yatagans à lames d’acier, à fourreaux ciselés. Il y a là des pagodes des dieux de l’Inde et de la Chine, des amulettes innombrables ; mais ce qu’il y a peut-être de plus curieux, ce sont des dentelles à guirlandes de roses entremêlées avec les fibres de l’ananas.

Le même édifice contient le musée des antiquaires du Nord, où les trois âges de pierre, de bronze et de fer étalent leurs massues, leurs haches, leurs scies, leurs couteaux, leurs glaives, leurs statuettes, leurs monnaies, leurs médailles, leurs bracelets ; avec des emblèmes ruhniques. Les colliers d’or battu fouillés et découverts, non loin du château de Broholm, en Fionie, étonnent par leur pesanteur et leur pureté.

Toutes ces collections, confiées à de savants hommes, dont la complaisance égale le mérite, sont destinées à s’accroître et à développer dans des sphères nouvelles la chronologie, la géographie, l’histoire, la philosophie, toutes les facultés de l’esprit humain.


VI

L’île d’Amac. — L’église du Sauveur. — La Tour ronde. — Finn Magnussen. — Résidences royales. — Rosemborg et Frédériksberg.

Nous avons ajourné Charlottenbourg. J’ai préféré l’île d’Amac.

Le ciel est si beau, la mer est si bleue ! Un faible bras de cette mer nous sépare d’Amac ; mais l’île est reliée à Copenhague par deux ponts jetés sur ce détroit. Nous sommes descendus jusqu’à la porte du Sud. Nous avons franchi l’un des ponts et nous nous sommes trouvés au milieu d’une population nouvelle. Ce n’était plus l’île de Séeland, la plus grande île du royaume ; c’en était presque la plus petite ; c’était l’île d’Amac. Nous avons parcouru cette oasis potagère de la Baltique dont la longueur n’a pas deux lieues de France. Amac est peuplée d’une colonie flamande depuis l’année 1515. À cette époque, Christian II régnait. Il avait épousé Élisabeth, sœur de Charles-Quint. La princesse était gourmande comme son frère, et très-délicate sur la table. Elle parla si bien à Christian du beurre, du fromage et des légumes de la Frise, que le roi se décida sans peine à mander de cette contrée une légion agricole. Il installa ces Frisons dans l’île d’Amac et ils tinrent tout ce que la reine avait promis. Ce sont leurs descendants qui possèdent encore Amac et qui passent avec bonhomie sur leurs chars à deux chevaux en allant à Copenhague. Bien qu’ils aient contracté plus d’une alliance danoise, ils sont restés une race distincte, et leur langue est le hollandais, altéré néanmoins de séelandais et d’allemand.

Cette île est un Éden rustique.

Elle est d’une plus grande fertilité que la Séeland et que la Fionie, ce qui est beaucoup dire. Amac peut être regardée comme un jardin ; c’est le jardin de Copenhague. Les légumes et les fruits de l’île champêtre sont magnifiques au marché de la capitale ; mais il faut les voir avant qu’ils aient été coupés et cueillis. L’île est couverte de jolies fermes, de travailleurs et de travailleuses. Les vaches mugissent dans les pacages, et les jeunes filles chantent en fanant les foins que leurs pères et leurs frères fauchent. Tandis que la mer dont elle est entourée est d’azur, l’île est d’émeraude. Elle a plusieurs villages et deux églises, Frédérikskirke et Frelserenskirke. Nous avions examiné Frédérikskirke après être entrés dans l’île par le premier pont ; avant d’en sortir par le second, nous nous sommes arrêtés longtemps devant Frelserenskirke. Elle s’élance au-dessus de Christianhawn et de toute l’île d’Amac, cette église ravissante, un bijou de roi, un sanctuaire de peuple.

L’église de Frelserens ou du Saint-Sauveur est un chef-d’œuvre de piété et d’architecture, un Parthénon lyrique. Le clocher est incomparable de légèreté, de grâce et d’essor. Le génie moresque et scandinave de Christian IV est empreint là, non moins que dans les châteaux de Rosenborg et de Frédériksborg. L’influence de ce roi architecte, marin, général, législateur et voluptueux, le plus grand roi de toutes les dynasties danoises, se marque jusque dans les monuments qu’il n’a pas achevés. Ceux même qu’il n’a pas bâtis, il les a inspirés à coup sûr. Il a formé le goût de sa nation, qu’il a illustrée par toutes les gloires.

Église de Saint-Sauveur (île d’Amac). — Dessin de Thérond.

Nous avons repassé le second pont d’Amac et nous sommes rentrés à Copenhague. Nous avons côtoyé les remparts qui entourent la ville. Ils sont cernés d’un double canal. Copenhague est situé sur un marais. L’eau y est à peu de profondeur ; elle alimente le double canal parallèle aux bastions. Les lacs de la porte du Nord alimentent aussi les canaux, de telle sorte que les canaux ne viennent pas de la mer, comme un voyageur l’a écrit ; ils y vont.

Nous y avons été aussi à la mer et nous avons poussé jusqu’à la Longue ligne, une promenade au bord du Sund, l’une des plus belles de l’Europe.

Nous sommes revenus par la citadelle, que les deux canaux de Copenhague enveloppent. Nous avons traversé quatre ponts et deux portes. La citadelle est au centre. Elle est sinistre entre ses casernes.

J’ai pensé à Struensée et à Brandt. C’est là qu’ils ont été captifs tous deux, et c’est près de là, à la porte de l’Est, que leurs têtes sont tombées du même billot !

Il est trois monuments que je n’ai pas encore nommés et qui me captivaient comme des personnes. Une fois sous leur charme, je ne pouvais plus m’en détacher. Ces monuments sont la Tour ronde, le château de Rosenborg et le château de Frédériksberg.

La Tour ronde, à Copenhague. — Dessin de Thérond.

J’ai monté souvent à pied la Tour ronde (rùnde Taarn), cette tour colossale sans escalier que le plus grand des empereurs de Russie montait au trot en voiture. L’aspect extérieur de cette tour avec ses fenêtres cintrées est très-mystérieux. Ce monument se relie à l’église de la Trinité. Il est d’une surprenante singularité et n’a nulle part son semblable. Bâti par Christian IV, il a été foulé et fouillé par le plus illustre des czars. J’ai considéré une à une les pierres où les serpents entrelacés et les lions fabuleux s’incrustent au milieu d’un alphabet primitif. Il y a là des inscriptions elliptiques, abrégées non-seulement dans la phrase mais dans le mot, et ces inscriptions sont tracées dans la langue des Edda. Cette langue, le norsk, est l’idiome primordial des races scandinaves venues d’Asie. Cet idiome éveilla d’abord les échos de l’Islande au huitième siècle, lorsque Naddoc, un pirate norvégien, aborda l’île inconnue. Au neuvième siècle, deux nobles Danois, Ingulf et Hiorleif, sous le règne d’Érik l’Enfant, plantèrent aussi leur bannière en Islande. Cette terre de l’Hécla, où les sources chaudes bouillonnent sous la glace, où le feu éclate sous les neiges éternelles, cette terre volcanique et formidable plut aux aventuriers et aux proscrits de Séeland. Ils s’y établirent avec une colonie de femmes, de guerriers, d’ouvriers et de prêtres. Or, tandis que le norsk, la religion et les traditions communes aux Danois, aux Norvégiens et aux Suédois, s’altéraient en Europe, au contact de l’Allemagne et des nations du Midi, le dialecte sacré avec tout ce qu’il contenait se conservait en Amérique, dans cette Islande lointaine, une autre partie qui touche au Groënland. Et voila comment l’âme orientale des peuples scandinaves sort chaque jour des brumes du nouveau monde, comment l’Islande avec son vieux norsk révèle les arcanes, sans elle indéchiffrables, des civilisations antérieures les plus reculées.

Finn Magnussen, dont le berceau est l’Islande, lisait les ruhnes les plus obscures et les plus antiques. Ses disciples continueront sa tâche. Les pierres mêmes de la Tour ronde seront pénétrées. Elles sont l’étrange avenue de la bibliothèque de l’université, et la tour de Christian IV, aux assises colossales, à l’originalité massive, abrite, avec une majesté vénérable, ces énigmes granitiques. Plus d’une fois, soit en m’approchant, soit en m’éloignant, j’ai aperçu à la cime de cette tour des ruhnes une cigogne, pareille à un hiéroglyphe vivant. Elle se dessinait dans le ciel bleu. C’était beau comme un ibis sur une pyramide des pharaons !

Je n’omettrai pas Rosenborg, un château danois et arabe, le Marly capricieux de Christian IV dont Frédériksborg était le Versailles vénitien. Rien n’est étonnant comme la fantaisie architecturale du plus glorieux prince de la dynastie d’Oldenbourg. Christian IV, cet émule de Gustave-Adolphe, ce héros de terre et de mer, cet ennemi de la maison d’Autriche, soit de la branche allemande, soit de la branche espagnole, cet adversaire de Wallensten et de Tilly dans la guerre de Trente ans, ce défenseur de la réforme, cet amiral, ce capitaine, ce politique et cet amant, était un poëte en pierres vives. Son imagination fleurissait en palais, en chapelles, en théâtres, qu’il colorait des lueurs de l’Orient et d’aurores boréales. Par un hasard extraordinaire, ce rude soldat était de Bagdad autant que de Séeland. C’était un calife de la Baltique.

Rosenborg, son chef-d’œuvre à l’égale de Frédériksborg, s’élève à peu de distance de la Tour ronde. C’est un château des fées du Nord. Il est entouré d’eau et de jardins. Ses avenues et ses façades sont enchantées. Il renferme, salle par salle, les reliques de tous les rois qui se sont succédé sur le trône, depuis Christian IV jusqu’à Frédéric VII.

Château de Rosenborg. — Dessin de Thérond.

Toutes les salles sont intéressantes. Ici, ce sont les plafonds sculptés de Frédéric III, sa selle incrustée de perles fines, de diamants, de rubis et de saphirs ; là, ce sont les tapisseries, les glaces, les épinettes, les armes de Christian V. Ailleurs, ce sont les écrans, les fauteuils, les tables, les armoires, les pelles, les pincettes et les chenets d’argent massifs de Frédéric IV, ses buffets en or et en vermeil, ses lustres de cristal de roche, ses porcelaines de Saxe et toutes ses verreries étincelantes. Le trésor de métaux travaillés de Rosenborg est immense : il surpasse de beaucoup le trésor des cristaux de Venise, envoyés pourtant au nombre de huit cents par un seul doge à Frédéric IV. Ces cristaux précieux, coupes, glaces, plats taillés et ciselés, sont soutenus sur des rayons à belles cariatides. Tant de richesses accumulées par la dynastie d’Oldenbourg dans un de ses palais, transformé en musée et en écrin, paraissent moins fabuleuses à ceux qui, comme moi, ont constaté des richesses analogues chez de simples grands seigneurs. Les aristocraties sont filles du temps et ces entassements, prodigieux d’opulence s’expliquent par les prospérités héréditaires d’une suite de générations. Chaque illustre famille est, elle aussi, une dynastie qui se maintien à peu près dans une harmonie perpétuelle avec la suprême dynastie, la dynastie royale.

Une carabine fut conservée dans la salle des cristaux de Rosenborg par Christian VI, dont on peut mesurer la coupe de chasse qui contenait deux bouteilles et qu’il vidait d’un trait comme un Niebelung. Son verre ordinaire absorbait une bouteille. Ce roi bachique était galant. Sa femme Sophie-Madeleine ayant tué un cerf, il suspendit le bois du cerf près de la carabine. Christian célébra l’exploit de la reine avec enthousiasme. Il commanda des vers en l’honneur de cet exploit, il but sa grande coupe pleine de vin du Rhin à la Diane de la Séeland, dont il consacra la carabine, et il bâtit à la place même où le cerf était tombé, un château ruiné aujourd’hui : le château d’Hirschholm !

J’ai terminé ma visite au château de Rosenborg par la salle des chevaliers, qui forme le second étage. Le rez-de-chaussée et le premier sont admirables. La salle des chevaliers ne l’est pas moins. C’est la galerie des fêtes et du couronnement des rois. Elle est meublée grandiosement. Partout des tentures dignes des Gobelins, des tapis persans, des candélabres et des consoles magnifiques. Le trône est entouré de trois lions d’argent qui représentent les deux Belts et le Sund ; ces lions sont les armoiries du Danemark. Ils m’ont, je crois, menacé de leurs griffes, ces terribles emblèmes des trois grands détroits que j’ai traversés si souvent. J’ai connu de près le petit Belt, et le grand Belt, et le Sund. J’ai entendu leurs rugissements, j’ai vu leur écume, et j’ai senti au visage les frémissements de leurs crinières ruisselantes de lumière et d’eau.

Frédériksberg mérite cependant d’être admiré après Rosenborg, non pas à cause du château qui néanmoins est agréable, mais à cause des jardins, dont les sentiers et les canaux courent le long des pelouses fuyantes sous les grands arbres.

Là j’ai recueilli l’impression de Frédéric VI, une impression toute chaude, malgré la mort. C’est dans ces allées et sur ces eaux que le fils de Mathilde communiquait avec le peuple dont il était adoré et se promenait au milieu de la foule attendrie.

La mère de Frédéric, Caroline-Mathilde, avait habité ce château, ce qui le rendait cher au roi. La pierre à deux degrés sur laquelle, aidée de Struensée, Mathilde montait pour enjamber son cheval, à la manière d’un homme, cette pierre est encore là. Frédéric VI, un jour, versa des larmes en la regardant. Il ordonna d’en avoir soin, de la réparer, et de ne jamais la déplacer.

J’avoue que je me suis senti un penchant pour ce roi. Son caractère m’intéresse et ses malheurs précoces me touchent.

Frédéric VI était d’un aspect très-élégant. Il avait les yeux scrutateurs, le nez aquilin, la bouche franche, l’air brusque et bizarre. Ses reparties étaient imprévues. Au congrès de Vienne, l’empereur Alexandre, se félicitant de la sainte alliance des rois, disait avec une fatuité de czar et de pape :

« On a gagné tous les cœurs.

— Peut-être, répondit Frédéric VI, mais on n’a pas gagne une âme. »

Ce prince était bien un prince du Nord, un prince de Danemark. Il avait des habitudes familières et des goûts d’indépendance. Il était très-blond, délicat, frêle et rêveur. C’était un Hamlet de la réalité. On ne lui avait pas tué son père, mais on avait déshonoré, exilé sa mère, qu’on usa vite par la persécution et qu’on réduisit au désespoir. Frédéric, environné dans sa maison des ennemis de sa maison, dissimula longtemps, comme Hamlet, et, comme Hamlet, il eut son heure de vengeance. Seulement, il préserva son cerveau de la folie et ses mains ne furent point tachées de sang.

Tous les hivers, le bon Frédéric VI habitait Amalienborg ; tous les étés, il habitait Frédériksberg. J’ai erré sur ses traces avec curiosité et avec intérêt. Un autre charme me retenait aussi à Frédériksberg : c’est la terrasse du château, d’où l’on découvre Copenhague. De là, j’ai pu embrasser dans leur ensemble la ville et les monuments que j’avais tant étudiés, rue par rue, édifice par édifice.


VII

Quelques hommes de Copenhague et du Danemark. — État social du pays.

J’ai retracé rapidement Copenhague, le Copenhague en pierre, le Copenhague babylonien ; mais il faut dire aussi quelques mots du Copenhague des idées, du Copenhague intellectuel et politique, grand centre moral et intellectuel, qui a eu successivement pour représentants Tycho-Brahé, Römer, Holberg, Œlenschlæger et Thorwaldsen. Le physicien inventeur Œrsted, sans lequel nous n’aurions pas la télégraphie électrique ; Finn Magnussen, le Creuzer de la Séeland ; Rosevinge, l’un des initiateurs au droit septentrional ; Rask, un philologue polyglotte, ont enseigné à Copenhague. Thomas Bartholin et Winslow, deux des plus grands anatomistes qui aient existé, et, entre eux, Stenon, un anatomiste aussi, et de plus, selon Deluc, le premier vrai géologue, appartiennent au Danemark. Malte-Brun, le géographe, y est né ; Jean-Louis Keiberg vient d’y expirer, Heiberg dont le dernier ouvrage est : Une âme après la mort, Heiberg qui avait créé le vaudeville satirique danois, comme Holberg avait créé la comédie danoise. D’autres poëtes que Heiberg, des poëtes et des écrivains bien divers, ont vécu ou vivent à Copenhague, à côté des artistes, dans une renommée nationale qui mériterait de devenir européenne. Je citerai Gundtvig, Hauch, Hertz, Christian Wintber, Holtz, Paludan Müller, parmi les hommes littéraires, et, parmi les hommes de la peinture et de la sculpture, Marstand, Exner, Frölich, Skaugaarg, Sonne et Bissen, l’élève de Thorwaldsen, un élève qui sera probablement un maître. Je me garderai bien de taire, soit Ingemann, le romancier historique, fixé désormais au bord du lac de Sorö, soit Simonsen, le coloriste original dont j’ai remarqué trois tableaux à Charlottenbourg et qui serait digne d’une biographie entière.

Je dois malheureusement me borner, et cependant je n’omettrai ni le professeur Hoyen, un grand critique d’art, dont la science est profonde et l’intelligence vaste, ni Jierichau, ni Melbye, un sculpteur et un peintre dont Copenhague a raison de s’enorgueillir, et qu’elle peut montrer à ses ennemis comme à ses amis, ni enfin Christian Winther, âme souple et pleine de contrastes. Il confine parfois à Alfred de Musset et souvent aussi à Théocrite. Il aime les champs, les pacages, les maisons couvertes de chaume, et la Bible du paysan près du foyer et le nid de la cigogne sur le toit. Voilà ce qu’il aime, et il l’aime ici : car il est Danois jusque dans le cœur.

Paludan Müller est un vrai lyrique d’une fantaisie singulière. Hols excelle dans la chanson martiale. Qui ne sait et ne scande par moments le Petit trompette ? Hols serait sans effort le Gleim du régiment, le Tyrtée du Danebrok.

Hertz doit être placé très-haut parmi les poëtes dramatiques et lyriques. Son style est accompli. Sa mère, avant d’accoucher, s’écria que l’appartement était en feu ; on la calma en lui apprenant que ce feu était une illumination en faveur de la naissance d’un prince royal. Elle tira de cette circonstance un augure favorable qui est bien justifié.

Hauch est un très-grand écrivain. Il a réussi dans le drame. Il a traité aussi avec beaucoup de succès le roman historique et l’a marqué d’un cachet personnel.

Ingemann est le Walter Scott et le Perrault du Danemark. Les vieillards, les femmes, les jeunes filles le lisent et le relisent. Les enfants l’idolâtrent. Du continent et de toutes les îles de la patrie, les enfants se sont cotisés pour faire un présent à Ingemann. Ils lui ont acheté une corne d’or aussi haute que celles des buffles, aussi colossale que celles dont les vieux Scandinaves se servaient pour boire l’hydromel. Cette corne est sculptée et ciselée de petits bas-reliefs qui représentent les principales figures des ouvrages d’Ingemann. Le jour où une timide députation a offert cette coupe bizarre au poëte a été pour lui un beau jour. Des témoins mêmes ont partagé l’attendrissement d’Ingemann. Ils sont revenus enchantés de cette scène touchante de Sorö. Ils avaient trouvé Ingemann plus aimable, le lac plus riant et les arbres plus grandioses dans leur antiquité.

Aborder Gundtvig, c’est aborder la religion elle-même. Gundtvig est poëte aussi, mais il est par surcroît historien et théologien. Il a le don de l’infini. Après trois siècles, Luther a trouvé en Gundtvig un éloquent interprète et il en a été agrandi. Le Mélanchthon inspiré de nos jours a été le narrateur des temps primitifs et mythologiques du Danemark. Ce puissant réacteur contre la philosophie de la révolution française était un simple pasteur de paroisse ; ce qui n’a pas été un obstacle à sa double influence sur le développement pieux et patriotique de son pays. La fortune lui est arrivée tard, et, en daignant l’accueillir, il a semblé accorder une faveur. À soixante-seize ans, il a épousé une très-grande dame éprise de son génie et de ses vertus. Il a plus de quatre-vingts ans aujourd’hui, sans cesser d’être jeune de la jeunesse immortelle. Gundtvig est un homme qui, s’il était plus connu, serait vénérable à toutes les nations autant qu’à sa patrie.

Finn Magnussen est célèbre à d’autres titres. Né en Islande, il a déchiffré les manuscrits islandais. Il était le Burnouf indigène du sanscrit scandinave. Il avait la clef des ruhnes et des traditions ; sa mort a été une calamité européenne.

Il avait séjourné, ainsi que moi, au château de Glorup, avec Rask et avec les deux Œrsted.

Ces deux illustres Œrsted ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Le plus grand, le physicien, est le Newton du Danemark, dont le jurisconsulte a été le Papinien. Ils étaient aussi aimables dans le monde que féconds dans la solitude. Pour exprimer leur union fraternelle on les avait surnommés Castor et Pollux. Ils sont restés deux constellations du Danemark. Ils n’étaient en désaccord que sur la politique. Le physicien croyait au progrès que niait le jurisconsulte. Le premier se représentait l’esprit humain comme un fleuve qui avance toujours ; le second comme un lac dont les mouvements alternatifs se brisent contre les bords dans une éternelle impuissance.

Il y a d’Œrsted, le physicien, qui était l’homme de génie des deux, un mot charmant sur Rask : « Je l’envie, disait-il ; moi, si je sors de la Séeland ou de la Fionie, je suis arrêté à chaque pas. Un aubergiste m’importune, un postillon m’embarrasse. Rask, lui, qui sait toutes les langues, tous les dialectes, tous les patois, pourrait partir de Copenhague et y revenir par le tour du monde. Non-seulement il se tirerait d’affaire partout, mais il en remontrerait sur sa route aux sauvages non moins qu’aux académiciens. Il rectifierait en se jouant les grammaires, les dictionnaires et les conversations. »

Je terminerai cette nomenclature par un des noms les plus populaires de la génération actuelle du Danemark, par le nom d’Andersen.

Rien n’est plus touchant que la biographie de cet écrivain. Il est né à Odensée d’un pauvre ouvrier. Il a été bercé dans une de ces petites maisons dont un pot de fleurs, un oiseau et un rayon égayent le dénûment Quelquefois cependant, quoique rarement, ce dénûment devient de la misère. C’est ce qu’éprouva Andersen : Son père mourut. Sa mère manqua de pain. Il résolut de lui en trouver. Il alla glaner dans les champs. Les moissonneurs le chassèrent d’abord de la voix, puis avec le fouet. Le généreux enfant ne se découragea pas. La muse le conseilla. Il avait douze ans à peine. Il eut la pensée de composer des poëmes qu’il récita aux paysans. Orphée rustique, il dompta ces barbares, il les émut, les attendrit. Ils lui permirent de glaner. Bien plus, ils lui firent eux-mêmes de frêles gerbes, afin qu’il pût les porter sans fatigue. Les jeunes filles y ajoutaient des bouquets de bluets et de coquelicots pour sa mère. Andersen était sauvé.

Il eut encore bien des traverses ; mais il avait recours à la muse. La Providence se communiquait à lui sous cette forme et l’affranchissait par les chansons. Andersen est un conteur très-religieux, très-personnel et très-danois.

C’est ainsi qu’il pénétra dans les chaumières, dans les maisons, dans les châteaux et jusque dans les palais. Ce pauvre petit glaneur a fait de son nom modeste un nom glorieux. Il a eu des rois pour Mécènes et des princesses pour amies. Tout son peuple, le peuple de Danemark, est fier de lui et l’exalte, sur le continent non moins que dans les îles.

Pendant mon séjour à Copenhague, la diète s’est assemblée. Elle se compose de cent et un députés et de cinquante et un pairs, divisés en deux Chambres à Christianborg. Les orateurs parlent de leurs siéges, comme en Angleterre. Ils n’ont pas de tribune. Les députés sont nommés pour trois ans, les pairs pour huit. Ils reçoivent tous à peu près neuf francs par jour. Les membres de la chambre populaire sont nommés par le suffrage universel et direct ; les membres de la Chambre haute sont nommés par le suffrage indirect à deux degrés. Aucun revenu n’est exigé des premiers, un revenu de trois mille cinq cents francs est exigé des seconds. Tous les citoyens, pères de famille, qui ne servent pas, qui savent lire et qui ont trente ans, sont électeurs.

La diète de Copenhague a sa part de souveraineté ; ses votes sont indispensables à la création des lois. Il n’y a pour elle qu’un roi constitutionnel.

Les duchés de Slesvig, de Holstein et de Lauenbourg ont chacun une diète particulière qui n’a d’autre droit que le droit de conseil. Là le roi est absolu.

Un conseil d’État, nommé pour huit ans, est de plus institué afin de veiller aux trois grands intérêts généraux du royaume et des duchés, à savoir : la flotte, l’armée et les affaires étrangères.

C’est dans ces limites et sur un terrain brûlant, mouvant, plein de mirages, que s’agitent les passions sociales.

Cette nation est monarchique de cœur. Le roi actuel, Frédéric VII, est très-aimé de l’ouvrier et du paysan. La bourgeoisie lui est dévouée. Personne n’oublie que la charte de liberté sous laquelle vit et prospère le Danemark est due au roi.

Toutes les classes sont puissantes : le peuple par le nombre et par l’aisance, la bourgeoisie par les lumières et par l’argent, la noblesse par l’éducation, par les manières, par la charité, par la propriété territoriale.

Si l’on remonte des chaumières du paysan et des maisons du citadin aux résidences seigneuriales des nobles, rien n’est plus pittoresque dans la géographie du Danemark et rien n’est plus grave dans sa politique.

Il y a au moins deux cents châteaux en Danemark. J’en ai admiré beaucoup. Il y en a d’imposants, dans leur masse. Il y en a de charmants dans leur légèreté et dans leur fantaisie. Les uns sont environnés de murs crénelés, flanqués de tours solides ; les autres sont dentelés d’ornements, décorés de cintres, d’ogives, d’échancrures, de galeries, de balcons, où l’imagination arabe et l’imagination écossaise se rencontrent avec le caprice scandinave. Il y a des châteaux qui sont des citadelles féodales, des donjons tristes, menaçants ; d’autres sont des résidences de chasseurs au milieu des bois ; d’autres des nids d’alcyons au bord de la mer ; d’autres des palais vénitiens sur des lacs ou sur des étangs, dont les ponts ciselés se réfléchissent à la surface des vertes lagunes. D’autres, plus rares, sont des Rosenborgs privés où le goût le plus exquis, sans abdiquer le passé, l’a relié au présent par les miracles du bien-être moderne et par l’enchantement des arts.

Ces châteaux de barons ou de comtes, ou simplement de riches, ont une signification sociale et politique. Parfois des territoires vastes comme des petits royaumes s’y rattachent, et les nobles ont des possessions aussi étendues que des souverainetés.

Château de Hardenberg, en Laaland. — Dessin de Thérond.

Ici, c’est le baron Juel qui, de son château de Waldemar, règne en grand propriétaire sur l’île de Taasinge ; là, c’est le comte Ahlefeldt Laürvigen qui, de son château de Taanehjoer, à Langeland, n’aperçoit en quelque sorte qu’une frontière à ses domaines, et c’est la Baltique. Ailleurs, c’est le comte Knuth, dans l’île de Laaland ; le comte Daneskiold dans l’île de Samsoë ; le comte Guillaume Molke, à Bregentved ; le comte Juell-Wind-Frys, le plus grand propriétaire, je crois, du Danemark, dans sa résidence de Frysenborg en Jutland. C’est le château de Gram en Slesvig ; ce sont, en Séeland, les châteaux de Svaneholm, de Holmegaard, de Kongsdal, de Lystrup, de Ravnstrup, de Svenrtrup, de Nœsbyholm, de Gissefeldt, d’Adlersborg, de Borreby, de Lovenborg et de Holstenborg ; en Fionie, c’est le fief de Moltkenbourg, dont Glorup n’est qu’une des terres et une des résidences ; ce sont les châteaux de Skovsbo, de Ravnholt, d’Obœklunde, de Nakkebolle, de Hollufgaard, de Brahetrolleborg, d’Egeskow, de Likkesholm, de Holckenhavn, de Rigaard, et bien d’autres qui sont pour la plupart de la fin du seizième siècle ou du commencement du dix-septième, de 1550 à 1650. Ils symbolisent féodalement un immense espace du Danemark, qui renferme dix-huit comtés, quatorze baronnies et quarante-sept fiefs.

Château d’Egeskow, en Fionie. — Dessin de Thérond.
Château de Lovenborg, en Séeland. — Dessin de Thérond.


Les terres privilégiées sont inaliénables, substituées, impartageables, hors du droit commun des cadets, des créanciers et des autres propriétés.

Le Danemark, avec la plupart de ses châteaux de Séeland, de Fionie, de Jutland, de Slesvig, de Holstein, de Lauenbourg et des petites îles, est donc une contrée féodale comme l’Angleterre. La parole y est possible et la presse aussi. L’agriculture, le commerce, l’instruction, la marine y fleurissent à l’envi. La Suède, l’Allemagne, la Pologne et une grande partie de l’Europe est encore modelée sur ce plan traditionnel. C’est un système très-logique, très-enraciné, très-fort par les coutumes, par le prestige des anciennes races, par les splendeurs, par les générosités et par l’exemple de l’Angleterre, qui est comme la clef de ce monde ancien.

Il vivra longtemps encore, mais il finira par crouler parce qu’au fond il est un privilége excessif.

Château de Likkesholm, en Fionie. — Dessin de Thérond.

Que l’on en soit heureux ou contristé, il faut le reconnaître, c’est la France qui est l’exemple du monde moderne, comme l’Angleterre l’est du monde ancien. La France ruine les majorats, elle protége les créanciers. Elle respecte plus l’équité que le nom. Elle a un petit article de son code civil plus terrible que toutes les lois agraires. Cet article, ce coin d’acier dans le système du moyen âge, c’est l’article qui brise le droit d’aînesse et qui garantit à tous les enfants une même part de propriété, comme la nature leur réserve une même part d’affection. Tel est le texte fatal aux aristocraties. Ce texte même fut pour la France plus qu’un texte : il fut une étincelle, et cette étincelle alluma l’incendie qui achève de consumer tout notre monde féodal.

Dargaud.

(La fin à la prochaine livraison.)