Voyage en France 10/III

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III

EN MAURIENNE


Entrée en Maurienne (3e secteur alpin). — Les mines de fer de Saint-Georges-des-Hurtières. — Argentine. — Le bassin de la Chambre. — La Chambre et ses ardoisières. — Défilé de Pontamafrey. — Saint-Jean-de-Maurienne, sa cathédrale et ses vins. — Les ardoises. — L’aluminium. — Saint-Michel et ses usines. — Les alpages de Valloire.


Modane, Juillet.

Autant la Tarentaise, dans sa partie inférieure de Moutiers à l’Arly, est riante et pittoresque par ses beaux arbres, ses ruines, ses heureux villages, autant ce sombre couloir de la Maurienne, où passent la grande route et le chemin de fer de France en Italie, est sévère et sombre. Mais l’entrée de la vallée est encore verte et ensoleillée.

La crête mince d’Aiton, couronnée de forts, couverte de vignes, commande la rive droite de l’Arc ; de l’autre côté, très élevée, la montagne boisée de Montgilbert, également fortifiée, croise ses feux avec ceux de Montperché, prolongement des défenses d’Aiton. Une belle forêt de sapins couvre les pentes de Montperché et dessine un hémicycle autour du village de Bonvillard aux beaux vignobles. Au fond de la vallée, ici presque une gorge, la petite ville d’Aiguebelle, séparée du village de Randens par l’Arc, est un centre industriel assez vivant, une fonderie, une fabrique de produits chimiques où l’on traite notamment les bois de châtaigniers de la vallée pour en extraire l’acide gallique et, aux environs, de riches mines de fer ouvertes à la crête même que couronnent les batteries annexes du fort de Montgilbert, lui donnent une importance assez grande pour ce pays de faible population.

Les mines appartiennent à la Compagnie du Creusot, ouvertes à près de 1,500 mètres d’altitude, elles sont ainsi à 1,100 mètres au-dessus de la vallée. En ce moment l’exploitation est interrompue.

L’aspect des mines et des petites maisons semées dans la forêt et servant de relais au chemin de fer funiculaire montant par degrés jusqu’au fort est très pittoresque. Longtemps on aperçoit les zigzags de la ligne tracés dans les sapins, mais on abandonne cette curieuse vole ferrée pour admirer l’entrée de la Maurienne. C’est ici un aimable petit pays, des chalets sont joyeusement semés sur les pentes ; ils forment de nombreux hameaux autour du village d’Argentine dont le nom si doux s’harmonise à merveille avec cette campagne où les champs exigus, mais bien cultivés, sont coupés par des cordons de vignes. En face, en amphithéâtre, Saint-Georges et Saint-Alban-des-Hurtières et leurs hameaux s’étagent jusqu’aux bois.

La vallée se rétrécit près d’Épierre et se fait morose, enfermés entre des pics de fière allure. L’Arc divague en un lit de graviers, dans lequel il traîne des eaux grises. Le paysage est rendu plus triste par les bandes de gamins déguenillés qui assaillent le touriste, en demandant un petit sou ; il en est à la gare, il en court après les voitures, ma menue monnaie de poche va entre les mains d’une de ces bandes. Le passage des alpinistes a de déplorables résultats sur cette population montagnarde.

En vain, après la Chapelle, le fond de la vallée s’élargit-il un peu. Il est rempli par les bras et les coulées du torrent, par les graviers amenés des monts. Les pics sont plus hauts, plus aigus, ils planent avec majesté au-dessus des forêts sombres. Sur d’étroites pentes, entre les bois et la plaine, des hameaux nombreux, aux maisons très blanches sous leur toit d’ardoise violacée, relèvent un peu l’austérité de ce bassin qui porte le nom de la Chambre, comme le chef-lieu du canton, bourg de 620 âmes, bâti à la jonction de plusieurs vallées. Les villages, vus du bas, sont riants et prospères, l’un d’eux montre une église violemment peinte à fresque, dans le goût italien ; celui-ci domine d’ailleurs dans la vallée : une partie des filles de familles pauvres vont en service à Turin et dans les autres villes piémontaises, y attirent leurs frères et déterminent ainsi un mouvement incessant avec le bassin du Pô. Il serait peut-être sage d’essayer de détourner vers Lyon et Paris cet exode qui entretient en Maurienne des sympathies pour l’Italie, au moins dangereuses en l’état actuel des choses.

Non seulement la Maurienne tend vers l’Italie, mais l’Italie vient en Maurienne. Quand, après avoir traversé une gorge, on débouche dans le deuxième bassin de la Chambre, près du chef- lieu, on aperçoit, non loin de la gare, une usine : c’est une fabrique de sole à coudre, installée par une maison milanaise.

Le bourg est pittoresque, les ruines d’une église, un cadre de belles hauteurs, des villages contrastent avec les étroites gorges d’aval et d’amont. Mais la roche schisteuse est grise et triste, de nombreux souterrains s’ouvrent au travers. Ici commencent les importantes exploitations ardoisières de la Maurienne.

La moisson est presque achevée, les blés sont mis en meules entourées au sommet d’une couronne de branchage tressé, sur laquelle on a placé des pierres pour maintenir le frêle édifice. Parmi les céréales encore debout, des haricots à fleurs rouges ou blanches, grimpant à de hautes perches, mettent un peu de gaîté. Le charme intime des coins verts et frais est dû à la nature des constructions, couvertes de grands toits brunis prolongeant des auvents sous lesquels des balcons s’abritent.

Les vignes sont encore nombreuses, malgré l’altitude ; chaque village en a quelques champs. Des flèches d’église, des ruines de châteaux marquent la jonction du Glandon et de l’Arc. À en juger par les débris féodaux, cette région de la Chambre dut avoir jadis une grande importance militaire. D’ailleurs le couloir dans lequel pénètrent maintenant la route et le chemin de fer, disputant au torrent le fond de la vallée, montre sur plusieurs points des débris confus ou des restes fiers encore de châteaux et de tours. Les sapins poussent très drus sur les pentes, ils descendent jusqu’aux abords mêmes de l’Arc. Mais partout où le soleil donne assez longtemps, les habitants des villages : Mont-Vernier, Pontamafrey, le Châtel, ont planté de la vigne. Sur un énorme bloc de rocher baigné par l’Arc qui furieusement l’assiège, se dresse une curieuse chapelle. Puis


d’autres ruines apparaissent au-dessus de beaux villages ; l’une d’elles est la tour de Bérold de Saxe, père de cet empereur Conrad qui reconnut Humbert aux Blanches-Mains comme comte de Maurienne, préparant ainsi la grandeur de la maison de Savoie, dont le comte Humbert allait être la tige.

La route franchit l’Arve aux eaux grises, longe un instant la base du Grand-Chatelard et débouche soudain en vue d’une vieille petite cité à laquelle de grands édifices religieux donnent quelque caractère. Le site manque de grâce, la montagne sur laquelle s’étage la ville semble fuir en pentes couvertes d’une roche noire marbrée de larges plaques de gazon. En face, de grands rochers schisteux semés de maigres bouquets de sapins. Mais les pentes qui bordent la route, bien exposées au soleil, ont de beaux vignobles, dont les produits sont célèbres dans toute la Savoie, sous le nom de vins de Princens ; les roches schisteuses donnent au vin un corps et un bouquet que l’on ne saurait trouver dans les terrains calcaires.

La ville est loin de la gare ; on y parvient par une route défoncée et poudreuse, longée par le torrent fort laid de l’Arvan. Elle n’a pas la gaîté de Moutiers, mais ses édifices publics et privés ont plus d’allure et de grandeur que ceux de la capitale tarentaise ; on devine qu’elle joua un rôle historique et administratif plus considérable. Sous de grands bâtiments sont percées des arcades qui donnent à la ville un certain caractère. Des tours, des débris de remparts, quelques vieilles maisons arrêtent un peu l’attention. La cathédrale, monument capital de la ville, est bien modeste, mais le diocèse est si petit ! La décoration se ressent du voisinage de l’Italie par l’excès de peintures à fresque. Des tombeaux d’évêques, de merveilleuses boiseries sculptées dans le chœur avec des personnages en demi-grandeur et des sujets grotesques sous les sièges, méritent une visite.

Des bonnes femmes de Maurienne font leurs dévotions ; elles sont venues de leurs villages dans les costumes si curieux de la vallée : grand bonnet, large ceinture bordée de bleu, de violet, de vert ou de blanc, retenue par des chaînes et des agrafes, fichu et tablier de colonnade imprimée.

Saint-Jean est vite parcouru ; lorsqu’on a contemplé la statue du docteur Fodéré, inventeur de la médecine légale, et arpenté les deux rues où se concentre toute l’animation de ce chef-lieu de la Maurienne, on revient tout naturellement à la gare, située près des sources thermales de l’Échaillon, dont on rêve de faire un lieu de rendez-vous pour les baigneurs.


En attendant le train de Modane, j’arpente la gare : celle-ci possède des constructions assez vastes, conçues surtout dans un but stratégique. Un grand quai militaire de débarquement permettrait aux troupes de venir se rassembler à l’abri du fort du Télégraphe qui, plus loin, ferme la vallée. L’étroite plaine de Saint-Jean devient bientôt une gorge, mais si bien orientés que la vigne forme une nappe continue sur les premières pentes. En certains points il y a près de deux kilomètres de largeur entre la rivière et la marge des vignobles. Ces vignes sont basses et chétives, leur végétation contraste avec des groupes de beaux noyers, mais elles produisent des vins dont les crus, ignorés sur le boulevard parisien, ont, en Savoie, une réputation légitime.

Au-dessus des vignes, la montagne est percée d’une multitude d’entrées de carrières d’ardoises. Les strates de la roche, disposées sur un angle de 45 degrés environ, ont parfois jusqu’à huit rangées de galeries ; celles-ci s’élèvent jusqu’à une très grande hauteur au flanc des monts.

Les vignes, autour de Saint-Martin-de-la-Porte, sont entourées de murs en pierre sèche, comme on en voit dans le midi de la France. Ici les roches changent de nature, ou du moins les formations géologiques se confondent, car il y a des carrières de plâtre et de chaux hydraulique et je dois rencontrer plusieurs usines à chaux sur la route. Sur la rive droite, un torrent débouche dans l’Arc ; il a formé un énorme cône de déjection, sous lequel le chemin de fer passe en tunnel pour pénétrer dans une gorge étroite, entre des rochers à pic ; le plus haut, semblable à un nid d’aigle, porte le fort du Télégraphe qui barre à la fois la Maurienne et la route de Valloire. Au pied de cette montagne fortifiée, dans une cluse d’une effrayante profondeur, simple fissure, arrive la Valloire descendue du Galibier.

Les chutes puissantes de la Valloire et d’autres torrents ont été captées, elles vont faire mouvoir les turbines d’importantes usines, notamment une grande fabrique d’aluminium. Ces établissements industriels étonnent dans cet âpre couloir couronné de fortifications. Mais ce n’est qu’un début : depuis que l’on peut conduire les eaux par des tuyaux et transformer leur force en électricité, tous les torrents des Alpes pourront devenir une source de richesse. En Maurienne, on a déjà beaucoup fait ; ainsi, dans une commune de la Chambre, dont j’ai oublié de parler tout à l’heure, une usine dispose de 80 chevaux de force pour fabriquer des pâtes alimentaires dont elle produit 4 millions de kilogrammes par an, et cependant il faut tirer les blés du dehors, la Maurienne n’en produisant presque pas.

Saint-Michel-de-Maurienne, où je quitte le chemin de fer, fabrique également des pâtes alimentaires. Cette petite ville, curieusement située, partie sur la route où elle aligne de hautes maisons, partie au flanc des montagnes, est fort industrieuse. Elle a la bonne fortune de posséder des mines d’anthracite, dont les gisements sont nombreux mais peu puissants, et des roches calcaires d’excellente qualité. Le voisinage du charbon et de la pierre permet ainsi de fabriquer à bon compte des chaux hydrauliques qui trouvent un emploi assuré dans le pays. Saint-Michel renferme en outre une usine où l’on décortique les riz du Piémont et un atelier de dévidage de cocons. Les autres fabriques de chaux hydraulique de la vallée, les usines à aluminium de Saint-Martin-de-la-Porte et de la Praz (commune d’Orelle), donnent beaucoup de vie à ce centre où viennent aboutir les routes des riches vallées alpestres de Valloire et de Valmeinier.


J’ai déjà parcouru ces hautes régions, au cours d’une excursion d’un caractère plus militaire qu’économique[1], mais j’ai tenu à retourner à Valloire. Il fait beau, le ciel est pur, la montée par le raidillon qui coupe les lacets de la route à travers la forêt est un enchantement ; je préfère les lacets eux-mêmes ; l’un d’eux me conduit près de la Lechère, d’où une crête permet de découvrir l’admirable bassin de verdure de Valmeinier, avec ses immenses pâturages et ses chalets sans nombre, zone riante bordée d’âpres rochers au-dessus desquels étincellent les glaciers du Thabor.

Un guide m’a conduit à travers la forêt, par d’abrupts chemins, jusqu’à la chapelle des Trois-Croix, où j’ai rejoint la roule descendant au flanc de la montagne, au-dessus du profond abîme où la Valloire se brise. De hameau en hameau, à travers un paysage pastoral, voici enfin Valloire, dont les grandes maisons à auvents sont semées en un amusant désordre entre la Valloire et le ruisseau de la Plagnette.

Le bourg est à une grands altitude, 1,888 mètres, c’est dire combien le climat est rude ; pendant six ou huit mois de l’année le pays disparaît dans la neige, le bétail rappelé des alpages est enfermé dans les étables, les habitants n’ont aucune occupation en dehors du soin de donner du fourrage sec aux animaux. Aussi les hommes quittent-ils la vallée pendant l’hivernage pour aller exercer dans les plaines et dans toute la vallée du Rhône la profession de colporteur. Ils rentrent à la fonte des neiges pour conduire le bétail dans la montagne, aux alpages, où les femmes, appelées dans la contrée des forestières, iront chaque soir coucher dans les misérables chalets du pâturage pour traire les vaches au matin et préparer le fromage bleu ou persillé de Valloire, qui est loin d’être apprécié comme celui de Tignes ou de Lans-le-Bourg. Il n’est pas rare de voir des forestières faire une course de trois heures chaque soir dans ce but et redescendre dans la matinée, leur travail accompli. Aussi beaucoup d’entre elles se sont décidées à s’inalper complètement avec leurs enfants, elles redescendent aux premiers froids.

Les pâturages remplacent peu à peu les prés dont l’herbe ne peut être recueillis et rapportée qu’au prix de peines infinies. Les riches propriétaires achètent un à un des petits alpages, les soudent entre eux, en font des pâtures où ils laissent, tout l’été, un nombreux bétail, qui sera nourri l’hiver avec le fourrage de prairies plus rapprochées des hameaux. M. Briot, à qui j’ai emprunté ces détails, signale comme exemple le pâturage de la Lozette, près de Valloire, où deux propriétaires ont peu à peu acquis 180 parcelles contenant 180 hectares dépendant jadis de 16 petits chalets. Avec l’aide de l’administration des forêts, on a pu constituer d’excellents herbages. En éliminant les moutons, pour ne faire pâturer que des vaches, on a assuré la préservation des alpages, dont l’herbe n’est plus arrachée ; les pentes, jadis ravinées, se regazonnent et la richesse remplace la gêne. Si l’exemple était suivi, si l’on reboisait certaines pentes, ce serait à bref délai la régénération de la Maurienne, où tant de montagnes sont affreusement dénudées.

En cette saison, l’aspect de cette vallée de Valloire, verte, animée par de nombreux animaux, est d’une douceur infinie. Aucun bruit ne s’élève que les rumeurs du torrent et le son grave des cloches pendues au cou des ruminants.


Je suis descendu à la nuit par la forêt, ayant sans cesse sous les yeux, à des profondeurs vertigineuses, la ville de Saint-Michel et ses usines, reconnaissables seulement à l’éclatante lumière de l’électricité, ici répandue partout, grâce à la force motrice des torrents.

Quelques minutes après, le chemin de fer me conduisait à Modane où je dois passer la nuit avant d’aller dans les Bauges. La voie est sans cesse au fond de la gorge profonde où l’Arc mugit ; en corniche, en tunnel, avec des pentes très raides, elle atteint bientôt la vaste gare où se fait la jonction des réseaux français et italien.



  1. Voir chapitre XIV.