Voyage en France 10/V

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(10p. 59-69).

V

LE GENEVOIS


Du lac d’Annecy au lac Léman. — Entrée dans la zone franche. — La Roche-sur-Foron. — Annemasse. — Saint-Julien. — Banlieue genevoise.


Annemasse, Juillet.

Le premier bateau quitte le port du Bout-du-Lac à 6 heures du matin. Debout à 5 heures, nous allons faire nos ablutions dans la grande vasque de pierre où coule une fontaine et partons pour le débarcadère ; celui-ci est déjà envahi, c’est jour de marché à Annecy, les gens de Faverges et d’Ugines arrivent. Bientôt voici le vapeur, la Couronne-de-Savoie, une vieille connaissance avec laquelle, pendant près de deux heures, nous traversons et retraversons le lac, de Doussard à Duingt, de Duingt à Talloires, de Talloires à Saint-Jorioz, de Saint-Jorioz à Menthon, de Menthon à Sévrier, de Sévrier à Veyrier et de là à Annecy. Oh ! l’exquise promenade sur le flot tranquille et bleu en vue des hautes montagnes aux lignes heureuses[1] !

Nous pouvons flâner un instant dans les rues d’Annecy, revoir les vieux quartiers parcours par les Thious avant d’aller à la gare prendre le train de Genève, et ne disons pas adieu sans regret à l’aimable ville et à ses beaux horizons.


Le chemin de fer reliant Annecy à Genève est la dernière œuvre d’ingénieur de l’illustre et regretté Sadi Carnot. Le futur Président fut longtemps, en effet, à la tête des travaux publics dans la Haute-Savoie ; on lui doit le remarquable tracé de cette voie ferrée. Une statue, œuvre du sculpteur Guimberteau, va lui être élevée au bord du lac.

Le pays parcouru est riant, aux abords mêmes de la ville il mérite une visite : le Fier que l’on traverse un instant n’est pas moins curieux que dans les gorges d’aval ; ici, encore, il a fouillé et sculpté son lit de grès. Mais la locomotive laisse à peine le temps de deviner ces étranges travaux de l’aveugle torrent, elle conduit rapidement le train devant Pringy, village qui, d’après une enseigne, possède une école d’horlogerie. On s’élève peu à peu, en de grands contours présentant une vue merveilleuse sur le Parmelan, la Tourette et, par une ouverture soudaine, la large vallée de Thônes, bordée par de hautes montagnes boisées.

Le chemin de fer s’élève sans cesse sur les flancs de la belle vallée de la Fillière ; le torrent paraît bientôt à une grande profondeur au-dessous de nous. Vallée peu profonde, mais large et très verte, bordée de collines d’un relief modéré ; sans les montagnes de Thônes, vaporeuses à l’horizon, on pourrait se croire en Limousin. Peu à peu le paysage s’agrandit. Une autre vallée aux pentes douces s’entr’ouvre très large et, au loin, se rétrécit entre le Parmelan majestueux et la montagne des Frêles. C’est la vallée de Thorens, elle n’a pas d’autre centre d’habitation que la petite ville de ce nom.

La gare de Groisy la dessert. Sur le quai sont des douaniers. Nous sommes loin de la frontière, cependant, mais ici commence la zone franche du Chablais et du Faucigny. Ces deux petites provinces savoisiennes sont complètement dans la zone d’attraction de la Suisse française.

Le grand centre de Genève dépend en partie de la Haute-Savoie et du pays de Gex (Ain) pour son alimentation. Une barrière douanière serait pour la puissante agglomération genevoise une cause de famine ; de même elle fermerait tout débouché à l’agriculture française dans les pays voisins, on a donc reporté à la limite d’attraction des villes suisses du Léman la ligne des douanes. C’est pourquoi le voyageur venant de Suisse ne rencontre aucun douanier à la frontière, mais il se trouve obligé d’acquitter des droits lorsqu’il arrive dans l’intérieur de la France[2]. À côté des avantages immédiats de cette situation, il y a des inconvénients graves : le Chablais et le Faucigny, malgré les abondantes chutes d’eau offertes à l’industrie, ne peuvent mettre la force motrice à la disposition des manufacturiers, ceux-ci trouvant une barrière fiscale à l’entrée des produits sur le grand marché français.

Il y a donc des douaniers à Groisy ; il en est d’autres à Évires, station que l’on traverse en débouchant d’un grand viaduc dont les plans sont dus à M. Carnot. Les douaniers d’Évires sont les derniers ; la voie ferrée pénètre dans un grand tunnel et, soudain, débouche, à plus de 750 mètres d’altitude, au-dessus de la vallée de l’Arve, en vue d’un panorama grandiose que l’on peut contempler longtemps sous tous ses aspects. Le chemin de fer, pour descendre dans la plaine, décrit une des courbes les plus hardies du réseau et rapidement, dominant un instant de plus de 200 mètres la jolie mais bien petite cité de Bonneville, arrive en vue d’une des plus pittoresques villes de Savoie, La Roche-sur-Foron, étageant ses toits bruns et les galeries à demi italiennes de ses maisons peintes autour des débris d’un donjon. Le cadre est superbe, des monts neigeux, d’autres revêtus de bois jusqu’à la cime, les névés du Buet, la lointaine perspective des vallées, les Alpes blanches, le Jura bleu font de La Roche un site inoubliable. La Roche est célèbre dans le monde des électriciens, c’est la première ville de France qui ait été éclairée à la lumière électrique.

Après La Roche on continue à descendre, mais par des pentes moins roides. Franchissant de nombreux forons, c’est-à-dire des torrents, le chemin de fer traverse une campagne très verte ; la culture y est presque du jardinage ; les prairies naturelles et artificielles, semées en bien des endroits de blocs erratiques, sont couvertes d’une herbe haute, épaisse et drue. Peu à peu on revoit la vigne, elle domine même lorsqu’on arrive au-dessus de l’Arve, abondante et rapide, contenue entre les rochers d’un défilé, utilisée par les turbines qui produisent l’électricité pour le chemin de fer du Salève. Le puissant torrent contourne la pointe du petit Salève et pénètre dans la plaine de Genève ; il est franchi, en ce point, par le chemin de fer, un peu avant la grande gare frontière d’Annemasse.

Annemasse est à l’extrême limite de notre pays : c’est, en réalité, un faubourg de Genève, à laquelle le relient le chemin de fer et une ligne de tramway. Grande bourgade de cafés et d’auberges, elle doit uniquement son importance à cette situation. La France, voulant éviter le territoire suisse, pour ses voies de communication avec les rives du Léman, a dû faire rayonner chemins, routes et chemins de fer de cette fissure où l’Arve échappe aux montagnes. Le chemin de fer de Bellegarde à Thonon et au Valais, la petite ligne de Samoëns, la grande voie d’Aix-les-Bains à Genève s’y rencontrent ; près de là, à Étrembières, part la ligne du Salève. Il ne faut donc pas s’étonner si le petit hameau est en passe de devenir une ville. Mais il ne regarde pas du

côté de la France ; avec Genève seulement il a des relations.

La ville française la plus voisine, celle qui a la prépondérance officielle, Saint-Julien-en-Genevois, est, d’ailleurs, une pure fiction administrative. Saint-Julien n’est pas une ville, c’est à peine un bourg, formé par une rangée de grands édifices : hôtel de ville, palais de justice, écoles, et de maisons bordant le route. Le chemin de fer de Bellegarde y conduit en longeant la base du Salève. Cette ligne est parallèle à la route servant de frontière entre la Haute-Savoie et le canton de Genève. Frontière purement idéale, imposée par les traités de 1815 qui ont enlevé à la France et à la Savoie de nombreuses communes dans le but de donner à Genève une banlieue. Les plus admirables vignobles du monde au flanc du Salève, de gais vide-bouteilles, de jolis villages dominés par la crête trop régulière de la montagne, voici la partie française ; vers la Suisse une ample plaine agricole, bordée par la chaîne bleue du Jura ; en somme, un pays coquet et pimpant, tel est l’aspect de cette partie du Genevois jusqu’aux abords de Saint-Julien.

La bourgade est à la frontière même. Sur la route, près de la villa servant de sous-préfecture au fonctionnaire le plus cosmopolite de France, car le sous-préfet n’a d’autre distraction que de fréquents voyages à Genève, facilités par une carte de circulation, stationne le train du tramway à vapeur reliant l’humble ville à Carouge et à Genève. Par cette voie je suis allé dans la grande cité suisse rejoindre le tramway d’Annemasse.

La rentrée en France a lieu aux abords mêmes de cette dernière ville, en quittant le village genevois de Chêne. La limite est formée par un petit ruisseau au delà duquel, sur un chemin de médiocre largeur, s’alignent les maisons de Mollesullaz. Ce faubourg d’Annemasse a, d’un côté, la gendarmerie et la douane suisses. De l’autre sont des gendarmes français à la disposition d’un commissaire spécial de la frontière dont le rôle est assez important, son cabinet étant un centre de renseignements politiques.


Mollesullaz, aujourd’hui, nous laisse une impression désagréable. Un orage vient d’éclater ; les maisons basses et misérables sont plus misérables encore sous la pluie. Les nues accourent, cachent au loin les sommets ; près de nous elles voilent le Salève. Nous voulions faire l’ascension de la montagne pour découvrir le paysage entier du Genevois. La course est inutile autant qu’impraticable, j’emporterai du Salève l’impression ressentie ce matin : une chaîne calcaire sans grande allure.

En attendant une éclaircie, nous avons passé l’après-midi dans l’hôtel à regarder tomber la pluie. Pleuvra-t-il encore demain pour notre excursion à Sixt ?

Elle tombe bruyamment cette pluie, en résonnant sur le zinc de la terrasse. Ce murmure incessant et morose est parfois couvert par la corne du tramway à vapeur de Genève. Notre distraction est de contempler les wagons sans cesse remplis. Décidément Annemasse, avec ce mouvement de voyageurs de banlieue, est un simple satellite de Genève. Il en est de même pour toute la zone du Genevois sur le versant de l’Arve et du Rhône. Bourgs, villes et villages ont leurs relations d’intérêts avec la grande agglomération suisse du débouché du Léman. Mais, tout en dépendant de Genève au point de vus économique, cette petite contrée reste profondément française par les traditions. Les habitants sont catholiques et cela seul suffirait à maintenir une séparation morale avec la Rome protestante, si le Chablais et le Faucigny ne s’étaient pas volontairement ralliés à la grande patrie.

Cette sorte de nationalité double de la petite province savoisienne n’en est pas moins singulière. Nulle part ailleurs, même sur la frontière belge, où les populations de Flandre et de Hainaut se mêlent cependant d’une façon si intime, on ne trouverait un tel exemple de communauté d’intérêts. Genève est pour sa banlieue française un point autrement vital que ne le sont Lille, Roubaix et Tourcoing pour leur banlieue belge de la Lys et de l’Escaut.



  1. Un chapitre de la 8e série du Voyage en France est consacré à la ville et au lac d’Annecy.
  2. Voici, d’après une loi raconte, la délimitation de la zone franche :
    « Le territoire assujetti au régime des douanes a pour limites, à partir du fort de l’Écluse :
    « Le cours du Rhône, jusqu’à un confluent avec la rivière des Usses ; la rive droite de cette rivière jusqu’au point situé entre Cruselles et Groisy où elle cesse de former la limite des arrondissements de Saint-Julien et d’Annecy ; la limite de l’arrondissement d’Annecy et des arrondissements de Saint-Julien et de Bonneville jusqu’au point où elle rencontre la limite des départements de la Savoie et de la Haute-Savoie ; la limite du ces départements jusqu’au point où elle rencontre la frontière italienne ; à partir de ce point, la frontière italienne. »