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Voyage en France 9/I

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VOYAGE EN FRANCE

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I

LE LAC DE PALADRU ET LA FURE

Les Abrets. — Paladru et son lac. — La légende de la ville d’Ars. — Charavines. — Régularisation des eaux. — Les usines de la Fure. — Taillanderies, soieries et papeteries. — Apprieu. — Rives et ses manufactures. — Renage. — La gorge d’Hurtières. — Fure et la plaine de l’Isère.


Tullins, mai.


Le chemin de fer de Saint-André-le-Gaz à Chambéry m’a laissé ce matin aux Abrets, d’où je voulais gagner le lac de Paladru ; de la route du lac, par Virieu et le Pin, j’avais gardé d’assez maussades souvenirs. Certes, le val de Virieu est très beau, ses châteaux, qui virent Lamartine dans ses jours les plus heureux, où il a écrit ses pages les plus célèbres, méritent un instant l’attention, mais le vallon du Pin est morose et mène à une partie du lac bordée de marécages.

Combien est plus aimable le pays au nord du lac. Les Abrets, dans leur vaste plaine, au croisement de nombreuses routes formant de larges rues, sont un des plus beaux villages de ces confins du Dauphiné et de la Savoie, très ample, peuplé de plus de 4,000 habitants travaillant presque tous pour Lyon. De belles usines fabriquent la passementerie, la plupart des maisons ont des métiers pour le tissage de la soie, la campagne entière est peuplée de canuts, aussi les habitations sont-elles nombreuses dans ces champs ombragés de châtaigniers.

Le point de jonction des cinq grandes routes et des chemins qui formant le carrefour central des Abrets est un sommet d’un mamelon d’où toutes ces voies descendent et s’allongent au loin. Au sud, elles abordent aussitôt le massif de hautes collines des Terres froides, partie du Dauphiné où naissent la Bourbre et ses affluents et où dort le lac ; c’est un pays très froid en hiver, à cause de son altitude et de l’abondance des eaux, mais superbe en été. Les routes sont de véritables allées de parc bordées de noyers centenaires. Le Dauphiné est la terre d’adoption de ces beaux arbres, l’huile de noix entre pour une large part dans l’alimentation des habitants et le commerce des noix est considérable ; une partie du pays où j’irai bientôt, vers Vinay et la Drôme, est même le plus grand marché de noix du monde entier. La Bâtie-Divisin, un des villages de la route, est au milieu d’un superbe massif de noyers ; Montferrat en a d’énormes, les deux versants du beau vallon où naît le ruisselet qu’on peut considérer comme l’origine de la Fure en sont complantés ; les arbres sont si nombreux et si hauts dans toute la vallée qu’on ne découvre le lac d’aucun des chemins, il faut traverser Paladru et monter à la misérable église du village pour apercevoir le bassin.

Il est admirable de grâce, ce lac enchâssé entre des collines verdoyantes, semées de hameaux blancs et s’exhaussant d’étage en étage jusqu’aux montagnes de la Grande-Chartreuse. Dominant immédiatement le lac, dont le plan d’eau est à 494 mètres au-dessus du niveau de la mer, se dressent des collines dont l’altitude dépasse 800 mètres ; partout ailleurs, on les appellerait montagnes, ici, au pied des grands monts, elles perdent de leur allure si on les voit d’un point élevé, mais, du bord du lac, elles prennent un aspect fier et reposé à la fois ; cela rappelle, avec plus de grâce, plus de limpidité dans la lumière, les lacs des Vosges, mais les plus vastes de ceux-ci sont des cuvettes auprès du Paladru. Il a plus de six kilomètres de longueur, sa largeur atteint mille à douze cents mètres en moyenne, sa profondeur est grande ; en somme, c’est une des plus vastes nappes d’eau de France.

Le poisson de Paladru est exquis, il jouit d’une grande réputation dans tout le pays ; aussi, les pêcheurs des étangs, dans la région de Morestal, portent-ils leur pêche vers le lac, ils la mettent en des viviers d’où le poisson sortira comme originaire de Paladru. L’autre jour, j’ai rencontré, entre Faverges et les Abrets, des charrettes chargées de tonneaux remplis des captures faites dans les étangs et se rendant à Paladru.

Des chemins font le tour du lac, ceux de la rive occidentale présentent une vue charmante sur les collines de Bilieu. On longe presque toujours le rivage et l’on distingue nettement les différences de coloration des eaux. Près du bord, des fonds de sable donnent une teinte claire qui a valu à cette zone littorale le nom d’aigue-blanche ; au delà de quelques mètres, les eaux, formant des couches plus profondes, deviennent sombres, c’est l’aigue-noire, La zone d’aigue-blanche fut habitée, aux temps préhistoriques, par des populations lacustres dont les traces sont très apparentes. des pilotis de leurs demeures ont été relevés à plusieurs reprises ; au petit Bilieu sont d’énormes troncs de chênes retirés des eaux, j’en ai pu détacher des lambeaux.

Naturellement, ces traces d’une vie si différente de la vie actuelle ont fait naître des légendes, comme sur tant d’autres lacs, notamment le lac de Grand-Lieu[1]. On prétend qu’une ville puissante existait sur remplacement du lac, elle aurait été engloutie en punition des fautes de ses habitants. Le nom de cette cité fantastique a été conservé : elle s’appelait Ars. Un petit hameau, situé au débouché de la vallée du Pin, se nomme Vers-Ars.

On atteint l’extrémité du lac au hameau de la Pagetière : c’est, comme Paladru, un rendez-vous pour les promeneurs, plus fréquenté même, en raison de la proximité des gros centres de population des vallées de la Fure et de la Morge, et des facilités d’accès. Le chemin de fer sur route de Vienne à Charavines développera encore les excursions. Les eaux du lac passent pour alcalines, on en a profité pour installer, à Pagetière, des cabines de bains sur une petite plage.

Un chemin longe le rivage méridional du lac, traverse la Fure sur les écluses de sortie et monte au village de Bilieu par des pentes douces d’où l’on a sans cesse une vue admirable sur la vaste nappe d’eau frangée de golfes minuscules ; d’ici, l’aigue-blanche est entièrement en vue, ses tons opalescents faisant une ceinture aux flots moirés de l’aigue-noire. Les molles collines, les maisons blanches, les toits rouges forment un cadre exquis. La colline de Bilieu, couverte de noyers et de frênes, est pleine du murmure des ruisselets descendant au lac et de chants d’oiseaux.

Le temps me pressait, car je voulais, en deux jours, descendre la vallée et visiter les usines. Il n’y a que dix-huit kilomètres entre le lac et la plaine de l’Isère, mais, à chaque instant, des manufactures doivent m’arrêter. Le torrent sorti du lac est, sans doute, étant donné le peu de longueur de son cours, la plus travailleuse des rivières de France ; sans compter les moulins, il fait mouvoir 34 grands établissements occupant près de 6,000 ouvriers.

Depuis qu’on a asservi les cours d’eau pour les astreindre à faire mouvoir les roues, la Fure a été utilisée. Sa chute totale n’est pas moindre de 200 mètres, c’est dire quelle force elle mettait à la disposition de l’industrie ; mais si, en hiver, il y avait de l’eau en surabondance, l’été, au contraire, la Fure était parfois réduite à un filet. En 1852 et 1853, on vit les 500 hectares de superficie du lac verser dans la Fure 10,000 litres à la seconde, tandis que, les étés suivants, cette quantité descendait à 300 litres ; même, en 1865, le débit fut de 50 litres seulement à la seconde. Pour mettre fin à cette situation, les usiniers de la Fure formèrent un syndicat en vue de réglementer la sortie des eaux du lac et faire de Paladru un réservoir régulier.

M. Gentil, ingénieur en chef de l’Isère, et M. Brissac, ingénieur ordinaire, dressèrent le plan des travaux. On avait songé d’abord à barrer la vallée pour élever le plan d’eau, mais il aurait fallu des indemnités trop fortes pour les propriétés riveraines, on s’arrêta à la création d’un canal de fuite de 1,200 mètres de longueur et de 4 mètres de profondeur avec vannes régulatrices à crémaillère en tête du canal, permettant, aux époques de sécheresse, d’abaisser le plan d’eau au-dessous de l’étiage ancien, sauf à reconstituer les réserves d’eau pendant les périodes pluvieuses.

D’après les chiffres que m’a fort courtoisement fournis M. Émile de Montgolfier, secrétaire du syndicat, la réserve totale utilisable assurée par le lac est de 15 millions de mètres cubes, mais depuis l’achèvement des travaux, on n’a pas dépassé 8 à 10 millions.

La répartition de l’eau du lac dans le canal, c’est-à-dire dans la Fure, est déterminée par arrêté préfectoral. Quand le lac est en crête du déversoir, on peut recevoir 1,200 litres à la seconde ; quand le niveau est à un mètre au-dessous du déversoir, le débit est de 800 litres ; si le plan d’eau descend entre un et deux mètres, on peut disposer de 650 litres ; enfin, quand le niveau descend à plus de deux mètres au-dessous du déversoir, on dispose encore de 500 litres. Ce débit minimum est rare, on n’y a été réduit qu’en 1870, 1872, 1874, 1885 et 1894. Je n’ai pas les chiffres pour l’année courante (1895). Quant aux inondations, elles ont complètement cessé depuis que le déversoir a été inauguré : le débit maximum n’a jamais dépassé 4,000 litres.

Les travaux ont duré deux ans, de 1868 à 1870 ; la dépense n’a pas dépassé 300,000 fr., on y a fait face par la création d’obligations 4 % remboursables en 30 années. Une commission de 10 membres, nommée par tous les industriels de la vallée, gère les intérêts de l’association ; l’entretien des ouvrages a lieu sous le contrôle des ingénieurs de l’État.

La participation aux charges est obligatoire pour tous ceux qui se servent de la rivière. 34 usines en utilisent les eaux. Elles se décomposent ainsi :

9 tissages mécaniques de soierie, occupant. 2, 800 9 fabriques de papier.. 1, 400 11 urines métallurgiques : taillanderie, construction, etc 900 5 mouline, effilochages, tourneries, etc… 260 Au total 5, 850 ouvriers, hommes, femmes et enfants.

On trouverait difficilement un petit cours d’eau aussi complètement utilisé ; on peut dire que les eaux de la Fure sont employées jusqu’à la dernière goutte, les 2,000 chevaux fournis au débit moyen de 660 litres à la seconde travaillent sans arrêt.

La première usine est dans le joli village de Charavines, bâti à l’issue du lac ; c’est un tissage de soierie appartenant à la maison Couturier, déjà propriétaire d’une usine à Bevenais, près du Grand-Lemps. La Fure fait mouvoir 290 métiers produisant chaque année un million de mètres d’étoffes de soie ; on peut d’ailleurs considérer la vallée de la Fure comme le centre, avec Voiron, de la fabrication des soieries, ou, tout au moins, comme la plus importante par la masse des produits. Sauf à l’usine du Rivier, on ne fait que de l’uni.

Une partie de la population de Charavines travaille dans les usines, mais la plupart des habitants vivent de la culture et de la pêche. Une grande quantité de nasses et de filets sont disposés au bord du lac, donnant au village un pittoresque aspect. De nombreuses sources viennent accroître ici le débit de la Fure. Aussi, les fontaines publiques sont-elles plus nombreuses encore que dans les autres villages des Terres froides.

L’usine de soierie, comme toutes celles que nous allons rencontrer dans la vallée et à Voiron, est surtout remplie par des femmes et des jeunes filles ; une partie seulement sont originaires du pays ; si populeux que soit celui-ci, il n’aurait pu donner les 2,800 ouvrières de la Fure et les 8,000 de Voiron ; il a donc fallu faire appel aux régions avoisinantes ; chaque semaine, le lundi, d’immenses voitures ou des trains spéciaux vont chercher les ouvrières ; l’usine de M. Pormezel, à Voiron, emploie à elle seule quarante de ces voitures ; les ouvrières apportent de grands paniers contenant leurs vivres pour la semaine, lard ou légumes que l’on fait cuire à l’usine lorsque celle-ci n’a pas organisé des fourneaux alimentaires. Dans le réfectoire, chaque ouvrière possède un « casier aux vivres » où elle enferme ses provisions. De vastes dortoirs, assez primitifs, fournissent des lits. Le samedi, voitures et chemins de fer ramènent les ouvrières chez elles.

Jadis, on allait chercher les ouvrières jusque dans les montagnes du Vivarais ; des trains spéciaux, venant de Privas et d’Annonay, amenaient « les milliers de femmes dans les plaines et les vallées dauphinoises » Ces curieuses coutumes n’ont pas encore entièrement disparu.

Au-dessous de l’usine Couturier, on rencontre les premiers établissements métallurgiques ; ce ne sont pas des hauts fourneaux ni de très bruyants établissements ; les usines de la Fure travaillent surtout l’acier, on y fait tous les objets de taillanderie, gros et petits outils employés pour la coupe du bois et le travail de la terre. Le matériel est un peu vieillot peut-être, mais l’excellence des produits a maintenu l’industrie malgré le taux élevé des salaires ; un ouvrier gagne ici 5 fr. 50, tandis qu’à Givonne, dans les Ardennes, il se contente de 2 fr. 75[2].

Les ateliers de M. Bret, que celui-ci m’a fait parcourir, sont fort intéressants et très bien installés. Chaque année, près de 160 tonnes d’outils ou de pièces de charrue sortent de ces ateliers et vont jusque dans l’Amérique du Sud. On retrouve le même type d’établissements jusqu’à l’issue de la vallée ; ces petits groupes ouvriers ont conservé au pays le caractère agreste et patriarcal de l’ancienne industrie.

Au-dessous des taillanderies Bret, en vue du superbe mamelon qui porte les débris du donjon féodal de Clermont, berceau de l’illustre famille de Clermont-Tonnerre, se trouve la papeterie de MM.de Montgollier, appartenant à des membres de cette grande tribu industrielle dont le rôle est si considérable dans notre pays. Elle a été créée vers 1849 et n’a pas cessé de se tenir au courant de tous les progrès modernes. Cette papeterie, dite, de Guillermet, ne fabrique guère que des papiers de luxe. Son personnel est assez restreint, mais il offre une des plus heureuses agglomérations ouvrières de France. Chaque famille a un logement de trois pièces et un jardin ; au sortir de l’école les enfants trouvent aussitôt du travail dans l’usine.


La vallée, toujours suivie par la route sur laquelle courent les rails du petit chemin de fer de Vienne, est étroite et solitaire ; elle s’anime tout à coup à Bonpertuis, où se trouvent d’importantes aciéries fabriquant les aciers fins pour l’industrie de la vallée, c’est-à-dire pour la taillanderie. L’usine, très intéressante à parcourir, a été créée en 1842 par M. Gourju.

On croise la route de Voiron à Grand-Lemps et l’on quitte le petit chemin de fer à la Ravignouse ; là, sont installées deux fabriques de soierie ; un peu plus bas est une fabrique de papier de paille pour emballage. La vallée est maintenant bien plus profonde, la rivière se tord en méandres, une seule usine de soierie, assez considérable, et une taillanderie emplissent la partie la plus large, au Rivier d’Apprieu ; plus bas, une autre taillanderie précède le beau viaduc sur lequel le chemin de fer de Grenoble traverse la Fure ; ici, une des chutes d’eau de la rivière fournit une force électrique de 100 chevaux, qui est conduite aux grandes usines de Rives.

Cette petite ville, à laquelle on parvient par de longs détours, est le centre de la vallée ; c’est une grande rue en pente, large et assez animée, descendant à la Fure au milieu d’un fort beau site. Le rivière s’y accroît pour les eaux abondantes d’une grande source, formant la Fure de Réaumont, utilisée en partie peur les papeteries de la maison Blanchet frères et Kléber.

Bien que Rives renferme d’autres usines, cette grande fabrique de papier semble incarner en elle la ville entière, peuplée de 3, 000 habitants. La papeterie Blanchet frères et Kléber est la plus importante de France : elle n’occupe pas moins de 613 ouvriers dont 198 hommes et 418 femmes. Comme dans la plupart des papeteries de l’Isère, on fabrique surtout le papier de luxe pour lequel le chiffon seul est employé. Depuis ces dernières années, Rives a donné une très grande extension à la fabrication des papiers photographiques.

Cette usine dont l’origine remonte à 1785, n’a guère employé les machines avant la Restauration, mais, aujourd’hui, elle se tient à la tête de son industrie. De même, elle a commencé, dès 1850, l’organisation de ses caisses de retraite et de secours ; depuis 1891, les retraites qui atteignaient, pour chaque ouvrier âgé de 70 ans et ayant travaillé 30 ans dans l’usine, 240 fr. par homme et 125 fr. par femme, accru, par l’usine, de 600 fr. par homme et 300 fr. par femme, ont été singulièrement augmentées. La retraite fournie par la caisse n’a pas été modifiée, mais l’âge du repos a été fixé à 66 ans au lieu de 70. Chaque homme touche alors 750 fr. par an et chaque femme 425 ; la caisse de secours est fort bien organisée.

Les gratifications sont nombreuses ; ainsi les ouvriers appelés sous les drapeaux touchent, pendant leur séjour au corps, le montant intégral des salaires qu’ils auraient pu gagner. Enfin, un commencement de participation aux bénéfices a été accordé : on distribue au personnel, à la fin de l’année, 1 fr. par 100 kilogr. de papier fabriqué.

Depuis 4 générations, les mêmes familles d’ouvriers travaillent à Rives, sans chercher à émigrer au dehors ; il n’est pas rare de voir le grand-père, le père et les petits enfants dans les mêmes ateliers ; aussi, l’aisance est-elle grande dans cette population où chaque famille possède, bien à elle, sa maison et son jardin.

D’autres papeteries se sont créées à Rives, une grande usine a été installée pour la fabrication du matériel spécial à cette industrie.


La rivière n’a pas fini son rôle de travailleuse, elle baigne un moment la haute colline couverte par le village de Beaucroissant, célèbre par ses grandes foires de chevaux et de mulets ; c’est le plus grand rendez-vous de ce genre pour tout le Dauphiné. Au-dessous du village même, mais déjà sur le territoire de Renage, s’alignent les usines : la fabrique de soierie de M. Combe, la grande fabrique de faux Revollier, qui fournit chaque année des centaines de mille pièces. Ces usines sont au sein d’une gorge très profonde et très verte, dont les parois, presque à pic, sont couvertes d’arbres touffus. Au fond de l’abîme se dressent les bâtiments de la grande manufacture Montessuy et Chomor, un des plus puissants tissages de la région lyonnaise. Elle emploie 400 métiers à la fabrication des crêpes et des centaines d’ouvrières au moulinage ; un grand nombre d’entre elles sont logées à l’usine, mais une partie est fournie par Renage même, long village de 2,600 habitants, aux maisons séparées par des jardins, aux fermes semées dans la belle montagne de Parménie. Propre et prospère, ce serait le type idéal d’un village ouvrier ; même dans les Vosges, on ne rencontre pas un ensemble aussi heureux et reposant.

D’immenses papeteries utilisent encore les eaux de la Fure. Ces usines, encadrées par le verdoyant paysage, paraissent, à distance, de belles abbayes. Le soir tombe au moment où je quitte Renage ; sur la route, par les chemins, montent, jacassant et tricotant, les groupes d’ouvrières ; les jeunes filles sont coquettement vêtues, on voit que le bien-être est général.

Un peu plus bas, dans la vallée toujours étroite, des fumées noires et des flammes rougeâtres s’élèvent de l’abîme. Ce sont les forges du grand et du petit Hurtières, ou l’on fabrique de l’acier pour taillanderie.

Hurtières est placé presque à la sortie de la vallée. On ne tarde pas à déboucher dans la vaste plaine de l’Isère, en vue des majestueuses montagnes du Vercors. À l’endroit où la Fure pénètre dans la plaine, la chute d’eau a été assez importante pour faire naître un village entier, nommé Fure, et dépendant de la grosse commune de Tullins, qui compte 5,000 habitants. 5 papeteries, plusieurs taillanderies, des moulins, des scieries ; au delà du chemin de fer, au hameau de Saint-Jean-de-Chepy, 2 effilochages de vieille laine et une fabrique de soierie achèvent la longue traînée d’usines. Désormais, la Fure, roulant presque sans pente, a terminé son rôle ; elle va rejoindre la Morge et, avec elle, se jeter dans l’Isère.

La petite rivière mêle ses eaux claires aux eaux grises du grand cours d’eau des Alpes, après avoir ainsi répandu la richesse et la vie dans une gorge superbe, qui ne semblait guère se prêter à la grande industrie. Seuls, parmi les cours d’eau travailleurs, le Furens et la Durolle pourraient lui être comparées ; encore, ces deux derniers torrents n’ont pas d’usines aussi vastes. On a vu que la Fure doit sa puissance au grand bassin de Paladru ; ce beau lac, ignoré de la masse du public, joue donc un rôle considérable dans l’économie sociale du Dauphiné.

C’est à ses cours d’eau sans nombre, parfois alimentés par d’inépuisables réserves de neiges et de glaces, mais aménagés avec soin par les industriels, que cette belle province, ou plutôt le département de l’Isère, doit sa prospérité et le nombre de ses manufactures. Nous avons déjà vu[3] comment Vienne a su utiliser la Gère et Bourgoin la Bourbre. Mais Voiron avec la Morge, Vizille avec la Romanche, les bourgs du Graisivaudan avec les torrents descendue des névés de Belledonne, n’ont pas fait montre de moins d’initiative. Et bien des eaux encore peuvent être captées et accroître la richesse du pays.


J’achève ces lignes à Tullins, avant de prendre le train qui me permettra de rentrer à Vienne. La nuit est venue, très profonde ; sur le ciel étoilé se détache en noir, très nette, l’arête régulière du Vercors. Un bruit monte de la superbe plaine plantée d’innombrables noyers, c’est l’Isère qui fuit vers le Rhône, sans grande utilité pour la navigation presque nulle, sans bénéfice pour l’industrie.

Cet énorme torrent aux eaux grises, s’il était aménagé comme la Romanche, pourrait donner par centaines de mille les chevaux-vapeur à l’industrie.

  1. Voir 2e série du Voyage en France, pages 297 et suivantes.
  2. D’après une communication faite au Congrès des sociétés savantes de 1806, le premier document qui mentionna ces forges est de 1283. Elles se multiplièrent beaucoup au quinzième et au seizième siècle. Un assez grand nombre de titres permettent de suivre là les progrès de l’industrie du fer en même temps que celle de papier. « Il n’y a d’ailleurs rien d’ailleurs rien que la fabrication des armes ait une grande importance dans une région où la métallurgie est aussi répandue. Rives était, en effet, renommée pour son acier, et les épées qu’on y trempait jouissaient d’une grande réputation. » M. Giraud, conservateur du musée de Lyon, auteur du mémoire sur ce sujet, pense que cette industrie a pu remonter jusqu’à l’époque où les sarrasins étaient maîtres du pays.
  3. 7e série du Voyage en France, chapitre sur Vienne, pages 106 et suivantes ; 8e série, chapitres sur la Hollande du Dauphiné, pages 138 et suivantes.