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Voyage en France 9/II

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II

DU RHÔNE À LA MORGE

Un chemin de fer vicinal — De Vienne à Charavines. — Saint-Jean-de-Bournay, — La pleine de Bièvre. — Le Grand-Lemps. — Arrivée à Voiron. — Coup d’œil sur le lissage de la soierie. — Vairon et ses industries. — La toile. — Les usines des Gorges. — Paviot. — L’école professionnelle.


Voiron, mai.


La banlieue lyonnaise, partout ailleurs desservie à souhait par les voies ferrées, est restée à l’écart des communications rapides ; entre Lyon et le Bas-Graisivaudan, c’est-à-dire la partie inférieure de la vallée de l’Isère, on ne peut gagner Saint-Marcellin que par de grands détours, toutes les lignes vont du Rhône à la voie ferrée de Lyon à Grenoble.

Les chemins de fer à voie étroite, sur route ou tracés à travers champs, amélioreront sans doute cette situation fâcheuse et ouvriront aux visiteurs des pays moins pittoresques que les hautes régions, mais encore curieux et, malgré les difficultés de communication, entrés dans le rayon d’activité de la grande ville voisine. Déjà Vienne a été reliée à Charavines, c’est-à-dire au lac de Paladru ; peut-être, un jour prochain, les locomotives iront-elles de Lyon à la Côte-Saint-André et à Pont-en-Royans, ouvrant ainsi aux visiteurs cette admirable vallée du Vercors, si difficilement accessible maintenant.

En cette saison il serait fort pénible de parcourir à pied le pays de Saint-Jean-de-Bournay et la plaine de Bièvre ; la chaleur y est terrible et la vue du paysage ne compense pas la fatigue éprouvée. Il est assez facile, d’ailleurs, de voir sans peine le pays, en se tenant sur la plate-forme du chemin de fer vicinal de Charavines. Je suis venu coucher à Saint-Jean-de-Bournay et, par le premier train du matin, j’ai pu gagner Apprieu et Voiron.

Certes il ne faut pas chercher ici des sites grandioses, mais c’est un plaisir de courir en chemin de fer sur les routes et par les rues des villages et des petites villes comme sur une voiture, sans avoir les cahots et la poussière. On ne va guère plus vite, d’ailleurs ; de Vienne à Charavines il y a 68 kilomètres et l’on met quatre heures pour accomplir le trajet. C’est plutôt long !

La ligne part de la place du Champ-de-Mars[1] , à Vienne, suit les quais du Rhône et pénètre dans la gorge de la Gère par les quais et les rues bordés d’usines, puis gagne le faubourg de Pont-Évêque, si vivant jadis, si morne depuis que les grands établissements métallurgiques ont été abandonnés.

On sort des gorges à l’endroit où la Gère et la rivière de Septême s’unissent pour former le cours d’eau travailleur des usines viennoises. Les deux vallées se montrent un instant, larges et vertes. Le petit chemin de fer s’engage à droite et s’élève au-dessus de la Gère, qu’il abandonne pour pénétrer dans un autre vallon plus ample. Le paysage n’a plus les lignes robustes de Vienne, les granits ont disparu, on est ici en pleine zone glaciaire, cependant les hauteurs ont des perspectives heureuses : la vieille tour de Montléan et les ruines de Pinet donnent une note fort pittoresque ; ce bassin de la Vésonne rappelle par bien des côtés les campagnes de Touraine, même vert doux, mêmes vignobles aux flanc des coteaux. Les vignes de Pinet sont célèbres dans le pays viennois, « vin de Pinet, magistrat de Vienne » me dit avec un clignement de l’œil un voisin de plateforme. Je n’ai pu lui faire préciser sa pensée.

Les abords de la route sont peu peuplés ; nous sommes loin ici des campagnes industrielles de la Bourbre et des Abrets ; rares sont les villages, la plupart se sont établis dans les vallons latéraux ou sur les hauteurs. L’un d’eux, Beauvoir-de-Marc, s’annonce de loin par une statue de madone dressée sur une colline en forme de promontoire. Ce genre de monument est fort commun eu Dauphiné.

Du haut de la colline qui porte la statue, on a une vue très étendue sur un vaste massif de collines boisées où les centres d’habitations sont rares, mais où, cependant, s’est créé une petite ville industrielle fort active, Saint-Georges-d’Espéranche, bâtie à 400 métrés d’altitude au sommet d’un massif d’où partent de nombreux ruisseaux. Saint-Georges a une fabrication curieuse, on y tresse la paille sous toutes sortes de formes, chapeaux, semelles, cabas, etc., viennent de ce gros bourg. Une quinzaine de fabricants se partagent les magasins et ateliers. Les paysans travaillent chez eux pour Saint-Georges ; déjà l’industrie a essaimé jusqu’aux abords d’Heyrieux, où Valentin compte quelques chapelleries de paille.

Ces collines sont sèches et perméables, cependant les habitants les cultivent avec soin, dans les vallons que traverse le petit chemin de fer les récoltes sont superbes ; il y a du mérite à présenter de telles cultures sur ces cailloux roulés.

Peu à peu, au delà du hameau de la Détourbe, les maisons se font plus nombreuses, des vignobles couvrent les pentes, on voit grandir, sur un monticule isolé, les débris d’un donjon dominant les toits d’une petite ville. C’est Saint-Jean-de-Bournay, qui s’appela Toile à voile pendant la Révolution. Elle ne mérite plus ce nom, il y a beaux jours qu’on n’y fabrique plus de toiles, rares sont les chènevières aux bords de la Gervonde. Cependant Saint-Jean est demeuré un petit centre industriel, c’est le séjour de fabricants et d’intermédiaires qui font travailler en ville et dans les villages voisins pour la broderie de tulle, la passementerie et le tissage de la soierie ; on y fabrique des rubans et l’on file de la laine ; aussi une assez forte population s’est-elle maintenue dans cette grosse bourgade dont les toits rouges tranchent si violemment avec les prés verts où, jadis, les tisserands faisaient blanchir la toile destinée aux voiles des goélettes d’Arles et des vaisseaux de Marseille.

Saint-Jean est devenu la gare centrale du petit chemin de fer ; celui-ci a établi des ateliers ; pour certains trains c’est la gare terminus, ainsi celui qui m’a conduit aujourd’hui est destiné à assurer les communications avec Grenoble. Le pays jusqu’à Grand-Lemps est sans caractère, mais les paysans tirent un excellent parti de leur sol en apparence aride. De grands bois, au sud, couvrent la partie la plus pauvre, c’est un vaste plateau criblé de mares et d’étangs endormis entre les taillis et portant le nom de forêt de Bonnevaux. Il dut y avoir des arbres superbes, à en juger par le beau chêne voisin de la station de Chatonnay, gros bourg qui vit par les bois. C’est le marché des poissons des étangs, on y fabrique des cercles au moyen des taillis de châtaigniers. Mais c’est aussi un centre pour le tissage des soies à domicile. En dépit de cette activité, le bourg, bâti de pisé en terre rougeâtre ou de cailloux roulés, a piètre apparence. Son principal monument est une vieille tour dont on a abattu les créneaux pour élever une coupole byzantine surmontée d’un campanile genre tour Eiffel. Sur les portes, les femmes travaillent à broder le tulle, le train les frôle en passant.

Chatonnay traversé, le train reprend sa course monotone ; un moment, près du hameau des Effeuillers, on a une échappée sur les montagnes de la Grande-Chartreuse et de Savoie. Ce n’est qu’une apparition, on descend rapidement, contournant la forêt de Bonnevaux, on traverse le long village de Champier pour entrer dans la verte plaine d’Eydoche, et gagner, par un pays peu habité où les maisons sont abritées de noyers, de frênes et de châtaigniers, le lac de Chabons, longue et étroite pièce d’eau, encombrée de joncs et de nénuphars, dans laquelle Lamartine, sur le point de se noyer, fat sauvé par Aimon de Virieu accouru aux cris des bergers. Quelques instants après on est à Grand-Lemps, un chef-lieu de canton populeus, où l’on retrouve les lissages de soieries. Le Grand-Lemps forme le lien entre le bassin de Bourgoin et celui de la Pure. Plusieurs usines importantes se sont élevées sur son ruisselât. C’est un gros bourg quelconque, bâti à la marge de l’immense et mélancolique plaine de Bièvre, dans laquelle on récolte, en immense quantité, la paille de seigle recherchée pour les articles communs de Saint-Georges-d’Espéranche.

Tout autre est le pays en allant à la Fure ; la route prête son ruban au chemin de fer et suit le pied des hautes collines qui partent le bassin bleu du lac de Paladru. Autant la plaine de Bièvre est sèche, autant ces collines sont fraîches, leur pente et leur base forment une riante zone où la vigne croît en hautins, où les blés sont drus, les noyers vigoureux. Les cultures varient fort, même j’ai aperçu un champ d’œillets près de la route. C’est aussi gai et riant que les plateaux de Chatonnay et d’Eydoche étaient moroses. La petite locomotive et ses wagons ne quittent la route que pour traverser des hameaux dépendant de la commune de Colombe ; çà et là un détail heureux, telle une belle porte de la Renaissance étonnée de se voir entre les maisons â galerie extérieure où pendent des paniers à claire-voie dans lesquels sèchent des fromages, maisons couvertes de chaume enfouies dans la verdure. Apprieu n’est pas moins gai. Dès qu’on l’a traversé, le train quitte la route et, par une tranchée profonde, descend dans la vallée de la Fure. Au loin étincellent les cimes blanches des Alpes.

Je suis seul à jouir de ce spectacle, aucun voyageur n’est monté dans le train au Grand-Lemps ; quand, à la gare des Quatre-Chemins, j’ai mis pied à terre laissant le train filer sur Charavines, il emmène le conducteur et le mécanicien.

Bientôt, des Quatre-Chemins, un embranchement se dirigera sur Voiron.


J’ai dû achever le trajet à pied, mais par un pays si riant et vert que les six kilomètres m’ont semblé une petite lieue. La route est un véritable enchantement ; lorsqu’on a atteint, vers la tirette, le sommet des collines, on découvre tout à coup un des plus grandioses paysages de France, le bec de l’Échaillon se dresse au milieu du tableau, semblable à une pyramide ; à ses côtés se profilent les hautes chaînes du Vercors et du Villars-de-Lans. Les collines de Parménie et de Vouise, les montagnes de la Grande Chartreuse sont au premier plan, vertes de forêts ou de prairies, grises de hantes falaises calcaires ; un ciel pur, des lignes hères et heureuses font de cette apparition une chose inoubliable.

La campagne est une merveille de grâce, les prés sont d’un vert profond et doux, des misse lots jasent à chaque tournant ; de grands noyers, des vignes grimpant aux ormeaux, de jolies maisons à galeries et aux larges auvents surprennent tout à coup le visiteur, ce couloir d’accès du Graisivaudan est d’une inexprimable splendeur.

La Murette n’est qu’un ensemble de hameaux épars sur les flancs d’une colline dont la plus haute cime atteint 847 mètres et qui l’abrite des vents âpres du nord, la bise comme on dit dans le Sud-Est. C’est déjà un faubourg de Voiron pour la soierie ; d’importante ateliers y ont été créés pour le dévidage, le bobinage et la mise en pièces : ce sont des annexes de l’industrie du tissage, si florissante dans cette contrée.


L’industrie de la soierie est si complexe, en même temps elle a donné lieu à des publications si complètes que j’ai renoncé, en partout de Lyon, à faire une étude dont les développements auraient été trop considérables, j’ai pensé qu’il serait plus simple et moins dogmatique de profiter de mon passage dans un des grands centres de fabrication pour esquisser rapidement chaque branche de l’industrie lyonnaise, chaque forme de la transformation du cocon en sole brute. Les campagnes du Comtat et du Gard me montreront l’élevage, les montagnes du Vivarais le moulinage, Saint-Étienne la fabrication du ruban. Cette partie du Dauphiné où je suis parvenu me permet de jeter un rapide coup d’œil sur le tissage mécanique. Voiron, d’où j’écris ce chapitre, est à ce point de vue le centre le plus considérable de la région.

La chambre de commerce de Lyon, dans sa grande enquête sur l’industrie de la soierie, a évalué à 509 le nombre des tissages mécaniques ; ils occupaient, en 1889, 25,008 métiers. L’Isère arrivait au premier rang : 73 usines, soit près du tiers, et 12,438 métiers, soit près de la moitié. Le Rhône était au second rang avec 51 usines et 3,708 métiers, la Loire au troisième avec 35 établissements et 3,604 métiers.

Venaient ensuite l’Ardèche, 18 usines et 1,469 métiers ; la Drôme, 10 usines et 1,085 métiers ; la Savoie, 7 usines et 798 métiers ; l’Ain, 6 usines et 655 métiers ; la Haute-Savoie, 2 usines et 650 métiers ; Saône-et-Loire, 6 usines et 681 métiers ; le Puy-de-Dôme, une seule usine occupant 50 métiers.

La ville de Voiron, à elle seule, occupe plus de 4, 000 métiers mécaniques, plus que le département du Rhône tout entier ; si on ajoute les chiffres des vallées de la Fure et de l’Ainan qui sont, en somme, une dépendance de Voiron, on doit dépasser 7,000 métiers. C’est donc le centre le plus important de cette industrie.

Le tissage de la soierie n’est pas toujours fait par les fabricants, ces derniers possèdent 68 établissements sur les 209, occupant 9,967 métiers ; les 141 autres naines, bien moins considérables, appartiennent à des industriels à façon qui occupent 15,041 métiers.

Les fabricants ont constitué à Lyon un syndicat qui a distribué à ses membres les résultats d’une statistique au moyen de laquelle j’ai pu établir une carte indiquant les principaux centres de tissage. Leurs 68 usines emploient 2,552 chevaux-vapeur (vapeur effective ou force hydraulique) ; les salaires distribués ont atteint 6,995,500 fr. En admettant ce dernier chiffre comme base, on peut estimer que le tissage mécanique direct ou à façon répand environ 18 millions de salaires dont la moitié dans le seul département de l’Isère.

Cette introduction du métier mécanique a causé une révolution profonde et, en somme, favorable car elle a conservé à Lyon son immense marché de soieries ; sur le chiffre d’affaires de 620 millions fait par les fabricants de tissus de soie, 480 millions sont fournis par la région lyonnaise[2].

Le métier mécanique produit naturellement la plus grosse part des tissus, surtout pour les articles courants. Mais Lyon a conservé 16,000 métiers, faible chiffre auprès de ce qu’il fut jadis ; la cherté de l’existence a amené l’exode à la campagne, que j’ai signalé déjà, de 55,000 métiers[3]. Mais on tente en ce moment, à Lyon, d’enrayer le mouvement d’émigration et de création d’usines en mettant un moteur électrique à la disposition des canuts. C’est pour cela qu’on dérive du Rhône, à Jonage, non loin de Meyzieu, un canal dirigé vers Lyon qui, tout en servant à la navigation, produira une force motrice de plusieurs milliers de chevaux destinée à actionner des dynamos qui porteront, dans chaque atelier de la Croix-Rousse et des autres quartiers de la ville, la force nécessaire à faire mouvoir un ou deux métiers. C’est le plus grandiose effort qui ait encore été tenté pour l’utilisation de l’électricité, il est bien digne de l’énergique et persévérante population lyonnaise.

Le tissage mécanique a dû son développement et sa dissémination à l’abondance de la force motrice dans les montagnes de la région lyonnaise ; les groupes que l’on remarque sur la petite carte que j’ai dressée ne se sont pas créés à l’aventure, ils correspondent à l’existence de cours d’eau à la fois puissants et régulière.

Si le département du Rhône et les abords immédiats de Lyon ont de rares établissements, le massif forézien et vivarais de Saint-Étienne et d’Annonay, et surtout la région dauphinoise des Terres froides sont littéralement couverts d’usines, l’introduction de la vapeur n’a pu lutter contre ces torrents puissants, dont la pérennité est assurée par les neiges hivernales auxquelles un Industriel dauphinois a si justement appliqué le nom de « houille blanche ». Mais la force électrique réserve bien d’autres surprises encore ; lorsqu’on pourra la transporter à de grandes distances sans trop de pertes. On verra Lyon alimenté directement par les chutes solitaires des hautes montagnes, dont on n’a pu utiliser la force à cause de la difficulté d’installer près d’elle de grandes usines ; un simple abri pour une turbine et des dynamos suffiraient.


J’ai fait cette digression pour exposer la situation actuelle du tissage mécanique de la soierie, parce que Voiron est le centre le plus considérable pour cette industrie. Maintenant fl faut présenter cette vivante et riante cité, bâtie dans un des plus beaux sites du monde. De la Murette, on y arrive donc par l’adorable route dont j’ai parlé, ayant comme direction la belle montagne conique, noire de sapins, terminée par le roc de Vouise sur lequel on a placé une madone. Une descente fort raide conduit au fond d’un joli vallon où l’on rejoint la route de Bourg. C’est déjà la ville ; la route se borde de maisons qui prolongent le faubourg de Sermorens, un des grands quartiers de Voiron, un des plus industriels et l’un des plus anciens, puisque, sons le nom de Salmorenc, ce fut le chef-lieu d’un des comtés les plus considérables du Dauphiné indépendant. Les rues en sont étroites et vivantes, elles aboutissent à la Place d’Armes, digne d’une plus grande ville par ses constructions, ses magasins, son élégante fontaine, la vaste église moderne de Saint-Bruno et le cours Senozan qui la prolonge. Ce coin de ville a laissé d’aimables souvenirs à tous les voyageurs qui l’ont vu de la portière des wagons en allant à Grenoble. Voiron, d’ailleurs, ne dément pas cette impression première, malgré ses industries nombreuses, elle a conservé ou plutôt a acquis un charme réel, les superbes montagnes qui lui font un cadre y sont pour beaucoup.

Jadis Voiron n’avait d’autre industrie que la fabrication des toiles, obtenues avec les fils des chanvres excellents de la vallée du Graisivaudan ; on y fabriquait les toiles à voile, le linge de corps et le linge de table ; naturellement, le tissage à la main était seul connu. Mais les colonnades et le tissage mécanique du lin dans le Nord ont eu raison de ces vieilles coutumes commerciales, la toilerie tendait plutôt à diminuer ; pour donner au consommateur les toiles fines dont il a pris le goût, on a dû aller au dehors chercher des matières premières, lins de Riga et chanvres d’Italie ; sans la force motrice de la Morge, peut-être aurait-on vu disparaître cette branche de l’activité voironnaise — mais aussi sans l’excellent esprit des ouvriers qui ont toujours été hostiles aux fauteurs de grève.

Le tissage à la main s’est maintenu ; une quinzaine de maisons font encore travailler les tisserands de la ville et de la banlieue pour produire les toiles un peu fortes, toujours chères aux ménagères de la campagne. Le tissage mécanique s’attache plutôt à produire les toiles de table, mais il est mal placé ; loin des centres d’où viennent les nouveautés, Voiron s’est condamné à ne produire que des articles supérieure dans ses cinq maisons de tissage mécanique ; une d’elles, pour étendre sa clientèle, a créé à Lille et à Armentières des usines où se font les articles courants. En somme, l’industrie de la toile à Voiron est restée prospère. Le blanchissage fait également vivre un grand nombre d’ouvriers ; les autres accessoires de cette industrie : fabriques de battants et de peignes à tisser et peignages de chanvres, occupent un certain nombre de bras.

Mais Voiron et sa banlieue ne sont pas seulement un centre pour la fabrication des toiles et des soieries, la puissance des chutes de sa jolie rivière a depuis longtemps fait naître la papeterie et des martinets produisant, comme ceux de la Fure, des articles de taillanderie renommés.

Dès ses origines, la Morge est une rivière travailleuse, son premier affluent, un ruisseau qui traverse Saint-Nicolas-de-Macherin fait déjà mouvoir les métiers d’un tissage mécanique à façon et les meules d’un moulin servant à broyer le kaolin destiné à être mélangé à la pâte à papier ; près du confluent est une taillanderie. Le cours d’eau a jusqu’alors coulé dans une haute et large vallée de prairies, il autre dans des gorges profondes et superbes aux flancs couverts de châtaigniers séculaires ; de rocher en rocher, de chute en chute, faisant mouvoir de vieux moulina, il atteint bientôt sa première usine considérable, une des plus curieuses de la région de Voiron, unique même en France, c’est une fabrique de bois d’allumettes, située un peu au-dessous d’une fabrique de satin.

Le site est beau, le torrent roulant avec une rapidité extrême fait mouvoir les roues d’un établissement de modeste aspect où, sans cesse, grincent les scies. Des tas de bûches de bois de sapin s’empilent dans des hangars ; pour invraisemblable que cela puisse paraître, ces bols ne proviennent point des montagnes voisines si riches en forêts. Les sapine des Alpes ne peuvent, paraît-il, fournir les bûchettes dont on fait les allumettes, on tire ces bois de Hongrie et un peu de Suisse. Les bûches sont nettoyées, puis soumises à d’ingénieuses machines qui font tomber, à torrents, des bûchettes rondes ou carrées, suivant les qualités demandées ; une autre machine s’en empare, les trie, jette tous les morceaux qui n’ont pas les dimensions nécessaires ; une troisième secoue ces brins comme dans une poêle à frire, ils viennent se placer d’eux-mêmes en paquets ronds qui sont ensuite liés et emballés entre des lattes formant un cylindre renfermant pins de 200,000 allumettes. La préparation de ces petits bouts de bois est une des choses les plus amusantes que puisse offrir l’industrie. À les voir accourir sous les machines, danser, se présenter d’eux-mêmes à la mise en paquets, on pourrait les croire animés. Les machines de l’usine des Gorges peuvent fabriquer 5 millions d’allumettes carrées et 1 million de rondes par jour.

La création de cette usine pourrait surprendre si l’on n’en connaissait les origines ; elle a été installée pour la fabrication des bois de stores, celle des allumettes en a découlé naturellement. Au-dessous de cette fabrique, créée par M. Noble, la Morge descendait dans un véritable abîmé, formant de merveilleuses chutes entre les pentes couvertes de châtaigniers et de prairies ; les eaux ont été dérivées et, au lieu de plonger sans profit pour personne, ont été conduites sur le liane de la montagne, où elles font mouvoir une papeterie dont la disposition singulière est fort rare dans notre pays.

Qu’on imagine un bâtiment de sept étages presque entièrement construit en ciment et formant un bloc cyclopéen ; le canal d’amenée descend vers l’un des flancs de l’usine, et, sur quatre étages, fait mouvoir les roues hydrauliques. À l’éloge supérieur arrivent les matières premières, chiffons, pâte de bois ou de paille, etc…, à mesure que ces matières ont subi une préparation, elles descendent naturellement à l’étage inférieur pour l’opération suivante. Quand la pâte atteint le rez-de-chaussée, elle est transformée en papier, soumise aux calandres et emballée. En descendant d’étage en étage on assiste ainsi, sans fatigue, à toutes les phases de l’industrie du papier.

Jusqu’à son entrée dans Voiron, la Morge continue à travailler ; elle fabrique des toiles, fait mouvoir les machines d’ateliers mécaniques et celles d’usines où l’on tisse le salin, le velours et la peluche, puis, après avoir traversé la petite cité, arrose une jolie vallée, longée par le chemin de fer et par une roule plantée d’arbres magnifiques, sur laquelle s’ouvrent les portes de nombreuses usines : fabriques de velours, de soieries, papeteries, sparteries, fonderie, etc.

Un de ces établissements, la papeterie de Paviot, existe depuis le XVIe siècle. En ce temps, les produits étaient apportés chaque semaine sur le marché de Voiron, à dos de mulet. On ne fabrique ici que des papiers de luxe : papiers pour registre, papiers à lettres et papiers peluche pour copies de lettres. L’usine de Paviot, par ses traditions, est fort intéressante. Au delà commence la petite ville de Moirans, dont les industries sont similaires. La nuit venait, je n ai pu m’y rendre aujourd’hui ; de même, je n’ai pu visiter encore l’établissement de liqueurs de la Grande-Chartreuse et les distilleries fameuses de Voiron. Je ne manquerai pas de le faire avant d’aller revoir le célèbre couvent.

On comprend que cette activité, si grande pour une ville de 12,000 habitants à peine, ait donné à sa population espoir en des destinées plus brillantes encore. C’est à cela sans doute que l’on doit la création de l’École nationale professionnelle où l’on prépare les candidats aux écoles d’arts et métiers et des mécaniciens de la flotte, — et où l’on donne une instruction industrielle sérieuse aux jeunes gens de la région. Cette école n’a de similaire jusqu’à présent qu’à Armentières et Vierzon.

Fondés en 1886, l’école a végété jusqu’en 1890, mais, à partir de cette époque, l’affluence est devenue très grande. Pendant l’année 1894 il y avait 540 élèves ; le nombre des internes dépassait le chiffre prévu ; il ne restait place que pour 100 non veaux externes.

Voiron a bien fait les choses, elle a donné un terrain de 3 hectares situé sur la route de Voreppe, dans un site fort beau et salubre ; pour la contraction on a fait appel à M. Bouvard, l’éminent architecte de l’Exposition de 1900, directeur des travaux de la ville de Paris, originaire de Saint-Jean-de-Bournay. C’est dire que l’école a été établie avec goût. Les bâtiments sont groupés dans un ordre pittoresque et régulier à la fois. Les études y sont excellentes, la bonne mine des élèves fait honneur au climat de Voiron ; aussi les jeunes gens qui ne rentrent pas dans leur famille pour y travailler du métier paternel trouvent-ils tous à se placer. Il est vrai que, par la variété de ses industries, Voiron offre des ressources très grandes à l’instruction pratique. Les visites aux usines sont fréquentes et fructueuses.

  1. Voir au 7e volume du Voyage en France un chapitre consacré à Vienne, page 105.
  2. D’après M. Natalis Rondot, voici les chiffres pour les autres villes employant la soie dans leurs tissus : Calais et Caudry 68 millions ; Roubaix-Tourcoing 25 millions ; Amiens, Saint-Quentin, Rohain, etc., 18 millions ; Tours, Nîmes, Le Puy, 13 millions ; Midi et Champagne 8 millions ; Paris, 5 millions.
  3. Voir dans la 7e série du Voyage en France, les chapitres consacrés à la région de Tarare et, dans la 8e série, les chapitres sur le Bugey et la Hollande du Dauphiné.