Voyage en Italie/À M. de Fontanes

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À M. de Fontanes

Rome, le 10 janvier 1804.

J’arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte un fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des droits : quelques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. " Tenet nunc Parthenope. " Il y a longtemps que j’aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre ; mais diverses raisons m’en ont empêché. Cependant je ne veux pas quitter Rome sans vous dire au moins quelques mots de cette ville fameuse. Nous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de l’Italie, comme je vous disais autrefois l’impression que faisaient sur mon cœur les solitudes du Nouveau Monde. Sans autre préambule, je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines.

Vous avez lu tout ce qu’on a écrit sur ce sujet ; mais je ne sais si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du tableau que présente la Campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l’Écriture ; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : Venient tibi duo haec subito in die una : sterilitas et viduitas[1]. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l’hiver : ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes l’air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d’une onde orageuse qui s’est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent dans une grande plaine j’ai cru voir de riches moissons ; je m’en approchais : des herbes flétries avaient trompé mon oeil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d’une ancienne culture. Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l’entrée des châteaux abandonnés. Enfin, l’on dirait qu’aucune nation n’a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.

C’est du milieu de ce terrain inculte que domine et qu’attriste encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de Néron[2], que s’élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s’isoler : elle s’est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me serait impossible de vous dire ce qu’on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania regna, et qu’elle a l’air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur : on est toujours prêt, en les regardant, à s’écrier avec Virgile :

Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,

Magna virum !

Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement. L’aspect d’un champ de blé ou d’un coteau de vignes ne vous donnerait pas d’aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n’a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent.

Rien n’est comparable pour la beauté aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome !

Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ses teintes vont s’effacer, elle se ranime sur quelque autre point de l’horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu’à cette heure du repos des campagnes l’air ne retentit plus de chants bucoliques ; les bergers n’y sont plus, Dulcia linquimus arva ! mais on voit encore les grandes victimes du Clytumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages qui descendent au bord du Tibre et viennent s’abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l’Arcadien Evandre, pasteurs des peuples, alors que le Tibre s’appelait Albula, et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s’élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d’orangers, les montagnes de la Pouille, l’île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, l’Averne, les champs Élysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n’a pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. Du moins est-il certain que l’on s’attache prodigieusement à ce sol fameux. Il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l’Asie, et qu’il écrivait à ses amis : Urbem, mi Rufi, cole ; in ista luce vive[3]. Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d’y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages : au moment même où je vous écris, j’ai le bonheur d’y connaître M. d’Agincourt, qui y vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d’avoir aussi son Winckelman.

Quiconque s’occupe uniquement de l’étude de l’antiquité et des arts, ou quiconque n’a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S’il est malheureux, s’il a mêlé les cendres de ceux qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d’un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia Metella au modeste cercueil d’une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l’ombre de Cicéron, pleurant encore sa chère Tullie, ou d’Agrippine encore occupée de l’urne de Germanicus. S’il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s’arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l’a précédé, de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l’oeil du Père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ?

Quoique Rome, vue intérieurement, offre l’aspect de la plupart des villes européennes, toutefois elle conserve encore un caractère particulier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d’architecture et de ruines, depuis le Panthéon d’Agrippa jusqu’aux murailles de Bélisaire, depuis les monuments apportés d’Alexandrie jusqu’au dôme élevé par Michel-Ange. La beauté des femmes est un autre trait distinctif de Rome : elles rappellent par leur port et leur démarche les Clélie et les Cornélie ; on croirait voir des statues antiques de Junon ou de Pallas descendues de leur piédestal et se promenant autour de leurs temples. D’une autre part, on retrouve chez les Romains ce ton des chairs auquel les peintres ont donné le nom de couleur historique, et qu’ils emploient dans leurs tableaux. Il est naturel que des hommes dont les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre aient servi de modèle ou de type aux Raphael et aux Dominiquin pour représenter les personnages de l’histoire.

Une autre singularité de la ville de Rome, ce sont les troupeaux de chèvres, et surtout ces attelages de grands bœufs aux cornes énormes, couchés au pied des obélisques égyptiens, parmi les débris du Forum et sous les arcs où ils passaient autrefois pour conduire le triomphateur romain à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de l’univers :

Romaneos ad templa deum duxere triomphos.

À tous les bruits ordinaires des grandes cités se mêle ici le bruit des eaux que l’on entend de toutes parts, comme si l’on était auprès des fontaines de Blandusie ou d’Égérie. Du haut des collines renfermées dans l’enceinte de Rome, ou à l’extrémité de plusieurs rues, vous apercevez la campagne en perspective, ce qui mêle la ville et les champs d’une manière pittoresque. En hiver les toits des maisons sont couverts d’herbes, comme les toits de chaume de nos paysans. Ces diverses circonstances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi de rustique, qui va bien à son histoire : ses premiers dictateurs conduisaient la charrue ; elle dut l’empire du monde à des laboureurs, et le plus grand de ses poètes ne dédaigna pas d’enseigner l’art d’Hésiode aux enfants de Romulus :

Ascraeumque cano romans per oppida carmen.

Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité et qui en partage la gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome comme s’il n’y était pas ; on n’y daigne pas jeter les yeux, on n’en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s’en servent pas pour laver ; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s’appeler le Tevere.

Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m’avez recommandé de vous parler, et qui font une si grande partie des dehors de Rome : je les ai vues en détail, soit à Rome, soit à Naples, excepté pourtant les temples de Poestum, que je n’ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre différents caractères, selon les souvenirs qui s’y attachent.

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colisée, sur la marche d’un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d’or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l’architecture, j’apercevais, entre les ruines du côté droit de l’édifice, le jardin du palais des césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l’Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l’ouvrage d’un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d’être vue ?

Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une autre saison et sous un autre aspect : j’ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l’aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l’amphithéâtre parmi les herbes séchées. J’ai frappé à la porte de l’ermitage pratiqué dans le cintre d’une loge ; on ne m’a point répondu : l’ermite est mort. L’inclémence de la saison, l’absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j’ai cru voir les décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C’est ainsi, mon très cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l’homme cherche au dehors des raisons pour s’en convaincre ; il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris. Ce qui achève de rendre notre vie le songe d’une ombre[4], c’est que nous ne pouvons pas même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puisque leur cœur, où s’est gravée notre image, est, comme l’objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m’a montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve l’empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d’une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; c’est une image assez juste, bien qu’elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière[5].

Avant de partir pour Naples, j’étais allé passer quelques jours seul à Tivoli, je parcourus les ruines des environs, et surtout celles de la villa Adriana. Surpris par la pluie au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des thermes voisins du Poecile [Monuments de la villa. Voyez plus haut la description de Tivoli et de la villa Adriana. (N.d.A.)], sous un figuier qui avait renversé le pan d’un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçoit la voûte de l’édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s’ouvraient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissaient les salles désertes où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ce palais de la mort ; l’acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s’était plu à reproduire sur les chefs-d’œuvre mutilés de l’architecture l’ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure, le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s’inclinaient sous la pluie du ciel.

Pendant que je contemplais ce tableau, mille idées confuses se pressaient dans mon esprit : tantôt j’admirais, tantôt je détestais la grandeur romaine ; tantôt je pensais aux vertus, tantôt aux vices de ce propriétaire du monde, qui avait voulu rassembler une image de son empire dans son jardin. Je rappelais les événements qui avaient renversé cette villa superbe ; je la voyais dépouillée de ses plus beaux ornements par le successeur d’Adrien ; je voyais les barbares y passer comme un tourbillon, s’y cantonner quelquefois, et, pour se défendre dans ces mêmes monuments qu’ils avaient à moitié détruits, couronner l’ordre grec et toscan du créneau gothique ; enfin, des religieux chrétiens, ramenant la civilisation dans ces lieux, plantaient la vigne et conduisaient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de l’Académie. Le siècle des arts renaissait, et de nouveaux souverains achevaient de bouleverser ce qui restait encore des ruines de ces palais, pour y trouver quelques chefs-d’œuvre des arts. À ces diverses pensées se mêlait une voix intérieure qui me répétait ce qu’on a cent fois écrit sur la vanité des choses humaines. Il y a même double vanité dans les monuments de la villa Adriana ; ils n’étaient, comme on sait, que les imitations d’autres monuments répandus dans les provinces de l’empire romain : le véritable temple de Sérapis à Alexandrie, la véritable Académie à Athènes, n’existent plus : vous ne voyez donc dans les copies d’Adrien que des ruines de ruines.

Il faudrait maintenant, mon cher ami, vous décrire le temple de la Sibylle, à Tivoli, et l’élégant temple de Vesta, suspendu sur la cascade ; mais le loisir me manque. Je regrette de ne pouvoir vous peindre cette cascade célébrée par Horace ; mais je l’ai vue dans une saison triste, et je n’étais pas moi-même fort gai. Je vous dirai plus : j’ai été importuné du bruit des eaux, de ce bruit qui m’a tant de fois charmé dans les forêts américaines. Je me souviens encore du plaisir que j’éprouvais lorsque, la nuit, au milieu du désert, mon bûcher à demi éteint, mon guide dormant, mes chevaux paissant à quelque distance, j’écoutais la mélodie des eaux et des vents dans la profondeur des bois. Ces murmures, tantôt plus forts, tantôt plus faibles, croissant et décroissant à chaque instant, me faisaient tressaillir ; chaque arbre était pour moi une espèce de lyre harmonieuse dont les vents tiraient d’ineffables accords.

Aujourd’hui je m’aperçois que je suis beaucoup moins sensible à ces charmes de la nature ; je doute que la cataracte de Niagara me causât la même admiration qu’autrefois. Quand on est très jeune, la nature muette parle beaucoup ; il y a surabondance dans l’homme ; tout son avenir est devant lui (si mon Aristarque veut me passer cette expression) ; il espère communiquer ses sensations au monde, et il se nourrit de mille chimères. Mais dans un âge avancé, lorsque la perspective que nous avions devant nous passe derrière, que nous sommes détrompés sur une foule d’illusions, alors la nature seule devient plus froide et moins parlante, les jardins parlent peu. Pour que cette nature nous intéresse encore, il faut qu’il s’y attache des souvenirs de la société ; nous nous suffisons moins à nous-mêmes : la solitude absolue nous pèse, et nous avons besoin de ces conversations qui se font le soir à voix basse entre des amis[6].

Je n’ai point quitté Tivoli sans visiter la maison du poète que je viens de citer : elle était en face de la villa de Mécène ; c’était là qu’il offrait floribus et vino genium memorem brevis aevi[7]. L’ermitage ne pouvait pas être grand, car il est situé sur la croupe même du coteau ; mais on sent qu’on devait être bien à l’abri dans ce lieu, et que tout y était commode, quoique petit. Du verger devant la maison l’oeil embrassait un pays immense : vraie retraite du poète à qui peu suffit, et qui jouit de tout ce qui n’est pas à lui, spatio brevi spem longam reseces[8]. Après tout, il est fort aisé d’être philosophe comme Horace. Il avait une maison à Rome, deux villa à la campagne, l’une à Utique, l’autre à Tivoli. Il buvait d’un certain vin du consulat de Tullus avec ses amis : son buffet était couvert d’argenterie ; il disait familièrement au premier ministre du maître du monde : " Je ne sens point les besoins de la pauvreté, et si je voulais quelque chose de plus, Mécène, tu ne me le refuserais pas. " Avec cela on peut chanter Lalagé, se couronner de lis, qui vivent peu, parler de la mort en buvant le falerne, et livrer au vent les chagrins.

Je remarque qu’Horace, Virgile, Tibulle, Tite-Live, moururent tous avant Auguste, qui eut en cela le sort de Louis XIV : notre grand prince survécut un peu à son siècle, et se coucha le dernier dans la tombe comme pour s’assurer qu’il ne restait rien après lui.

Il vous sera sans doute fort indifférent de savoir que la maison de Catulle est placée à Tivoli, au-dessus de la maison d’Horace, et qu’elle sert maintenant de demeure à quelques religieux chrétiens ; mais vous trouverez peut-être assez remarquable que l’Arioste soit venu composer ses fables comiques[9] au même lieu où Horace s’est joué de toutes les choses de la vie. On se demande avec surprise comment il se fait que le chantre de Roland, retiré chez le cardinal d’Este, à Tivoli, ait consacré ses divines folies à la France, et à la France demi-barbare, tandis qu’il avait sous les yeux les sévères monuments et les graves souvenirs du peuple le plus sérieux et le plus civilisé de la terre. Au reste, la villa d’Este est la seule villa moderne qui m’ait intéressé au milieu des débris des villa de tant d’empereurs et de consulaires. Cette maison de Ferrare a eu le bonheur peu commun d’avoir été chantée par les deux plus grands poètes de son temps et les deux plus beaux génies de l’Italie moderne.

Piacciavi, generose Ercolea prole,

Ornamento e splendor del secol nostro,

Ippolito, etc.

C’est ici le cri d’un homme heureux, qui rend grâces à la maison puissante dont il recueille les faveurs et dont il fait lui-même les délices. Le Tasse, plus touchant, fait entendre dans son invocation les accents de la reconnaissance d’un grand homme infortuné :

Tu, magnanimo Alfonso, il qual ritogli, etc.

C’est faire un noble usage du pouvoir que de s’en servir pour protéger les talents exilés et recueillir le mérite fugitif. Arioste et Hippolyte d’Este ont laissé dans les vallons de Tivoli un souvenir qui ne le cède pas en charme à celui d’Horace et de Mécène. Mais que sont devenus les protecteurs et les protégés ? Au moment même où j’écris, la maison d’Est vient de s’éteindre ; la villa du cardinal d’Este tombe en ruine comme celle du ministre d’Auguste : c’est l’histoire de toutes les choses et de tous les hommes.

Je passai presque tout un jour à cette superbe villa ; je ne pouvais me lasser d’admirer la perspective dont on jouit du haut de ses terrasses : au-dessous de vous s’étendent les jardins avec leurs platanes et leurs cyprès ; après les jardins viennent les restes de la maison de Mécène, placée au bord de l’Anio[10] ; de l’autre côté de la rivière, sur la colline en face, règne un bois de vieux oliviers, où l’on trouve les débris de la villa de Varus [11] ; un peu plus loin, à gauche, dans la plaine, s’élèvent les trois monts Monticelli, San Francesco et Sant’Angelo, et entre les sommets de ces trois monts voisins apparaît le sommet lointain et azuré de l’antique Soracte ; à l’horizon et à l’extrémité des campagnes romaines, en décrivant un cercle par le couchant et le midi, on découvre les hauteurs de Monte-Fiascone, Rome, Civita-Vecchia, Ostia, la mer, Frascati, surmonté des pins de Tusculum ; enfin, revenant chercher Tivoli vers le levant, la circonférence entière de cette immense perspective se termine au mont Ripoli, autrefois occupé par les maisons de Brutus et d’Atticus, et au pied duquel se trouve la villa Adriana avec toutes ses ruines.

On peut suivre au milieu de ce tableau le cours du Teverone, qui descend vers le Tibre, jusqu’au pont où s’élève le mausolée de la famille Plautia, bâti en forme de tour. Le grand chemin de Rome se déroule aussi dans la campagne ; c’était l’ancienne voie Tiburtine autrefois bordée de sépulcres, et le long de laquelle des meules de foin élevées en pyramides imitent encore des tombeaux.

Il serait difficile de trouver dans le reste du monde une vue plus étonnante et plus propre à faire naître de puissantes réflexions. Je ne parle pas de Rome, dont on aperçoit les dômes, et qui seule dit tout ; je parle seulement des lieux et des monuments renfermés dans cette vaste étendue. Voilà la maison où Mécène, rassasié des biens de la terre, mourut d’une maladie de langueur ; Varus quitta ce coteau pour aller verser son sang dans les marais de la Germanie ; Cassius et Brutus abandonnèrent ces retraites pour bouleverser leur patrie. Sous ces hauts pins de Frascati, Cicéron dictait ses Tusculanes ; Adrien fit couler un nouveau Pénée au pied de cette colline, et transporta dans ces lieux les noms, les charmes et les souvenirs du vallon de Tempé. Vers cette source de la Solfatare, la reine captive de Palmyre acheva ses jours dans l’obscurité, et sa ville d’un moment disparut dans le désert. C’est ici que le roi Latinus consulta le dieu Faune dans la foret de l’Albunée ; c’est ici qu’Hercule avait son temple, et que la sibylle tiburtine dictait ses oracles ; ce sont là les montagnes des vieux Sabins, les plaines de l’antique Latium ; terre de Saturne et de Rhée, berceau de l’âge d’or, chanté par tous les poètes ; riants coteaux de Tibur et de Lucrétile, dont le seul génie français a pu retracer les grâces, et qui attendaient le pinceau du Poussin et de Claude Lorrain.

Je descendis de la villa d’Este vers les trois heures après midi ; je passai le Teverone sur le pont de Lupus, pour rentrer à Tivoli par la porte Sabine. En traversant le bois des vieux oliviers, dont je viens de vous parler, j’aperçus une petite chapelle blanche, dédiée à la madone Quintilanea, et bâtie sur les ruines de la villa de Varus. C’était un dimanche : la porte de cette chapelle était ouverte, j’y entrai. Je vis trois petits autels disposés en forme de croix ; sur celui du milieu s’élevait un grand crucifix d’argent, devant lequel brûlait une lampe suspendue à la voûte. Un seul homme, qui avait l’air très malheureux, était prosterné auprès d’un banc ; il priait avec tant de ferveur, qu’il ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce que j’ai mille fois éprouvé en entrant dans une église, c’est-à-dire un certain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos vieilles bibles), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme, et, inspiré par le lieu, je prononçai cette prière : " Dieu du voyageur, qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet humble asile bâti sur les ruines du palais d’un grand de la terre ! Mère de douleur, qui avez établi votre culte de miséricorde dans l’héritage de ce Romain infortuné mort loin de son pays dans les forêts de la Germanie ! nous ne sommes ici que deux fidèles prosternés au pied de votre autel solitaire : accordez à cet inconnu, si profondément humilié devant vos grandeurs, tout ce qu’il vous demande : faites que les prières de cet homme servent à leur tour à guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont étrangers l’un à l’autre, qui ne se sont rencontrés qu’un instant dans la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se voir ici-bas, soient tout étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône, de se devoir mutuellement une partie de leur bonheur, par les miracles de leur charité ! "

Quand je viens à regarder, mon cher ami, toutes les feuilles éparses sur ma table, je suis épouvanté de mon énorme fatras, et j’hésite à vous l’envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit, que j’ai oublié mille choses que j’aurais dû vous dire. Comment, par exemple, ne vous ai-je pas parlé de Tusculum, de Cicéron, qui, selon Sénèque, " fut le seul génie que le peuple romain ait eu d’égal à son empire " ? Mon voyage à Naples, ma descente dans le cratère du Vésuve, mes courses à Pompeïa, à Caserte, à la Solfatare, au lac Averne, à la grotte de la Sibylle, auraient pu vous intéresser, etc. Baïes, où se sont passées tant de scènes mémorables, méritait seule un volume. Il me semble que je vois encore la tour de Bola, où était placée la maison d’Agrippine, et où elle dit ce mot sublime aux assassins envoyés par son fils : Ventrem feri. L’île Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le meurtre de César, le pont de Caligula, la Piscine admirable, tous ces palais bâtis dans la mer, dont parle Horace, vaudraient bien la peine qu’on s’y arrêtât un peu. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les belles fictions du sixième livre de son Énéide.

Mon pèlerinage au tombeau de Scipion l’Africain est un de ceux qui ont le plus satisfait mon cœur, bien que j’aie manqué le but de mon voyage. On m’avait dit que le mausolée existait encore, et qu’on y lisait même le mot patria, seul reste de cette inscription qu’on prétend y avoir été gravée : Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os ! Je me suis rendu à Patria, l’ancienne Literne : je n’ai point trouvé le tombeau, mais j’ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et le plus aimable des hommes habitait dans son exil : il me semblait voir le vainqueur d’Annibal se promener au bord de la mer sur la côte opposée à celle de Carthage, et se consolant de l’injustice de Rome par les charmes de l’amitié et le souvenir de ses vertus.

Quand aux Romains modernes, mon cher ami, Duclos me semble avoir de l’humeur lorsqu’il les appelle les Italiens de Rome ; je crois qu’il y a encore chez eux le fond d’une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple, trop sévèrement jugé, un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages qui sentent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui peut vous paraître hasardée, il faudrait entendre mes raisons, et je n’ai pas le temps de vous les donner.

Que de choses me resteraient à vous dire sur la littérature italienne ! Savez-vous que je n’ai vu qu’une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment ? Je l’ai vu mettre dans la bière ! On me dit qu’il n’était presque pas changé. Sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. Je tiens de la bonté d’une personne qui lui fut bien chère, et de la politesse d’un ami du comte Alfieri, des notes curieuses sur les ouvrages posthumes, les opinions et la vie de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics en France ne nous ont donné sur tout cela que des renseignements tronqués et incertains.

Pour cette fois, j’ai fini ; je vous envoie ce monceau de ruines : faites en tout ce qu’il vous plaira.

Dans la description des divers objets dont je vous ai parlé, je crois n’avoir omis rien de remarquable, si ce n’est que le Tibre est toujours le flavus Tiberinus de Virgile. On prétend qu’il doit cette couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les montagnes dont il descend. Souvent, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui l’ont troublé dans sa course.

  1. « Deux choses te viendront à la fois dans un seul jour : stérilité et veuvage. » Isaïe.
  2. Le Véritable tombeau de Néron était à la porte du Peuple, dans l’endroit même où l’on a bâti depuis l’église de Santa Maria del Popolo.
  3. « C’est à Rome qu’il faut habiter, mon cher Rufus, c’est à cette lumière qu’il faut vivre. » Je crois que c’est dans le premier ou dans le second livre des Épîtres familières. Comme j’ai cité partout de mémoire, on voudra bien me pardonner s’il se trouve quelque inexactitude dans les citations.
  4. Pindare.
  5. Job.
  6. Horace.
  7. « Des fleurs et du vin au génie qui nous rappelle la brièveté de la vie. »
  8. « Renferme dans un espace étroit tes longues espérances. » Hor.
  9. Boileau.
  10. Aujourd’hui le Teverone.
  11. Le Varus qui fut massacré avec les légions en Germanie. Voyez l’admirable morceau de Tacite.