Librairie de L. Hachette et Cie, (IX. Voyages en Suisse et en Italie, p. 100-154).
DE VÉRONE A VENISE.
Vérone, 16 septembre 1786.
L’amphithéâtre est donc le premier grand monument de l’antiquité que je devais voir, et si bien conservé! Lorsque j’y entrai, et, plus encore, lorsque j’en fis le tour par le bord supérieur, je trouvai étrange de voir quelque chose de grand et pourtant, à vrai dire, de ne rien voir. Aussi n’est-ce pas vide qu’il faut le voir, mais plein de monde, comme on prit soin qu’il le fut en l’honneur de Joseph Ier et de Pie VI. L’empereur, dont les yeux étaient pourtant accoutumés à voir des masses d’hommes, en fut, dit-on, étonné. Mais c’est seulement dans les temps anciens que ce spectacle produisait tout son effet, quand le peuple était peuple encore, plus qu’il ne l’est maintenant; car un pareil amphithéâtre est fait proprement pour que le peuple s’en impose à lui-même, pour que le peuple se moque de lui-même.
Quand il se passe en plaine une chose digne d’être vue, et que les gens affluent, les derniers cherchent par tous les moyens possibles à s’élever au-dessus des premiers; on monte sur des bancs, on roule des tonneaux, on approche en voiture, on pose des planches deçà et delà, on occupe un tertre voisin : ainsi se forme à la hâte un cratère. Si le spectacle se présente souvent à la même place, on bâtit de légers échafaudages pour ceux qui peuvent payer, et le reste de la multitude s’arrange comme il peut. Satisfaire à ce besoin général est ici la tache de l’architecte. Il prépare le cratère avec art, mais aussi simple que possible, afin que le peuple en soit lui-même l’ornement. Quand il se voyait ainsi rassemblé, il devait s’étonner de lui-même : car, n’étant d’ailleurs accoutumé qu’à se voir courir pêle-mêle, à se trouver dans une cohue, sans ordre et sans discipline, l’animal aux mille têtes, aux mille pensées, errant et flottant ça et là, se voit formant un noble corps, une imposante unité, réuni en une masse compacte, comme une seule figure, animée d’un seul esprit. La simplicité de l’ovale est, de la manière la plus agréable, sensible à tous les yeux, et chaque tête sert à former la masse, si vaste que soit l’ensemble. A présent, lorsqu’on voit l’amphithéâtre vide, on n’a aucune mesure; on ne sait pas s’il est grand ou s’il est petit.
Il faut savoir gré aux Véronais des soins qu’ils prennent pour conserver cet ouvrage. Il est construit d’un marbre rougeâtre, attaquable aux influences atmosphériques : aussi remplace-t-on au fur et à mesure les gradins rongés, et ils semblent presque tous entièrement neufs. Une inscription rappelle le souvenir d’un Hieronymus Maurigenus et des soins extraordinaires qu’il a pris de ce monument. Il n’existe qu’une partie du mur extérieur, et je doute qu’il ait jamais été achevé. Les voûtes inférieures, qui donnent sur la grande place, nommée il Bra, sont louées à des artisans, et l’on aime à voir ces cavités reprendre vie.
La plus belle porte de la ville, mais qui est toujours fermée, s’appelle Porta Stupa ou dl Pallio. Comme porte, et à la grande distance à laquelle on peut déjà la voir, elle n’est pas bien conçue, car c’est seulement de près qu’on reconnaît le mérite de cette construction. J’ai dit qu’elle est fermée, et l’on en donne diverses raisons. Voici ce que j’imagine. L’intention de l’artiste était manifestement de procurer, au moyen de cette porte, un nouvel établissement pour le Corso, car elle ne répond nullement à la rue actuelle : le côté gauche n’a que des baraques, et l’axe de la porte répond à un couvent de nonnes qu’il aurait fallu abattre nécessairement. On le comprit bien, et, d’un autre côté, il est probable que les grands et les riches ne se soucièrent pas de bâtir dans ce quartier reculé. L’architecte mourut peut-être, et l’on ferma la porte, ce qui mit fin à la chose tout d’un coup.
Le portail du théâtre, formé de six grandes colonnes ioniques, est d’un effet assez imposant. On trouve d’autant plus mesquin, au-dessus de la porte, devant une niche peinte, qui est portée par deux colonnes corinthiennes, le buste, de grandeur naturelle, du marquis de Maffei, coiffé d’une grande perruque. La place est honorable; mais, pour soutenir un peu la comparaison avec la grandeur et la beauté des colonnes, le buste aurait dû être colossal. Maintenant il paraît petit sur sa petite console et sans harmonie avec l’ensemble.
La galerie qui encadre le vestibule est aussi mesquine, et ces nains doriques, cannelés, sont misérables à côté de ces géants ioniques tout unis. Mais nous serons indulgents, en considération du bel établissement que nous trouvons sous cette colonnade. On y a rassemblé les antiquités que les fouilles ont découvertes, la plupart, à Vérone et alentour. Quelques objets ont même été trouvés dans l’amphithéâtre. Il y en a d’étrusques, de grecs, de romains, jusqu’aux siècles de décadence, et aussi de modernes. Les bas-reliefs sont incrustés dans les murs et pourvus de numéros, que Maffei leur assigna, lorsqu’il les décrivit dans sa Verona illustrata. Il y a des autels, des fragments de colonnes et d’autres restes pareils, un excellent trépied de marbre blanc, avec des génies qui s’occupent des attributs des dieux. Raphaël en a imité et glorifié de pareils dans les coins de la Farnesina[1].
Le vent qui souffle des tombeaux des anciens arrive, chargé de parfums, par-dessus une colline de roses. Les tombeaux sont aimables et touchants, et reproduisent toujours la vie. Voilà un mari et sa femme qui regardent d’une niche, comme s’ils étaient à la fenêtre. Voilà un père et une mère, et leur fils entre eux, qui se regardent avec un naturel inexprimable. Ici, deux époux se tendent la main. Ici, un père, assis sur son lit de repos, semble s’entretenir avec sa famille. À la vue de ces pierres, je fus vivement ému. Elles sont d’une époque récente, mais simples, naturelles et généralement touchantes. Là, point de guerrier à genoux, en attendant une heureuse résurrection. Avec plus ou moins de talent, l’artiste a simplement reproduit l’état présent des hommes, et, par là, continué, maintenu leur existence. Ils ne joignent pas les mains, ils ne lèvent pas les yeux au ciel, mais ils sont ici-bas ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont. Ils sont ensemble, ils s’intéressent les uns aux autres, ils s’aiment. Et cela est exprimé d’une manière toute charmante dans ces pierres, même avec une certaine imperfection de travail. Un pilastre de marbre, orné très-richement, m’a donné encore de nouvelles idées.
Si digne d’éloges que soit cet établissement, on voit pourtant que le noble esprit de conservation qui l’a fondé ne l’anime
plus aujourd’hui. Le précieux trépied est menacé d’une destruction prochaine, parce qu’il est en plein air, exposé aux orages de l’ouest. Une garniture en bois préserverait aisément ce trésor.
Si le palais du provéditeur était achevé, ce serait un beau morceau d’architecture. Au reste, les nobles bâtissent encore beaucoup : malheureusement, c’est toujours à la place où se trouvait leur ancienne demeure et, par suite, souvent dans des rues étroites. C’est ainsi que l’on décore maintenant d’une façade magnifique un séminaire dans une ruelle du faubourg le plus reculé.
Comme je passais avec le guide que j’avais pris au hasard devant la porte grande et sévère d’un édifice étrange, il me demanda bonnement si je ne voulais pas entrer un moment dans la cour. C’était le palais de justice. La hauteur du bâtiment donnait à la cour l’air d’un vaste puits. « C’est là, me dit-il, qu’on garde tous les criminels et les suspects. » Je parcourus du regard tout l’espace, et je vis, à chaque étage, répondant à de nombreuses portes, des corridors ouverts, garnis de balustrades en fer. Le prisonnier, en sortant de sa prison pour être conduit devant les juges, se trouvait au grand air, mais il était exposé aux regards de tout le monde. Et comme il y avait alors plusieurs salles d’audience, c’était, à tous les étages, tantôt dans un corridor, tantôt dans un autre, un cliquetis de chaînes. Affreux spectacle! J’avoue que la bonne humeur avec laquelle j’avais expédié mes oiseaux1 aurait eu là un combat difficile à soutenir.
Je suis monté sur le bord de l’amphithéâtre au coucher du soleil, et j’ai joui d’une vue admirable sur la ville et la campagne. J’étais seul. Sur les larges pavés du Bra se promenaient des hommes de toutes conditions, des femmes de la classe moyenne. Avec leurs pardessus de couleur noire, elles ont, à vol d’oiseau, l’air de véritables momies. Le zendale et la veste qui, dans cette classe, tiennent lieu de tout ajustement, sont du reste une mise fort bien imaginée pour un peuple qui ne se soucie pas toujours de propreté, et qui veut toujours paraître en
1. Allusion à l’aventure de Malsésine, voyez page 92.
public, tantôt à l’église tantôt à la promenade. La veste est un jupon de taffetas noir qu’on jette par-dessus les autres vêtements. Si celui de dessous est propre et blanc, une dame sait fort bien relever d’un côté le jupon noir. Celui-ci est fixé à la ceinture de manière à marquer la taille et à couvrir les bords du corset, qui peut être de la couleur qu’on veut. Le zendale est un grand capuchon à longues barbes; le capuchon même est relevé au-dessus de la tête par un échafaudage en fil d’archal ; les barbes sont fixées autour du corps comme une écharpe, de façon que ses extrémités tombent derrière le dos.
Comme je revenais aujourd’hui de l’arène, j’ai vu, à quelques milliers de pas de là, un spectacle public moderne. Quatre nobles Véronais jouaient à la balle contre quatre Vicentins. Ils se livrent d’ailleurs entre eux à cet exercice toute l’année, environ deux heures avant la nuit. Cette fois, la présence des adversaires étrangers avait attiré un concours incroyable de peuple. Il y avait bien quatre ou cinq mille spectateurs. Je n’ai point vu de femmes d’aucune condition. Plus haut, en parlant du besoin de la foule dans une occasion pareille, j’ai décrit l’amphithéâtre naturel fortuit : c’est ainsi que j’ai vu là le peuple entassé. J’entendis déjà de loin un vif battement de mains. Tous les coups marquants en étaient accompagnés. Cependant le jeu suit son cours. A une distance convenable l’un de l’autre, sont établis deux planchers doucement inclinés. Le joueur qui lance la balle se tient au haut, la main droite armée d’une large raquette en bois. Tandis qu’un autre homme de son parti lui lance la balle, il descend, il court au-devant, et, par là, augmente la force du coup dont il sait l’accueillir. Les adversaires cherchent à la rejeter, et cela continue de part et d’autre, jusqu’à ce qu’enfin la balle reste par terre. Cela produit les plus belles attitudes, qui seraient dignes du marbre. Comme on ne voit là que de jeunes hommes bien faits et robustes, en vêtement blanc, court et serré, les partis ne se distinguent que par un insigne de couleur. Je trouve particulièrement belle la position que prend celui qui lance la balle, lorsqu’il descend à la course du plancher incliné, et qu’il lève le bras pour frapper la balle. Il rappelle le gladiateur de la villa Borghèse. Il me parut étrange que les joueurs se livrassent à cet exercice auprès d’un vieux mur d’enceinte, sans la moindre commodité pour les spectateurs. Pourquoi ne pas jouer dans l’amphithéâtre, où la place serait si belle ?
Vérone, 17 septembre 1786.
Je ne dirai que peu de mots des tableaux que j’ai vus, et j’ajouterai quelques réflexions. Je ne fais pas ce merveilleux voyage pour m’abuser moi-même, mais pour apprendre à me connaître au moyen des objets; et je me dis très-sincèrement que j’entends peu de chose à l’art et au métier du peintre. Mon attention, mes réflexions, ne peuvent, en général, porter que sur le côté pratique, sur le sujet et la tractation générale.
San Giorgio est une galerie de belles peintures, tous tableaux d’autel, sinon d’égale valeur, du moins tous remarquables. Mais, ces malheureux artistes, qu’avaient-ils à peindre? et pour qui travaillaient-ils? Une pluie de manne de trente pieds de largeur sur vingt de hauteur, et, comme pendant, le miracle des cinq pains! Qu’avaient-ils là à peindre? Des gens affamés, qui se jettent sur de petits grains de manne; d’autres, sans nombre, auxquels on présente du pain. Les artistes se sont mis à la torture pour rendre intéressantes de telles pauvretés. Et cependant l’aiguillon de la nécessité a fait produire au génie de belles choses. Un artiste, qui avait à représenter sainte Ursule avec les onze mille vierges, s’en est tiré avec beaucoup d’esprit. La sainte est au premier plan, comme ayant pris possession du pays par sa victoire; elle a l’air très-noble; c’est une jeune amazone, qui n’a rien de séduisant. Dans le lointain, qui diminue tous les objets, on voit sa troupe débarquer et s’avancer en procession. La cathédrale possède une Assomption du Titien, mais très-noircie. La pensée en est louable : la nouvelle divinité ne regarde pas au ciel mais en terre, vers ses amis.
Dans la galerie Gherardini, j’ai trouvé de très-belles choses d’Orbetto, et j’appris tout à coup à connaître cet estimable artiste. Dans l’éloignement, on n’entend parler que des plus éminents, et souvent on se contente de leurs noms; mais, quand on s’approche de ce ciel étoilé, et que les étoiles de deuxième et de troisième grandeur commencent aussi à étinceler, que chacune se montre et tient sa place dans la constellation, alors l’univers s’étend et l’art s’enrichit. Je dois louer ici l’idée d’un tableau. Ce sont seulement deux demi-figures. Samson est endormi sur les genoux de Dalila ; elle avance doucement le bras, par-dessus lui, vers des ciseaux posés sur une table près de la lampe. L’exécution est d’un grand mérite. Dans le palais Canossa, j’ai vu une Danaë remarquable. Le palais Verilaqua renferme des choses infiniment précieuses. Un tableau appelé le Paradis du Tintoret, qui est proprement le couronnement de Marie comme reine du ciel, en présence de tous les patriarches, les prophètes, les apôtres, les saints, les anges, etc., a fourni au peintre l’occasion de déployer toute la richesse du plus heureux génie. Pour admirer, pour apprécier la légèreté du pinceau, l’esprit, la variété de l’expression, il faudrait posséder le tableau et l’avoir toute sa vie devant les yeux. Le travail est infini ; les dernières têtes d’anges, qui se perdent dans la gloire, ont encore du caractère. Les plus grandes figures ont environ un pied de haut. Marie et Jésus, qui lui pose la couronne sur la tête, ont environ quatre pouces. Ėve est pourtant la plus jolie petite femme du tableau, et, comme toujours, elle incline un peu à la convoitise. Quelques portraits de Paul Véronèse ont augmenté mon admiration pour cet artiste. La collection des antiques est superbe; un fils de Niobé couché à terre est excellent, et les bustes, en dépit de leurs nez restaurés, sont fort intéressants : un Auguste portant la couronne civique, un Caligula et d’autres. Il est dans ma nature de vénérer avec plaisir, avec joie, le grand et le beau; cultiver jour par jour, heure par heure, cette disposition en présence de si magnifiques objets, est le sentiment le plus délicieux qu’on puisse éprouver.
Dans un pays où l’on jouit du jour, mais particulièrement du soir, le moment où la nuit tombe est d’une grande importance. Alors cesse le travail, alors on revient de la promenade; le père veut revoir sa fille à la maison; le jour a une fin; mais, ce que c’est que le jour, nous le savons à peine, nous autres Cimmériens. Dans nos brouillards éternels, sous notre ciel nébuleux, qu’il soit jour ou nuit, la chose nous est fort égale; car, combien de temps pouvons-nous réellement nous promener et nous ébattre au grand air? Ici, quand la nuit commence, le jour est décidément passé, ce jour qui s’est composé d’un soir et d’un matin; vingt-quatre heures sont écoulées, un nouveau calcul commence, les cloches sonnent, on récite le bréviaire, la servante entre dans la chambre en tenant la lampe allumée et vous dit : Felicissima notte! Ce moment change avec chaque saison, et l’homme, qui vit d’une vie véritable, n’est point déconcerté, parce que chacune de ses jouissances se rapporte, non pas à l’heure, mais au moment du jour. Si l’on imposait à ce peuple notre cadran, on le mettrait dans le plus grand embarras, car le sien est identifié avec sa manière d’être. Une heure ou une heure et demie avant la nuit, la noblesse commence à sortir en voiture. On traverse le Bra, en parcourant la longue et large rue, pour gagner la Porte-Neuve; on passe la porte, on côtoie la ville; dès qu’on entend sonner la cloche du soir, tout le monde revient. Les uns se rendent dans les églises pour réciter l’Ave Maria della sera, les autres s’arrêtent sur le Bra; les cavaliers s’approchent des voitures, s’entretiennent avec les dames et cela dure assez longtemps. Je n’ai jamais attendu la fin. Les piétons restent bien avant dans la nuit. Aujourd’hui, il est tombé tout juste assez de pluie pour abattre la poussière ; c’était, en vérité, une scène agréable et vive.
Pour me familiariser sur un point important avec la coutume du pays, j’ai imaginé un moyen de me faire plus aisément à leur manière de compter les heures. La figure suivante en peut donner une idée. Le cercle intérieur indique nos vingt-quatre heures, de minuit à minuit, partagées en deux fois douze heures, comme nous les comptons, et comme les indiquent nos horloges. Le cercle intermédiaire fait connaître comment les cloches sonnent dans la saison actuelle, savoir deux fois aussi jusqu’à douze en vingt-quatre heures, mais de telle sorte qu’il sonne ici une heure quand il sonnerait huit heures chez nous, et ainsi de suite jusqu’à douze. Le matin, à huit heures, selon notre cadran, il sonne ici derechef une heure, et ainsi de suite. Le cercle extérieur montre enfin comment on compte dans la vie jusqu’à vingt-quatre. J’entends, par exemple, sonner sept heures dans la nuit, et je sais qu’il est minuit à cinq heures, je soustrais ce nombre de sept, et j’ai deux heures après minuit. J’entends sonner sept heures pendant le jour et je sais qu’il est aussi midi à cinq heures : je procède de même et j’ai deux heures après midi. Que si je veux désigner les heures à la manière italienne, je dois savoir que midi est dix-sept heures, j’en ajoute encore deux, et je dis dix-neuf heures. Lorsqu’on entend la chose et qu’on y pense pour la première fois, on la trouve très-embrouillée et d’une application difficile, mais on y est bientôt accoutumé, et l’on trouve cette occupation amusante, de même que le peuple s’amuse aussi à compter et recompter sans cesse, et les enfants à surmonter de légères difficultés. Ce peuple a d’ailleurs toujours les doigts en l’air : ils comptent tout de tête, et se plaisent à combiner les nombres. Ajoutez que, pour les nationaux, la chose est beaucoup plus facile encore, parce qu’ils ne s’inquiètent proprement ni de midi, ni de minuit, et n’ont pas, comme l’étranger qui visite ce pays, deux cadrans à comparer. Ils comptent dès le soir les heures comme elles sonnent, et, le matin, ils ajoutent ce nombre au nombre variable de midi, qui leur est connu. Les observations ajoutées à la figure expliqueront le reste.
CERCLE COMPARATIF
DES HEURES ITALIENNES ET COMMUNES, AVEC LE CADRAN ITALIEN POUR LA SECONDE MOITIÉ DE SEPTEMBRE.
A Vérone, le mouvement de la population est très-animé; quelques rues, dans lesquelles les boutiques et les ateliers se touchent, offrent surtout un coup d’œil fort gai. Point de porte devant la boutique ou la chambre de travail; non, la maison est ouverte dans toute sa largeur; on voit jusqu’au fond et tout ce qui s’y passe. Les tailleurs cousent, les cordonniers tirent le fil et frappent, tous, à moitié dans la rue; les boutiques font même partie de la rue. Le soir, aux lumières, le spectacle est des plus vivants. Les jours de marché, les places sont combles : des montagnes de légumes et de fruits; l’ail et l’oignon à cœur joie. Du reste on crie, on folâtre, on chante tout le jour; on se pousse, on se chamaille, on huche et l’on rit sans cesse. La douceur de l’air, le bas prix des subsistances, rendent la vie facile. Tous ceux qui le peuvent sont en plein air. La nuit, les chants et le vacarme redoublent. J’entends chanter Malbrough dans toutes les rues; puis, c’est un tympanon, un violon. On s’exerce à imiter en sifflant tous les oiseaux. Les sons les plus étranges éclatent de toutes parts. Cette surabondance de vie, un doux climat la communique même à la pauvreté, et l’ombre du peuple semble même encore digne de respect.
De là viennent aussi ces habitations malpropres et peu commodes dont nous sommes si choqués. Ils sont toujours dehors, et, dans leur insouciance, ils ne songent à rien. Pour ce peuple, tout est bel et bon; l’homme de moyenne condition vit de même au jour le jour; le riche, le noble, s’enferme dans sa demeure, qui n’est pas non plus aussi logeable que dans le Nord. Leurs assemblées se tiennent dans des lieux publics. Les vestibules et les colonnades sont tous souillés d’ordures, et c’est tout naturel. Le peuple se sent toujours : le riche peut être riche, bâtir des palais; le noble peut gouverner, mais, s’il construit une colonnade, un vestibule, le peuple s’en sert pour ses besoins, et il n’en a point de plus pressant que de se soulager aussi promptement que possible de ce qu’il a pris aussi abondamment que possible. Si quelqu’un ne le veut pas souffrir, il ne doit pas se donner les airs d’un grand seigneur, c’est-à-dire agir comme si une partie de sa demeure appartenait au public; il ferme sa porte et tout est dit. Mais le peuple ne se laisse pas ravir son droit sur les édifices publics, et c’est ce dont les étrangers se plaignent par toute l’Italie.
J’observais aujourd’hui dans différentes rues l’équipage et les manières de la classe moyenne, qui se montre fort empressée et agissante : tous brandillent les bras en marchant. Les gens d’une condition plus relevée, qui, dans certaines occasions, portent l’épée, ne balancent qu’un bras, parce qu’ils sont accoutumés à tenir fixe le gauche.
Quoique le peuple s’occupe très-négligemment de ses affaires et de ses besoins, il a toujours l’œil ouvert sur les étrangers. Je pus observer, par exemple, les premiers jours, que chacun remarquait mes bottes, car on n’en porte pas ici, même en hiver, à cause de leur prix élevé. Depuis que je porte des souliers, personne ne me regarde plus. Mais je fus surpris ce matin, de ce qu’au milieu des allants et venants, qui portaient tous des fleurs, des légumes, des oignons et cent autres produits du marché, on n’a pas manqué d’observer la branche de cyprès que je portais à la main. Quelques cônes verts y adhéraient encore, et je tenais aussi quelques tiges de câpres fleuries. Tous, grands et petits, regardaient mon bouquet, et semblaient se faire de singulières idées. J’apportais ces rameaux du jardin Giusti. Ce jardin est admirablement situé et possède des cyprès énormes, qui dressent tous dans l’air leurs cimes aiguës. Probablement les ifs qu’on taille en pointe dans les jardins du Nord sont des imitations de ce superbe produit de la nature. Un arbre dont toutes les branches, de la base au sommet, les plus vieilles comme les plus nouvelles, s’élancent vers le ciel, un arbre qui dure ses trois cents ans est bien digne de vénération. Vu l’époque où le jardin fut établi, les arbres doivent avoir atteint cet âge.
Vicence, 19 septembre 1786.
La route de Vérone jusqu’ici est très-agréable. On va au nord-est, en côtoyant les montagnes, dont on a toujours à gauche les contre-forts. Ils se composent de sable, de chaux, d’argile, de marne. Sur les collines qu’ils forment sont des villages, des châteaux, des maisons. A droite, s’étend la vaste plaine que l’on parcourt. La route, large, droite, bien entretenue, traverse de fertiles campagnes. Le regard pénètre dans de profondes rangées d’arbres auxquels sont suspendus les pampres, qui retombent comme des rameaux aériens. C’est ici qu’on peut se faire une idée des festons. Les raisins sont mûrs, et les longues branches pendantes se courbent sous le poids. La route est pleine de gens de toute sorte, livrés à tous les genres d’occupation. J’aimais surtout les voitures aux roues basses, en forme d’assiettes, qui, attelées de quatre bœufs, traînaient ça et là de grandes cuves, dans lesquelles on emporte de la vigne et l’on foule les raisins. Les conducteurs se tenaient debout dans les cuves, quand elles étaient vides. On eût dit un triomphe bachique. Entre les rangées de ceps, on cultive toutes sortes de graminées, surtout le blé de Turquie et le sorgho. Dans le voisinage de Vicence, les collines s’élèvent de nouveau du nord au sud. Elles sont, dit-on, volcaniques. Elles ferment la plaine. Vicence est au pied et, si l’on veut, dans une gorge qu’elles forment.
Je suis, arrivé depuis quelques heures. J’ai déjà parcouru la ville; j’ai vu le Théâtre olympique et les édifices de Palladio. On a publié, pour la commodité des étrangers, un livret fort joli avec des figures et un texte qui dénote la connaissance des arts. C’est lorsqu’on est en présence de ces ouvrages, qu’on en reconnaît enfin la grande valeur. Il faut que l’œil en embrasse la grandeur et la masse réelles; il ne suffit pas que l’esprit soit satisfait par la belle harmonie de leurs dimensions dans des élévations abstraites, mais avec les saillies et les retraites en perspective. Et je le dis, Palladio fut vraiment un grand homme, un génie créateur. La plus grande difficulté qu’il eut à combattre, comme tous les architectes modernes, est l’emploi convenable des colonnades dans l’architecture bourgeoise; car associer des colonnes et des murs sera toujours une contradiction. Mais quelles heureuses combinaisons! Comme il impose par ses ouvrages, et nous force d’oublier qu’il ne fait que nous séduire! Il y a dans ses plans quelque chose de divin, absolument comme serait la forme chez le grand poète, qui, de la vérité et du mensonge, forme une troisième chose, dont l’existence empruntée nous enchante.
Le Théâtre olympique est un théâtre antique réalisé en petit, et d’une beauté inexprimable; mais, comparé aux nôtres, il me semble un enfant noble, riche, bien élevé, à côté d’un habile homme du monde, qui, sans être aussi noble, aussi riche, aussi bien élevé, sait mieux ce qu’il peut accomplir avec ses moyens.
Si l’on observe sur les lieux mêmes les magnifiques édifices que l’illustre Palladio a élevés, et si l’on considère combien ils sont déjà défigurés par les étroits et vulgaires besoins des hommes ; combien les plans dépassaient le plus souvent les forces des fondateurs; combien ces précieux monuments d’un grand génie conviennent peu à la vie usuelle, on reconnaît qu’après tout il en est de même dans tout le reste : car les hommes savent peu de gré à quiconque veut leur donner des besoins plus relevés, leur inspirer une haute idée d’eux-mêmes, les amener à sentir la beauté d’une existence vraiment noble. Mais, si on trompe les oiseaux1, si on leur fait des contes, en les aidant à vivre au jour le jour, si on les corrompt, on est leur homme, et c’est pourquoi on se plaît aujourd’hui à tant de choses insipides. Je ne dis pas cela pour rabaisser mes amis, je me borne à dire qu’ils sont ainsi faits, et qu’on ne doit pas être surpris si tout est comme il est.
On ne saurait exprimer l’effet que produit la basilique de Palladio à côté d’un vieil édifice, une sorte de château, parsemé de fenêtres inégales, duquel l’architecte a sans doute fait abstraction ainsi que de la tour, et il faut déjà que je me tienne
1. Allusion à la petite pièce de Goethe dont il a été question page 92.
singulièrement sur mes gardes, car je trouve encore ici et, par malheur, à côté l’un de l’autre, ce que je fuis et ce que je cherche.
Vicence, 20 septembre 1786.
J’allai hier à l’Opéra. Le spectacle a duré jusqu’à minuit, et je sentais le besoin du repos. La pièce est faite de lambeaux cousus assez maladroitement, des Trois sultanes et de l’Enlèvement du sérail. On écoute la musique avec plaisir, mais elle est probablement d’un amateur : point d’idée nouvelle, qui m’ait frappé. En revanche, le ballet est délicieux. Le couple principal a dansé une allemande, la plus charmante qui se puisse voir. Le théâtre est neuf, gracieux et beau, d’une magnificence modeste, uniforme, et parfaitement convenable pour une ville de province. Toutes les loges sont tendues d’une tapisserie de même couleur : celle du capitaine ne se distingue que par une draperie un peu plus longue. La première chanteuse, très-aimée du public, est accueillie, à son entrée en scène, par des applaudissements extraordinaires, et les oiseaux font éclater des transports de joie, quand elle a bien rendu quelque chose, ce qui arrive très-souvent. C’est une personne naturelle, jolie, une belle voix, un visage agréable et un maintien très-honnête. Les mouvements de ses bras pourraient être plus gracieux. Cependant je n’y retournerai pas : je sens que je ne vaux plus rien pour être un oiseau.
Vicence, 21 septembre 1786.
Aujourd’hui j’ai fait visite au docteur Tura. Durant cinq années, il s’est occupé avec passion de botanique : il a formé un herbier de la flore italienne ; il a établi, sous le dernier évêque, un jardin botanique. Mais tout cela est abandonné; la pratique médicale a pris la place de l’histoire naturelle; l’herbier est mangé des vers; l’évêque est mort, et, comme de raison, le jardin botanique est planté d’oignons et de choux. Le docteur Tura est un homme plein de bonté et de finesse. Il m’a conté son histoire avec franchise, avec candeur et modestie. Il s’est exprimé en général d’une manière fort précise et fort obligeante, mais il ne s’est pas soucié d’ouvrir ses armoires, qui peut-être n’étaient pas dans un état présentable. La conversation n’a pas tardé à languir.Le soir.
Je suis allé voir le vieux architecte Scamozzi, qui a publié les Édifices de Palladio et qui est un artiste habile et passionné. Charmé de ma sympathie, il m’a donné quelques directions. Parmi les bâtiments de Palladio, il en est un pour lequel j’eus toujours une prédilection particulière : ce fut, dit-on, sa propre demeure. Mais elle dit beaucoup plus dans la réalité que dans l’estampe. Je voudrais en avoir le dessin, enluminé des couleurs que les matériaux et la vétusté lui ont données. Mais il ne faut pas se figurer que l’architecte se soit bâti un palais. C’est la maison la plus modeste du monde. Elle n’a que deux fenêtres, séparées par un large trumeau, qui en comporterait une troisième. Si l’on voulait en faire un tableau, en y joignant les maisons voisines, la manière dont elle s’y trouve intercalée produirait un heureux effet. C’était un sujet digne de Canaletto.
Vicence, 22 septembre 1786.
Aujourd’hui j’ai été voir la Rotonde, édifice magnifique, sur une agréable colline à une demi-lieue de la ville. C’est un bâtiment carré, qui renferme une salle ronde éclairée d’en haut. On y monte des quatre côtés par un large escalier, et l’on arrive chaque fois dans un porche, formé de six colonnes corinthiennes. L’architecture n’a peut-être jamais porté son luxe plus loin. L’espace occupé par les escaliers et les porches est beaucoup plus grand que celui de la maison même : car chaque côté formerait à un temple une belle façade. L’intérieur est habitable, mais non pas confortable. La salle est dans les plus belles proportions, les chambres aussi : mais elles suffiraient à peine aux besoins d’une résidence d’été pour une noble famille. En revanche, l’édifice se présente de tous côtés admirablement dans la contrée entière. Sa masse principale, avec les colonnes saillantes, offre des mouvements très-variés aux regards des promeneurs. Le propriétaire, qui a voulu laisser un grand fidéicommis et en même temps un monument de sa richesse, a parfaitement atteint son but. Et de même que l’édifice se voit, dans sa magnificence, de tous les points de la contrée, la vue qu’on a de la Rotonde est aussi infiniment agréable. On voit couler le Bacchiglione, emmenant les barques vers la Brenta ; on domine d’ailleurs les vastes possessions que le marquis Capra voulait conserver indivisibles dans sa famille. Les inscriptions des quatre frontispices, qui forment ensemble un tout, méritent d’être conservées.
MARCUS CAPRA GABRIELIS FILIUS
QUI ÆDES HAS
ARCTTSSIMO PRIMOGENITURÆ GRADUI SUBJECIT
UNA CUM OMNIBUS
CENSIBUS AGRIS VALLIBUS ET COLLIBUS
CITRA VIAM MAGNAM
MEMORISE PERPETUS MANDANS HÆC
DUM SUSTINET AC ABSTINET.
La conclusion surtout est assez bizarre : un homme qui a pu disposer de tant de biens selon son caprice sent encore qu’il doit souffrir et s’abstenir. C’est une chose qu’on peut apprendre à moins de frais.
Ce soir, j’ai assisté à une séance de l’académie des Olympiens. C’est un amusement, mais fort bon : il entretient dans la société un peu de sel et de vie. Une grande salle, à côté du théâtre de Palladio, décemment éclairée; le capitaine et une partie de la noblesse; du reste, un public d’élite, beaucoup d’ecclésiastiques, en tout, environ cinq cents personnes. Voici la question proposée par le président pour cette séance : « Laquelle, de l’invention ou de l’imitation, a été le plus utile aux beaux-arts? » L’idée était assez heureuse, car, à la faveur de l’alternative qui se trouve dans la question, on peut parler cent ans dans un sens et dans l’autre. Aussi messieurs les académiciens ont-ils profité largement de l’occasion; ils ont produit, en prose et en vers, mille choses, et, dans le nombre, beaucoup de bonnes. D’ailleurs ce public est plein de vie. On criait bravo, on applaudissait, on riait. Que ne pouvons-nous aussi nous produire de la sorte devant nos compatriotes, et les amuser par notre action personnelle! Nous donnons, noir sur blanc, ce qu’il y a de mieux en nous ; chaque lecteur se blottit dans un coin avec le livre et le grignote comme il peut.
On devine que Palladio, cette fois encore, a figuré partout, à propos de l’invention comme de l’imitation. A la fin, où l’on veut toujours être amusé, un des académiciens a eu l’heureuse idée de dire que les premiers orateurs lui avaient dérobé Palladio, et qu’il se proposait, en revanche, de préconiser Franceschini, le grand fabricant de soieries. Puis il se mit à exposer les avantages que l’imitation des études de Lyon et de Florence avait valus à cet habile industriel et, par lui, à la ville de Vicence, d’où il fallait conclure que l’imitation était bien supérieure à l’invention. Et ces choses furent dites si gaiement qu’elles provoquèrent des rires interminables. En général, ceux qui parlaient pour l’imitation étaient plus applaudis, parce qu’ils disaient des choses dont la foule avait ou pouvait avoir l’idée. Le public accueillit une fois avec de grands battements de mains un grossier sophisme, tandis qu’il n’avait pas senti beaucoup de bonnes et même d’excellentes choses en l’honneur de l’invention. Je m’applaudis d’avoir assisté à cette séance, et puis on est heureux de voir, après un si long temps, Palladio encore vénéré comme une étoile polaire et un modèle par ses concitoyens.
Vicence, 23 septembre 1786.
J’ai été ce matin à Tiene, qui se trouve au nord, vers les montagnes. On y construit un bâtiment neuf d’après un ancien plan, sur quoi il y aurait peu de chose à dire. On honore ici tout ce qui est du bon temps, et l’on est assez intelligent pour exécuter une construction neuve d’après un plan hérité. Le château est fort bien situé, dans une grande plaine, ayant derrière lui, sans chaîne interposée, les Alpes calcaires. De la maison coule, des deux côtés d’une chaussée tirée au cordeau, une eau vive, qui vient au-devant du visiteur et arrose les vastes rizières qu’on traverse.
Je n’ai vu encore que deux villes italiennes, et j’ai parlé à peu de gens, mais je connais déjà bien mes Italiens. Ils sont tels que les courtisans, qui se regardent comme les premières gens du monde, et qui, pour certains avantages, qu’on ne saurait leur dénier, peuvent se bercer à leur aise de cette flatteuse idée. Les Italiens me paraissent un très-bon peuple. Il suffit d’observer les enfants et les gens du commun, comme je les vois et puis les voir, leur étant livré sans cesse et voulant l’être. Et quelles figures! quelles physionomies! Je dois rendre cette justice aux Vicentins, qu’on jouit chez eux des avantages d’une grande ville : quoi qu’il vous plaise de faire, vous n’êtes pas observé. Cependant, si l’on s’adresse à eux, ils sont affables et courtois. Les femmes me plaisent particulièrement. Je ne veux pas critiquer les Véronaises : elles sont bien faites et ont le profil bien dessiné ; mais, en général, elles sont pâles, et le zendal leur fait tort, parce que, sous un bel ajustement, on cherche aussi quelque chose de ravissant. Ici je vois de très jolies femmes, et surtout de brunes chevelures bouclées, auxquelles je trouve un charme particulier. Il y en a aussi de blondes, mais elles me plaisent moins.
Padoue, 26 septembre, au soir.
Je suis arrivé ici de Vicence en quatre heures, emballé, avec tout mon bagage, dans une petite chaise à une seule place, qu’on nomme une sediola. On peut arriver aisément en trois heures et demie; mais, comme j’étais charmé de passer sous le ciel cette belle journée, je trouvai fort bon que le voiturier se trouvât en retard. On va toujours au sud-est, à travers la plaine la plus fertile, entre des haies et des arbres, sans autre perspective : enfin on voit à main droite les belles montagnes qui s’étendent de l’est vers le sud. On ne saurait décrire l’abondance des plantes et des fruits qui pendent aux arbres, par-dessus les haies et les murs. Les citrouilles pèsent sur les toits, et les plus étranges concombres pendent aux treillages et aux espaliers.
J’ai pu saisir parfaitement de l’observatoire la magnifique situation de la ville. Au nord, les montagnes du Tyrol, couvertes de neige, à demi voilées de nuages, et liées, vers le nord-ouest, à celles du Vicentin; enfin, au couchant, les montagnes d’Este, plus rapprochées, dont on peut voir distinctement les formes et les profondeurs; vers le sud-est, une mer de verdure, sans aucune trace de collines ; les arbres, les buissons, les plantations se touchent; de blanches maisons sans nombre; des villas, des églises, sortant du feuillage. A l’horizon, j’ai vu distinctement la tour de Saint-Marc de Venise et d’autres tours moins considérables.Padoue, 27 septembre 1786.
Je possède enfin les ouvrages de Palladio : non pas l’édition originale, que j’ai vue à Vicence, et dont les estampes sont gravées sur bois, mais une copie exacte, un véritable fac-similé sur cuivre, que nous devons aux soins d’un excellent homme, M. Smith, de son vivant consul anglais à Venise. Il faut reconnaître que, depuis longtemps, les Anglais ont su apprécier le beau, et qu’ils ont une manière grandiose de le propager. A l’occasion de cette emplette, j’ai visité une librairie. Ces établissements ont en Italie une physionomie toute particulière. Tous les livres sont brochés1 et rangés dans le pourtour. On trouve là, tout le jour, bonne société. Ce qu’il y a d’ecclésiastiques, de nobles et d’artistes un peu versés dans la littérature, vont et viennent dans la salle. On demande un livre, on le feuillette, on le lit, et l’on converse à l’aventure. Je trouvai, par exemple, cinq ou six personnes groupées, qui toutes jetèrent les yeux sur moi, quand je demandai les ouvrages de Palladio. Tandis que le libraire les cherchait, ils en firent l’éloge, et ils me donnèrent des renseignements sur l’original et la copie. Ils connaissaient fort bien l’ouvrage et le mérite de l’auteur. Me prenant pour un architecte, ils m’approuvèrent de vouloir étudier ce maître avant tous les autres. Il fournit, disaient-ils, pour l’usage et l’application, plus que Vitruve lui-même ; car il avait étudié à fond les anciens et l’antiquité, et il s’était efforcé de l’approprier à nos besoins. Je m’entretins longtemps avec ces personnes obligeantes; je leur demandai encore quelques informations sur les curiosités de la ville et je pris congé.
Puisqu’on a tant fait que de bâtir les églises pour les saints, il s’y trouvera bien aussi quelque place où l’on puisse ériger un monument aux hommes raisonnables. Le buste du cardinal Bembo est entouré de colonnes ioniques. C’est une belle figure, qui se replie, si je puis ainsi dire, avec effort sur elle-même. Elle porte une barbe touffue. Voici l’inscription : Petri Bembi Card. imagimm Hier. Guerinus Ismeni f. in publico ponendam
1. En Allemagne, au temps de Goethe, les ouvrages étaient laissés et vendus en feuilles.
curavit ut cujus ingenii monumenta æterna sint, ejus corporis quoque memoria ne a posteritate desideretur.
Avec toute sa dignité, le bâtiment de l’université m’a fait peur. Je me félicite de n’avoir pas eu à y suivre des leçons. On n’a pas l’idée de salles si étroites, quoi que l’on ait eu à souffrir sur les bancs, comme étudiant des universités allemandes. L’amphithéâtre d’anatomie est surtout un modèle de la manière d’entasser des élèves. Les auditeurs sont empilés les uns sur les autres dans un profond entonnoir pointu. Ils regardent droit en bas dans un petit espace où se trouve la table, sur laquelle il ne tombe aucune lumière. Aussi le professeur doit-il démontrer à la clarté de la lampe. En revanche, le jardin botanique est charmant et gai. Beaucoup de plantes peuvent passer l’hiver en pleine terre, pourvu qu’elles soient placées contre les murs ou à peu de distance. On abrite tout vers la fin d’octobre, et l’on ne chauffe que peu de mois. Il est charmant et instructif de se promener au milieu d’une végétation étrangère. En présence des plantes accoutumées, comme des autres objets dès longtemps connus, nous finissons par ne penser à rien. Et qu’est-ce que regarder sans penser? Ici, en présence de cette variété, nouvelle pour mes yeux, je suis toujours plus saisi de la pensée qu’on pourrait faire dériver toutes les plantes d’une seule. C’est par là seulement qu’il deviendrait possible de déterminer véritablement les genres et les espèces, ce qui s’est fait, à ce qu’il me semble, d’une manière très-arbitraire jusqu’à présent. C’est à ce point que je me suis arrêté dans ma philosophie botanique, et je ne vois pas encore comment je pourrai m’en démêler. La profondeur et l’étendue de ce sujet me semblent parfaitement égales.
La grande place nommée Prato della valle est un vaste terrain, où se tient la foire au mois de juin. Des baraques, qui en occupent le centre, ne lui donnent pas une apparence fort avantageuse ; mais les Padouans nous assurent qu’on y verra bientôt une fiera en pierre comme à Vérone. On peut en concevoir l’espérance fondée, à voir les entours de la place, qui offrent un bel et imposant coup d’œil. Un immense ovale règne alentour, décoré de statues représentant tous les hommes célèbres qui ont professé ou étudié à Padoue. Il est permis à toute personne du pays ou de l’étranger d’ériger ici à un compatriote ou à un parent une statue d’une grandeur déterminée, aussitôt qu’on a démontré le mérite de l’homme et son séjour à l’université de Padoue.
Autour de l’ovale règne un fossé plein d’eau. On le passe par quatre ponts, sur lesquels sont des statues colossales de papes et de doges ; les autres, plus petites, ont été érigées par des corporations, de simples citoyens ou des étrangers. Le roi de Suède y a fait placer Gustave-Adolphe, parce qu’on rapporte qu’il entendit une leçon à Padoue. L’archiduc Léopold a consacré le souvenir de Pétrarque et de Galilée. Les statues sont bien exécutées, à la manière moderne ; un petit nombre maniérées, quelques-unes fort naturelles, toutes dans le costume de leur temps et de leur dignité. Les inscriptions sont aussi dignes d’éloges : point de mauvais goût, ni de petitesse. Ce serait là, dans toute université, une pensée très-heureuse. Elle l’est surtout dans celle-ci, car on est charmé de voir un passé tout entier rappelé à la vie. Cette place sera fort belle quand la fiera de bois aura disparu et qu’on en aura bâti une de pierre, selon le plan arrêté.
Dans la salle de réunion d’une confrérie vouée à saint Antoine sont de vieux tableaux qui rappellent l’ancienne école allemande, et, en outre, quelques ouvrages du Titien, où l’on peut déjà remarquer le grand progrès que personne n’a fait par soi-même au delà des Alpes. Aussitôt après, j’ai vu quelques travaux des peintres les plus modernes. Ces artistes, ne pouvant plus atteindre à la noble gravité, se sont montrés humoristes avec beaucoup de succès. La décollation de Jean-Baptiste par Piazetta est, dans ce sens (la manière du maître admise), un tableau très-intéressant. Saint Jean est à genoux, les mains jointes, le genou droit contre une pierre ; il regarde au ciel ; un soldat, qui le tient enchaîné par derrière, se penche de côté et le regarde au visage, comme surpris de sa tranquillité ; plus haut se trouve celui qui doit trancher la tête, mais il n’a pas le glaive : il fait seulement, avec les mains, le geste d’un homme qui veut essayer d’avance de porter le coup ; un troisième, placé plus bas, tire le glaive du fourreau. L’idée est heureuse, si elle n’est pas grande ; la composition est frappante et du meilleur effet.
J’ai vu dans l’église des Ermites des tableaux de Mantegna, un des anciens peintres, devant lequel je suis saisi d’étonnement. Quelle réalité vive et sûre dans ces tableaux! Cette réalité vraie et non pas apparente, jouant l’effet, ne parlant qu’à l’imagination, mais vigoureuse, pure, claire, développée, consciencieuse, délicate, précise, qui avait en même temps quelque chose d’austère, de soigné, de laborieux, a été le point de départ des peintres qui suivirent, comme je l’ai remarqué dans les tableaux du Titien, et c’est ainsi que la vivacité de leur génie, l’énergie de leur nature, éclairée par l’esprit de leurs devanciers, soutenue par leur force, a pu grandir de plus en plus, s’élever au-dessus de la terre et produire des figures divines mais vraies. C’est ainsi que l’art s’est développé après les temps de barbarie.
La salle d’audience de l’hôtel de ville, qui mérite bien l’augmentatif il salone, est si vaste qu’on ne peut se la représenter, pas même se la rappeler, en eût-on le plus récent souvenir. Trois cents pieds de long, cent pieds de large, et cent pieds de haut jusqu’à la voûte qui la couvre dans toute sa longueur. Ces hommes sont tellement accoutumés à vivre en plein air, que les architectes ont imaginé de voûter une place de marché. Et il n’est pas douteux que l’énorme espace voûté ne produise une sensation toute particulière. C’est un infini fermé, plus en harmonie avec l’homme que le ciel étoilé : celui-ci nous ravit hors de nous-mêmes, celui-là nous y ramène doucement.
C’est pourquoi je m’arrête aussi volontiers dans l’église de Sainte-Justine. Elle est longue de quatre cent quatre-vingt-cinq pieds, haute et large à proportion, grandement et simplement bâtie. Ce soir, je m’y suis placé dans un coin, livré à une méditation tranquille. Je me sentais dans une solitude parfaite; car personne au monde, qui eût pensé à moi dans ce moment, ne m’aurait cherché là.
Et maintenant je plie bagage; demain matin je naviguerai sur la Brenta. Il a plu aujourd’hui, mais le temps s’est éclairci : j’espère voir par un beau jour les lagunes et la reine fiancée à l'Adriatique. C’est de son sein que je saluerai mes amis.Venise, 28 septembre, au soir.
Il était donc écrit, à ma page, dans le livre du destin, que l’an 1786, le 28 septembre au soir, à cinq heures, selon nos horloges, je verrais Venise pour la première fois, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que, bientôt après, je poserais le pied dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république de castors! Ainsi donc, Dieu soit loué! Venise n’est plus pour moi un simple mot, un vain nom, qui m’a tourmenté souvent, moi, l’ennemi mortel des paroles vides.
Quand la première gondole s’est approchée du coche (elles viennent recevoir les passagers qui désirent arriver plus vite à Venise), je me suis rappelé un jouet de mon enfance, auquel je n’avais pas songé peut-être depuis vingt ans. Mon père possédait un joli modèle de gondole, qu’il avait rapporté d’Italie ; il y attachait beaucoup de prix, et il crut me faire une grande faveur, quand il me permit de m’en amuser. Les premiers éperons de tôle brillante, les cages noires des gondoles, tout m’a salué comme une vieille connaissance : j’ai senti une aimable impression d’enfance, qui m’avait fui longtemps.
Je suis bien logé à la Reine d’Angleterre, non loin de la place Saint-Marc, et c’est le plus grand avantage de ce logement. Mes fenêtres donnent sur un étroit canal entre de hautes maisons; sous mes yeux je vois un pont d’une seule arche, et, vis-à-vis, une étroite et vivante ruelle. Voilà mon établissement, et c’est ainsi que je passerai quelque temps, jusqu’à ce que j’aie achevé mon paquet pour l’Allemagne, et que je me sois rassasié de l’aspect de cette ville. La solitude, après laquelle j’ai soupiré souvent avec tant d’ardeur, je puis en jouir maintenant à souhait; car nulle part on ne se sent plus seul que dans la foule à travers laquelle on se presse, absolument inconnu de chacun. Je ne suis peut-être connu à Venise que d’un seul homme, et il ne me rencontrera pas de sitôt.
Quelques mots sur mon trajet de Padoue jusqu’ici. J’ai descendu la Brenta par le coche, en bonne société, car les Italiens s’observent en présence les uns des autres, et j’ai trouvé des mœurs décentes et agréables. Les rives sont ornées de jardins et de maisons de plaisance ; de petils villages descendent jusqu’à la rivière, que la grand’route, qui est très-animée, longe quelquefois. Comme on descend la rivière au moyen d’écluses, vous éprouvez souvent de petites haltes, mais vous pouvez les mettre à profit pour descendre à terre, et vous régaler des fruits qu’on vous offre en abondance. Puis on se rembarque, et l’on se meut à travers un monde mobile, plein de vie et de fertilité. A tant de figures et de tableaux changeants, se joignit une apparition venue d’Allemagne, et qui pourtant se trouvait ici parfaitement à sa place : c’étaient deux pèlerins, les premiers que j’aie vus de près. Ils ont le droit de passage gratuit dans ces véhicules publics; toutefois, comme le reste de la compagnie craint leur voisinage, ils ne prennent pas place dans l’espace couvert, mais à l’arrière, auprès du pilote. Comme apparition rare de nos jours, ils excitaient l’étonnement, et on leur témoignait peu d’égards, parce que plus d’un mauvais sujet avait couru le pays sous ce costume. Informé qu’ils étaient Allemands, et qu’ils ne savaient aucune langue étrangère, je m’approchai d’eux et j’appris qu’ils étaient de Paderborn. Tous deux avaient passé la cinquantaine. Ils avaient l’air sombre, mais bienveillant. Après avoir d’abord visité à Cologne le tombeau des Trois Rois, ils avaient traversé l’Allemagne, et maintenant ils se rendaient ensemble à Rome, d’où ils reviendraient dans la haute Italie; après quoi, l’un d’eux retournerait en Westphalie, tandis que l’autre se proposait encore d’aller rendre hommage à saint Jacques de Compostelle.
Ils portaient l’habillement connu; mais, comme ils le portaient retroussé, ils étaient beaucoup mieux que nous n’avons coutume de les représenter dans nos redoutes en longs habits de taffetas. Le grand collet, le chapeau rond, le bâton et la coquille, comme étant le vase à boire le plus primitif, tout avait sa signification, son utilité immédiate; l’étui de fer-blanc contenait leurs passeports. Mais l’objet le plus remarquable c’étaient leurs petits portefeuilles de maroquin rouge, qui renfermaient les petits in-truments propres aux usages les plus simples. Ils les avaient mis en évidence, parce qu’ils jugeaient nécessaire de réparer quelque chose à leurs habits.
Le pilote, charmé d’avoir trouvé un interprète, me demanda de leur adresser diverses questions. J’eus ainsi quelques détails sur leurs projets et particulièrement sur leur voyage. Ils se plaignaient amèrement de leurs coreligionnaires, même des prêtres séculiers et réguliers. Il fallait, disaient-ils, que la piété fût une chose bien rare, puisqu’on ne voulait nulle part croire à la leur, et qu’ils avaient beau produire la feuille de route où leurs supérieurs avaient tracé leur marche, ils avaient beau montrer les passe-ports des évêques, on les traitait presque partout, en pays catholique, comme des vagabonds. Ils racontaient, au contraire, avec émotion, le bon accueil qu’ils avaient reçu des protestants, particulièrement, en Souabe, d’un pasteur de campagne et surtout de sa femme, qui avait engagé son mari, un peu récalcitrant, à leur accorder de généreux secours, dont ils avaient grand besoin. A leur départ, elle leur avait même donné un écu de convention, ressource bien précieuse, aussitôt qu’ils s’étaient retrouvés en pays catholique. Là-dessus l’un d’eux s’écria, avec toute l’exaltation dont il était capable : « Aussi faisons-nous chaque jour à cette femme une place dans nos prières, et demandons-nous au Seigneur de lui ouvrir les yeux, comme il a ouvert pour nous son cœur, afin qu’il veuille la recevoir, quoique tard, dans le sein de l’Église, hors de laquelle il n’est point de salut. Et nous avons l’espérance de la rencontrer un jour en paradis. »
Assis sur la passerelle qui mène au tillac, je communiquai, de tout cela, ce qui était à propos au pilote et à quelques personnes,sorties de la cabane pour se presser dans cet étroit espace. Les pèlerins recueillirent quelques aumônes chétives.car l’Italien n’aime pas à donner. Là-dessus ils produisirent de petites feuilles bénites, où l’on voyait l’image des Trois Rois, avec des prières latines, qu’on leur adressait. Ces bonnes gens me prièrent d’en faire hommage à la petite société, et de lui en expliquer la grande valeur. Cela me réussit fort bien : car, ces deux hommes paraissant très-embarrassés sur le moyen de trouver dans la grande Venise le couvent destiné à recevoir les pèlerins, le pilote, touché, promit qu’à leur arrivée il donnerait un sou à un jeune garçon pour les conduire dans ce quartier reculé. Mais, ajoutat-il confidentiellement, ils y trouveront peu de secours. L’institution, établie sur une large base, pour recevoir je ne sais combien de pèlerins, est maintenant assez réduite, et les revenus ont reçu un autre emploi.
Pendant ces entretiens, nous avions descendu la Brenta, laissant derrière nous des jardins, des palais magnifiques, jetant un coup d’œil rapide sur des villages riches et populeux qui bordaient la rive. Quand nous entrâmes dans les lagunes, les gondoles tourbillonnèrent soudain autour de la barque. Un Lombard, bien connu à Venise, me proposa de me joindre à lui pour arriver plus vite et échapper aux ennuis de la douane. Il sut, au moyen d’un petit pourboire, écarter quelques hommes qui voulaient nous retenir, et, par un beau soleil couchant, nous voguâmes promptement vers notre but.
Venise, 29 septembre 1786, jour de Saint-Miche), le soir.
On a déjà conté et publié beaucoup de choses sur Venise, et je ne m’attacherai pas à la décrire en détail. Je dirai seulement mes impressions personnelles. Mais ce qui me frappe avant tout le reste, c’est encore le peuple, c’est cette masse d’êtres vivants rassemblés par la nécessité et la contrainte. Ce n’est pas pour son plaisir que cette race s’est réfugiée dans ces îles; ce ne fut point le caprice qui poussa ceux qui la suivirent à se réunir avec elle : la nécessité les instruisit à chercher leur sûreté dans la situation qui offrait le moins d’avantages et qui en présenta de si grands dans la suite et les civilisa, quand le Nord tout entier était encore plongé dans les ténèbres. La conséquence nécessaire fut qu’ils se multiplièrent et s’enrichirent. Alors les habitations surgirent et se pressèrent de plus en plus; le sable et le marais firent place aux rochers; les maisons cherchaient l’air : comme les arbres qui sont enfermés, elles s’efforçaient de gagner en hauteur ce qui leur manquait en largeur. Avares de chaque pouce de terrain, et, dès l’origine, resserrés dans un étroit espace, ils ne laissèrent pas pour les rues plus de place qu’il n’était nécessaire pour séparer une rangée de maisons de celles de vis-à-vis et pour ménager aux habitants d’étroits passages. Du reste, l’eau leur tenait lieu de rues, de places et de promenades. Le Vénitien dut devenir un être d’une nouvelle espèce, tout comme Venise ne se peut non plus comparer qu’à elle-même. Le Grand Canal, qui serpente à travers, ne le cède à aucune rue du monde ; on ne peut rien mettre en parallèle avec l’espace qui s’étend devant la place Saint-Marc : je veux parler de ce grand miroir liquide, qui est enveloppé de ce côté, en forme de croissant, par la véritable Venise. Sur cette plaine on voit à gauche l’île de Saint-Georges-Majeur ; un peu plus loin, à droite, la Giudecca et son canal ; encore plus loin, à droite, la douane et l’entrée du Grand Canal, où je voyais briller deux vastes temples de marbre. Voilà l’esquisse abrégée des principaux objets qui frappent les yeux, quand on avance entre les deux colonnes de la place Saint-Marc. Toutes ces perspectives ont été gravées si souvent que les amateurs peuvent aisément se les représenter.
Après dîner je me hâtai d’abord de me former une idée de l’ensemble, et, après m’être orienté, je me jetai sans guide dans le labyrinthe de la ville, qui, toute coupée qu’elle est par les canaux, grands et petits, est reliée par des ponts et des passerelles. On ne se figure pas l’étroitesse et l’entassement de l’ensemble, à moins de l’avoir vu. D’ordinaire on peut mesurer entièrement ou à peu près la largeur des rues en étendant les bras ; dans les plus étroites, on touche déjà les côtés avec les coudes si l’on s’appuie les mains sur les hanches. Il y a cependant des rues plus larges, et même ça et là une petite place, mais, proportion gardée, tout est fort étroit.
Je trouvai sans peine le Grand Canal et le Rialto : il consiste en une seule arche de marbre blanc. De ce point élevé, la vue est grande ; le canal, semé, peuplé de bateaux, qui apportent de la terre ferme toutes les choses nécessaires, abordent et se déchargent surtout à cette place ; parmi les bateaux, les gondoles fourmillent. Aujourd’hui surtout, fête de saint Michel, le coup d’œil était merveilleusement animé ; mais, pour en donner quelque idée, je dois reprendre les choses d’un peu plus haut.
Les deux parties principales de Venise, que le Grand Canal sépare, ne sont liées ensemble que par le pont du Rialto ; mais on a multiplié les communications au moyen de barques publiques qui traversent à des points déterminés. C’était un charmant coup d’œil aujourd’hui de voir les femmes, bien mises, mais couvertes d’un voile noir, se faire passer en troupes nombreuses pour se rendre à l’église de l’archange fêté. Je quittai le pont, et je gagnai un de ces points de passage pour observer de près les personnes débarquées : j’ai vu dans le nombre des figures et des tailles très-belles.
Quand je me suis senti fatigué, j’ai pris place dans une gondole et j’ai quitté les rues étroites ; et, pour me procurer le spectacle opposé, prenant à travers la partie septentrionale du Grand Canal, autour de l’île de Sainte-Claire, j’ai gagné les lagunes, le canal de la Giudecca, le voisinage de la place Saint-Marc, et je me suis vu soudain coseigneur de la mer Adriatique, comme tout Vénitien croit l’être, quand il est couché dans sa gondole. Alors j’ai pensé à mon bon et respectable père, qui se plaisait tant à discourir de ces choses. N’en serait-il pas ainsi de moi ? Tout ce qui m’environne est imposant : c’est le grand et vénérable ouvrage des hommes unissant leurs forces, le magnifique monument, non pas d’un maître, mais d’un peuple. Et quoique ses lagunes insensiblement se remplissent, que des vapeurs malsaines flottent sur les marais, que son commerce diminue, que sa puissance se soit évanouie, tout l’établissement de la république et son caractère n’en sont pas un moment moins vénérables pour l’observateur. Elle succombe sous l’effort du temps, comme tout ce qui arrive à l’existence.
Venise, 30 septembre.
Vers le soir, je me suis encore perdu, sans guide, dans les quartiers les plus reculés de la ville. Ici les ponts sont tous pourvus d’escaliers, afin que les gondoles et aussi les bateaux plus grands passent commodément sous les arches. J’ai cherché à me démêler dans ce labyrinthe sans questionner personne, et toujours sans autre direction que les points cardinaux. On finit par s’en tirer, mais c’est un incroyable fouillis, et ma méthode, de m’en convaincre par mes yeux, est la meilleure.. J’ai aussi observé, jusque dans la dernière petite retraite habitée, la vie, les habitudes, les mœurs et les manières de ce peuple : elles diffèrent dans chaque quartier. Bon Dieu, que l’homme est une pauvre et bonne bête!
Un très-grand nombre de maisonnettes donnent immédiatement sur les canaux, mais il se trouve ça et là des digues de pierres bien dallées, sur lesquelles on se promène très-agréablement entre l’eau, les églises et les palais. La longue digue de pierre du côté septentrional est gaie et récréative. On voit de là les îles, et surtout Murano, qui est un Venise en petit. Dans l’intervalle, les lagunes sont animées par une foule de gondoles.
Le soir.
Aujourd’hui, pour me faire une idée plus complète de Venise, je m’en suis procuré le plan. Après l’avoir un peu étudié, je suis monté à la tour de Saint-Marc, où se présente à l’œil un spectacle unique. Il était midi, et le soleil brillait si vivement que j’ai pu reconnaître sans lunette d’approche les objets voisins ou éloignés. La marée couvrait les lagunes, et quand j’ai porté mon regard vers le Lido, étroite langue de terre qui ferme les lagunes, j’ai vu pour la première fois la mer et quelques voiles. Il y a dans les lagunes mêmes des galères et des frégates, destinées à rejoindre le chevalier Emo, qui fait la guerre aux Algériens; mais elles sont retenues par les vents contraires. Les montagnes du Padouan et du Vicentin, ainsi que la chaîne du Tyrol, entre le nord et l’ouest, terminent admirablement le tableau.
Venise, 1" octobre 1786.
J’ai parcouru la ville et j’ai fait diverses observations, et, comme c’était dimanche, j’ai été frappé de la grande malpropreté des rues, sur lesquelles je voulais porter mon attention. Il y a bien à cet égard une sorte de police : les gens poussent les balayures dans les coins, et je vois passer et repasser de grands bateaux, qui s’arrêtent ça et là pour enlever les immondices. Ce sont des gens des îles voisines, qui ont besoin de fumier. Mais il n’y a dans ces mesures ni suite ni rigueur, et la malpropreté de la ville est d’autant plus impardonnable, qu’elle a été parfaitement disposée pour la propreté, aussi bien que toute ville de Hollande.
Toutes les rues sont dallées, et les quartiers les plus éloignés, pavés du moins avec des briques posées de champ, un peu élevées dans le milieu, quand il est nécessaire, enfoncées dans les côtés, pour recevoir l’eau et la mener dans des canaux couverts. D’autres précautions architecturales de l’établissement primitif, très-bien entendu, attestent que d’excellents architectes ont voulu faire de Venise la plus propre des villes, comme elle en est la plus singulière. Je n’ai pu m’empêcher de projeter en me promenant une ordonnance, et de prendre les devants, par la pensée, sur un chef de police qui aurait la chose à cœur. C’est ainsi qu’on est toujours porté et disposé à balayer devant la porte d’autrui.
Venise, 2 octobre 1786.
Avant tout, j’ai couru à la Charité. J’avais lu dans les ouvrages de Palladio qu’il avait fondé là un cloître, dans lequel il se proposait de reproduire l’habitation particulière des anciens, riches et hospitaliers. Le plan, excellemment tracé dans l’ensemble comme dans les détails, m’avait fait un plaisir infini, et j’espérais de trouver un merveilleux ouvrage. Hélas ! c’est à peine si la dixième partie en est exécutée : mais elle est digne de son divin génie; c’est, dans le plan, une perfection, dans le travail, une exactitude, que je ne connaissais pas encore. Il me semble n’avoir jamais rien vu de plus grand et de plus parfait, et je crois ne pas me tromper. Qu’on se représente aussi l’excellent artiste, né avec le sentiment du grand et du beau, qui, avec une application incroyable, se forme d’abord sur les anciens, pour les faire ensuite revivre par ses propres travaux : il trouve l’occasion d’exécuter une pensée favorite, de construire, dans la forme d’une maison particulière antique, un couvent destiné à être la demeure de nombreux cénobites, l’asile de nombreux étrangers.
De l’église, qui existait déjà, on passe dans un atrium de colonnes corinthiennes. On est ravi et l’on oublie soudain toute la moinerie. D’un côté, on trouve la sacristie, de l’autre, une salle de chapitre, et, auprès, un escalier tournant, le plus beau du monde, au noyau large et ouvert, aux marches de pierre maçonnées dans la muraille et disposées de manière à se porter les unes les autres; on ne se lasse pas de les monter et de les descendre. Que l’escalier soit un bel ouvrage, on peut le croire, puisque Palladio lui-même le déclare bien réussi. Du vestibule on passe dans la grande cour intérieure. Malheureusement, de l’édifice qui devait l’entourer, le côté gauche est seul exécuté : trois ordres de colonnes superposés ; au rez-de-chaussée, des salles; au premier étage, des arcades devant les cellules; à l’étage supérieur, un mur percé de fenêtres. Mais cette description veut être aidée par la vue des dessins. A présent, un mot de l’exécution.
Les chapiteaux et les pieds des colonnes et les clefs des arcs sont de pierre de taille; tout le reste, je ne dois pas dire de brique, mais d’argile brûlée. Je ne connais pas de briques pareilles. Les frises et les corniches en sont aussi faites, les arêtes des arcs également; tout cela brûlé à part, et l’édifice enfin enduit seulement d’un peu de chaux. Il est comme d’un seul jet. S’il était achevé, et si on le voyait peint et poli proprement, le coup d’œil en serait divin. Mais le plan était trop vaste, comme pour tant de bâtiments modernes. L’artiste avait supposé qu’on abattrait le couvent actuel, et même qu’on achèterait aussi les maisons attenantes : l’argent et le zèle auront fait défaut. 0 destinée, qui as favorisé et immortalisé tant de sottises, pourquoi n’as-tu pas laissé achever cet ouvrage?
Venise, 3 octobre 1786.
L’église du Rédempteur est un grand et bel ouvrage de Palladio ; la façade mérite plus d’éloges que celle de Saint-Georges. Il faudrait avoir sous ses yeux ces ouvrages, souvent gravés, pour s’expliquer ce que j’en dis. Quelques mots seulement. Palladio était pénétré de la vie des anciens, et il sentait la petitesse et l’étroitesse de son temps, comme un grand homme, qui ne veut pas se résigner, mais, autant que possible, tout transformer autour de lui, selon ses nobles idées. Il était mécontent, comme je le conclus d’une expression adoucie de son livre, que l’on continuât de bâtir les églises chrétiennes sur le plan des anciennes basiliques : il chercha donc à rapprocher ses édifices sacrés de la forme des temples antiques. Il en résulta certaines inconvenances, qui me semblent heureusement écartées dans le Rédempteur, mais qui choquent dans Saint-Georges. Volkmann en dit quelque chose, sans frapper pourtant sur la tête du clou. L’intérieur du Rédempteur est également précieux; tout, jusqu’au dessin des autels, est de Palladio : par malheur, les niches, qui devaient être garnies de statues, nous étalent, pour tout ornement, de plates figures en planches peintes. Les capucins de Saint-Pierre avaient superbement décoré un autel latéral en l’honneur de saint François : on ne voyait aucun objet de pierre que les chapiteaux corinthiens; tout le reste paraissait couvert d’une magnifique broderie du meilleur goût, à la manière des arabesques, et cela était aussi joli qu’on pouvait le désirer. J’admirais surtout les larges rameaux et les feuillages brodés d’or; je m’approchai, et je trouvai une attrape des plus jolies : tout ce que j’avais pris pour de l’or était de la paille aplatie, collée en beaux dessins sur du papier; le fond était enluminé de couleurs vives, et cela avec tant de goût et de diversité, que ce badinage, où la matière première n’était d’aucune valeur, et qui probablement avait été exécuté dans le couvent même, aurait coûté des milliers d’écus, s’il avait été véritable. C’est une chose qu’on pourrait fort bien imiter dans l’occasion.
Sur une digue du rivage, à la vue de la mer, j’ai déjà remarqué quelquefois un pauvre diable, qui raconte en dialecte vénitien des histoires à des auditeurs plus ou moins nombreux. Par malheur, je n’en puis rien comprendre. On ne rit point : seulement, de temps à autre, on sourit. L’auditoire est presque entièrement composé de la dernière classe du peuple. D’ailleurs cet homme n’a rien d’étrange ni de comique dans ses manières; il a plutôt quelque chose de posé, et, en même temps, dans ses gestes une variété et une précision admirables, qui semblent annoncer l’artiste et le penseur.
Mon plan à la main, j’ai tâché de parvenir, à travers le plus étrange labyrinthe, jusqu’à l’église des Mendiants. C’est là que se trouve le conservatoire qui est maintenant le plus goûté. Les femmes ont chanté un oratorio derrière la grille. L’église était pleine d’auditeurs, la musique très-belle et les voix magnifiques. Un alto chantait le rôle du roi Saül, le héros du poëme. Je n’avais aucune idée d’une voix pareille. Quelques passages de la musique étaient d’une beauté infinie, le texte, parfaitement chantant, d’un latin si italien, qu’il fait rire en quelques endroits. Mais la musique y trouve un vaste champ.
Ma jouissance eût été grande, si le maudit chef d’orchestre n’avait battu la mesure avec un rouleau contre la grille, en faisant un tapage aussi impudent que s’il avait eu affaire à des novices, auxquelles il aurait donné leçon; or les chanteuses avaient répété souvent le morceau. Son battement était absolument inutile, et gâtait tout l’effet, comme si quelqu’un, pour nous faire comprendre une belle statue, collait sur les jointures de petits morceaux d’écarlate. Le bruit étranger détruit toute harmonie. Et cet homme est musicien, et il n’entend pas cela, ou plutôt il veut qu’on soit contraint par cette incongruité de remarquer sa présence, tandis qu’il ferait mieux de laisser deviner son mérite à l’excellence de l’exécution! Je sais que les Français ont cette habitude. Je ne l’aurais pas supposée chez les Italiens, et le public y semble accoutumé. Ce n’est pas la seule occasion où il se figure que la jouissance est favorisée précisément par ce qui la détruit.
Je suis allé hier à l’Opéra de Saint-Moïse (car les théâtres empruntent leur nom à l’église la plus proche). Je n’ai pas été fort satisfait. Il manque au plan, à la musique, aux chanteurs, l’intime énergie, qui seule peut élever ce spectacle au plus haut point. On ne pourrait dire d’aucune partie qu’elle est mauvaise; mais les deux femmes faisaient seules des efforts, beaucoup moins cependant pour bien jouer que pour se produire et pour plaire. Après tout, c’est toujours quelque chose : ce sont deux jolies figures, de belles voix, de petites personnes, gentilles, éveillées, avenantes. Quant aux hommes, nulle trace chez eux de force intérieure et du désir de produire sur le public aucune illusion; d’ailleurs, aucune voix brillante.
En somme, le ballet, d’invention misérable, a été sifflé; cependant on a fort applaudi quelques habiles sauteurs et sauteuses. Celles-ci se faisaient un devoir de produire aux yeux des spectateurs leurs formes les plus belles.
Aujourd’hui j’ai vu une autre comédie, qui m’a bien plus amusé. J’ai entendu plaider une cause dans le palais ducal. Elle était importante, et le bonheur a voulu qu’elle se présentât pendant les vacances. L’un des avocats était tout ce que devrait être un bouffon exagéré. Une figure épaisse, courte et pourtant mobile, un profil d’une saillie extraordinaire, une voix d’airain, et une véhémence telle qu’on eût dit que ses paroles sortaient du plus profond de son cœur. J’appelle cela une comédie, parce que, vraisemblablement, tout est déjà fini quand cette représentation publique commence : les juges savent ce qu’ils doivent décider, les parties savent à quoi elles doivent s’attendre Cependant cette forme me plaît beaucoup mieux que notre torpeur de greffes et de bureaux, et je veux essayer de donner une idée des circonstances et de toute cette procédure ingénieuse, simple, naturelle.
Dans une vaste salle du palais, les juges étaient assis d’un côté en demi-cercle; vis-à-vis, dans une tribune qui pouvait contenir plusieurs personnes à côté les unes des autres, les avocats des deux parties; immédiatement devant la tribune, sur un banc, le demandeur et le défendeur en propres personnes. L’avocat du demandeur était descendu de la tribune, car la séance du jour n’était pas destinée aux débats. Il s’agissait de lire tous les documents pour et contre, quoiqu’ils fussent déjà imprimés. Un maigre secrétaire, en habit noir de pauvre apparence, un épais cahier à la main, se préparait à remplir l’office de lecteur. Les spectateurs et les auditeurs faisaient foule. La question et les personnes qu’elle intéressait devaient sembler d’une extrême importance aux Vénitiens.
Les fidéicommis jouissent dans cet État de la faveur la plus décidée. Une propriété, à laquelle ce caractère a été une fois imprimé, le conserve à perpétuité ; que, par un revirement, une circonstance quelconque, il se trouve aliéné depuis des siècles, qu’il ait passé par bien des mains, si la chose est portée devant la justice, les héritiers de la première famille obtiennent gain de cause, et les biens doivent être restitués. Cette fois la contestation était d’une haute importance, car la demande était élevée contre le doge lui-même ou plutôt contre sa femme, qui se trouvait, en personne, assise sur le petit banc, tout près du demandeur, enveloppée dans son zendal. C’était une dame d’un certain âge, qui avait la tournure noble, la figure régulière, et laissait voir une expression sérieuse, ou, si l’on veut, chagrine. Les Vénitiens étaient bien glorieux de voir la princesse obligée de paraître devant la justice et devant eux dans son propre palais.
Le secrétaire commença la lecture, et je compris alors ce que signifiait devant les juges, non loin de la tribune des avocats et derrière une petite table, un petit homme assis sur une basse escabelle, et particulièrement le sablier qu’il avait placé devant lui. Tant que le scribe fait la lecture, le temps ne court pas : mais, si l’avocat veut parler, on lui mesure le temps. Le scribe lit, le sablier reste couché; le petit homme tient la main auprès : l’avocat ouvre-t-il la bouche, l’horloge se dresse aussitôt, pour se coucher dès qu’il fait silence. Le grand art est ici de jeter quelques paroles dans le flot de la lecture, de faire des observations rapides, d’attirer et de provoquer l’attention. Cela met le petit Saturne dans le plus grand embarras. Il est obligé de changer à tout moment la position horizontale ou verticale du sablier. Il se trouve dans le cas des malins esprits au théâtre des marionnettes, lorsque, troublés par les rapides breliques-breloques du malicieux Arlequin, ils ne savent plus quand ils doivent venir ou s’en aller.
Si l’on a entendu collationner dans les bureaux, on peut se faire une idée de cette lecture, rapide, monotone, mais pourtant articulée et assez distincte. L’ingénieux avocat sait faire trêve à l’ennui par des plaisanteries, et le public se divertit de ses bons mots avec des éclats de rire immodérés. Je rapporterai un des badinages les plus marquants que j’aie compris. Le secrétaire lisait un document par lequel un de ces possesseurs, estimés illégitimes, disposait des biens en litige. L’avocat lui commanda de lire plus lentement, et, lorsqu’il prononça distinctement les mots : je donne, je lègue, l’avocat s’élança vers lui et s’écria : « Que veux- tu donner, que veux-tu léguer, pauvre diable famélique ? Tu n’as rien à toi dans ce monde ! Mais, poursuivit-il, en paraissant se raviser, cet illustre possesseur était précisément dans le même cas : il voulait donner, il voulait léguer ce qui ne lui appartenait pas plus qu’à toi. » Ces mots provoquèrent de longs éclats de rire, mais le sablier reprit aussitôt la position horizontale. Le lecteur continua sa lecture bourdonnante, en faisant à l’avocat la grimace; mais tout cela est joué.
Venise, 4 octobre 1786, après minuit.
Je suis allé hier à la comédie, au théâtre Saint-Luc; j’ai eu beaucoup de plaisir. J’ai vu jouer en masque, avec beaucoup de naturel, d’énergie et de bravoure, une pièce improvisée. Tous les acteurs ne sont pas d’égal mérite : Pantalon fait très-bien; une femme, forte et bien tournée, sans être une comédienne extraordinaire, parle à merveille et sait être en scène. Le sujet était fou. Il a diverti le public, avec une incroyable variété, pendant plus de trois heures. Mais ici encore le peuple est la base sur laquelle tout repose. Les spectateurs jouent leur rôle, et la foule s’identifie avec le spectacle. Durant le jour, dans la place et sur le rivage, dans les gondoles et les palais, le vendeur et l’acheteur, le mendiant, le marin, la voisine, l’avocat et son adversaire, vivent, se démènent, se trémoussent, parlent, protestent, crient, chantent, jouent, maudissent et font vacarme. Et, le soir, ils vont au spectacle, et voient et entendent leur vie du jour artistement combinée, enjolivée, entremêlée de contes, éloignée de la réalité par le masque, tandis qu’elle en est rapprochée par les mœurs. Ils s’en amusent comme des enfants, et, sur nouveaux frais, ils crient, ils applaudissent, ils font vacarme. Du matin au soir, ou plutôt de minuit à minuit, c’est toujours de même. Mais il est difficile de voir un jeu plus naturel que celui de ces masques, et l’on ne peut arriver là qu’avec des dispositions remarquablement heureuses et un long exercice. Pendant que j’écris ces lignes, j’entends sous ma fenêtre un grand tapage sur le canal, et il est passé minuit. Querelle ou plaisir, ils ont toujours quelque chose à démêler ensemble.
Le soir.
Cette fois j’ai entendu des orateurs populaires : d’abord trois gaillards, sur la place et le quai, racontant des histoires, chacun à sa manière, puis deux avocats, deux prédicateurs, les comédiens enfin, parmi lesquels je dois surtout distinguer Pantalon. Ils ont tous quelque chose de commun entre eux, soit parce qu’ils appartiennent au même peuple, qui, vivant toujours en public, est sans cesse engagé dans des conversations passionnées, soit parce qu’ils s’imitent les uns les autres. Ajoutez à cela une pantomime prononcée, dont ils accompagnent l’expression de leurs idées, leurs sentiments et leurs sensations.
C’est aujourd’hui la fête de saint François. J’ai été à son église, alle Vigne. La voix retentissante du capucin était accompagnée par les cris des vendeurs devant le temple, comme par une antiphonie. J’étais placé entre deux, à la porte de l’église, et cela produisait sur mon oreille un effet assez bizarre.
Venise, 5 octobre 1786.
J’ai visité ce matin l’arsenal, toujours assez intéressant pour moi, qui ne connais rien encore à la marine, et j’étais ici à la basse école : car, à vrai dire, on croit voir ici une ancienne famille, qui subsiste encore, mais qui a vu passer le plus beau temps des fleurs et des fruits. Comme j’aime aussi à observer les artisans, j’ai vu bien des choses remarquables, et je suis monté sur la carcasse, achevée, d’un vaisseau de quatre-vingt-quatre canons. J’ai vu mettre en œuvre les plus beaux chênes d’Istrie, et mes réflexions se sont portées sur la croissance de cet arbre précieux. Je ne puis assez dire combien la connaissance que j’ai péniblement acquise des produits naturels que l’homme emploie comme matériaux, et qu’il applique à son usage, m’est utile en toute occasion pour m’expliquer les procédés des artistes et des artisans. C’est ainsi que ma connaissance des montagnes et des pierres qu’on en tire m’a fort avancé dans la connaissance de l’art.
Pour tout dire en un mot sur le Bucentaure, je l’appellerai une galère de parade. L’ancien, dont nous avons toujours des images, justifie encore mieux cette dénomination que celui-ci, qui, par sa magnificence, nous aveugle sur son origine. J’en reviens toujours à mon thème : qu’on donne à l’artiste un beau sujet, et il pourra faire quelque chose de beau. On lui avait commandé cette fois de construire une galère qui fût digne de porter les chefs de la république dans le jour solennel où elle consacre son antique domination sur la mer, et cette tâche est parfaitement remplie. Le vaisseau est tout ornement : aussi ne peut-on pas dire qu’il soit surchargé d’ornements; c’est une ciselure toute dorée, mais sans aucun usage, un véritable ostensoir, pour montrer au peuple ses chefs dans toute leur magnificence. Nous savons comme le peuple aime à décorer son chapeau, à voir aussi ses oreilles bien parées. Ce vaisseau de parade est une véritable pièce d’inventaire, où l’on peut voir ce qu’étaient les Vénitiens et ce qu’ils se flattaient d’être.Pendant la nuit.
Je reviens de la tragédie et je ris encore : Il faut que je vous conte sans retard cette bouffonnerie. La pièce n’était pas mauvaise : l’auteur a cousu ensemble tous les « matadors » tragiques, et les acteurs ont bien joué. La plupart des situations étaient connues, quelques-unes nouvelles, et tout à fait heureuses. Deux pères qui se haïssent, et, de ces familles divisées, des fils et des filles qui s’aiment de part et d’autre avec passion, et même un couple marié secrètement. Les horreurs et les cruautés se succèdent ; enfin l’unique ressource pour faire le bonheur des jeunes gens est que les deux pères se tuent l’un l’autre, sur quoi le rideau tombe, au milieu de vifs applaudissements. Ils redoublent, on crie fuora, jusqu’à ce que les deux couples se soient décidés à sortir de derrière le rideau, à faire leur révérence et à se retirer de l’autre côté. Le public n’était pas encore satisfait ; il battait des mains et criait : I morti ! Point de cesse, avant que les deux morts se fussent aussi montrés et eussent fait la révérence. Sur quoi, quelques voix crièrent : Bravi i morti ! Ils furent longtemps retenus par les battements de mains ; enfin on leur permit aussi de se retirer. Cette bouffonnerie gagne infiniment pour le témoin oculaire et auriculaire qui a, comme moi, dans les oreilles le bravo ! bravi ! que les Italiens ont toujours à la bouche, et qui entend tout à coup saluer même les morts de ce compliment.
« Bonne nuit ! » C’est là ce que nous pouvons nous dire à toute heure, nous autres gens du Nord, quand nous nous quittons dans l’obscurité. L’Italien ne dit qu’une fois felicissima notte, et cela, quand on apporte la lumière dans la chambre, au moment où le jour et la nuit se séparent, et cela signifie tout autre chose. C’est ainsi que les idiotismes de chaque langue sont intraduisibles, car, depuis le terme le plus élevé jusqu’au plus bas, tout se rapporte aux particularités de la nation, qu’elles résident dans le caractère, les sentiments ou la situation.
Venise, 6 octobre 1786.
La tragédie d’hier m’a appris plusieurs choses. D’abord j’ai entendu comment les Italiens traitent et déclament leurs iambes endécasyllabes; ensuite j’ai compris combien Gozzi a eu raison d’unir les masques avec les figures tragiques. C’est le vrai spectacle qui convient à ce peuple, car il veut être ému d’une façon cruelle; il ne prend aucun intérêt intime et tendre aux malheureux; son plaisir est d’entendre les héros parler bien : car il s’attache beaucoup aux discours; après quoi, il veut rire ou entendre quelque sottise.
Il ne s’intéresse au spectacle que comme à une réalité. Le tyran avait présenté son épée à son fils, et lui avait demandé de tuer son épouse, qui était devant lui : le peuple exprima à grand bruit son mécontentement de cette invitation, et il s’en fallut peu que la pièce ne fût interrompue. Il demandait que le père reprît son épée, ce qui aurait anéanti les autres situations de la pièce. Enfin le fils, embarrassé, prit sa résolution : il s’avança, et pria humblement le public de vouloir bien prendre patience un moment. L’affaire s’arrangerait à souhait. Au reste, au point de vue de l’art, cette situation était, vu les circonstances, absurde et contre nature, et j’ai trouvé le sentiment du peuple digne d’éloge.
Je comprends mieux à cette heure les longs discours et les nombreuses dissertations des tragédies grecques. Les Athéniens aimaient encore plus à entendre parler et ils s’y connaissaient mieux encore que les Italiens; ils se formaient déjà devant les tribunaux, où ils passaient tout le jour.
Je trouve, aux ouvrages que Palladio a pu achever, surtout aux églises, des choses répréhensibles à côté des plus admirables. Et quand je me demande à quel point j’ai tort ou raison à l’égard d’un homme si extraordinaire, il me semble qu’il est à mes côtés et qu’il me dit : « J’ai fait ceci et cela contre ma volonté; cependant je l’ai fait, parce que, dans les circonstances données, je n’avais pas d’autres moyens de m’approcher, le plus possible, de ma plus haute idée. » Il me semble qu’en mesurant les dimensions d’une église déjà bâtie, d’une vieille maison, pour lesquelles il devait construire des façades, il se disait à lui-même : « Comment donneras-tu à ces constructions la forme la plus grande? Tu seras obligé de souffrir dans le détail un peu de désordre et de bousillage; çà et là apparaîtront quelques incongruités; mais n’importe; l’ensemble sera d’un grand style et tu travailleras avec plaisir. » C’est ainsi qu’il a produit l’idée sublime qu’il portait en lui où elle ne convenait pas entièrement, où il était contraint de la froisser et de la morceler en détail. En revanche, l’aile du couvent de la Charité est pour nous du plus haut prix, parce que l’artiste avait la main libre, et qu’il pouvait suivre absolument son génie. Si le couvent eût été achevé, peut-être n’y aurait-il pas dans le monde entier une œuvre architecturale plus parfaite. Je comprends toujours mieux son génie et son travail, à mesure que je lis ses ouvrages et que je considère comment il traite les anciens. Il est sobre de paroles, mais elles sont toutes de poids. Le quatrième livre, qui expose les temples antiques, est une excellente introduction pour apprendre à contempler avec intelligence les ruines antiques.
7 octobre 1786.
Hier au soir, j’ai vu, traduite s’entend, l’Electre de Crébillon au théâtre Saint-Chrysostome. Je ne puis dire combien j’ai trouvé la pièce absurde, et l’horrible ennui qu’elle m’a causé. Du reste les acteurs sont bons et ils savent repaître le public avec quelques passages. Pour sa part, Oreste, dans une seule scène, a trois récits différents tout chamarrés de poésie. Electre, jolie femme, ni trop grande ni trop forte, d’une vivacité presque française, avec beaucoup de bienséance, dit fort bien les vers ; mais, du commencement à la fin, elle se comporte follement, comme, par malheur, le rôle le demande. Cependant j’ai encore appris quelque chose : l’iambe italien, toujours de onze syllabes, a pour la déclamation un grand désavantage, parce que la dernière syllabe en est toujours brève, et qu’elle monte à l’aigu, contre la volonté du déclamateur.
J’ai été ce matin à la grand’messe, à laquelle le doge doit assister ce jour-là, chaque année, dans l’église de Sainte-Justine, en souvenir d’une victoire remportée autrefois sur les Turcs. Quand les barques dorées abordent à la petite place, amenant le prince et une partie de la noblesse; quand les bateliers, bizarrement vêtus, agitent leurs rames peintes en rouge; que le clergé et les confréries attendent sur la rive en masse flottante, tenant des cierges allumés sur des perches et des chandeliers d’argent portatifs; qu’on pose, depuis les barques jusqu’à terre, des ponts couverts de tapis; que d’abord les longues robes violettes des jurisconsultes, les longues robes rouges des sénateurs, se déploient sur le pavé; qu’enfin le vieillard, paré de la mitre d’or phrygienne, en longue robe d’or traînante, avec le manteau d’hermine, descend de la barque; que trois serviteurs s’emparent de la queue du vêtement; tout cela, dans une petite place, en face du porche d’une église, devant les portes de laquelle sont arborés les étendards ottomans : on croit voir tout à coup une ancienne tapisserie, mais d’un dessin et d’un coloris excellents. Pour moi, fugitif du Nord, j’ai trouvé un grand plaisir à cette cérémonie. Chez nous, où toutes les solennités se célèbrent en habit court, où la plus grande qu’on puisse imaginer se passe avec le fusil sur l’épaule, quelque chose de pareil serait peut-être déplacé. C’est ici que figurent convenablement ces robes traînantes, ces paisibles cérémonies.
Le doge est un homme de grande et belle taille. Il est, dit-on, malade; mais, en faveur de la dignité, il se tient assez droit sous son pesant costume. Au reste, on le dirait le grand-papa de toute la famille, il est tout affable et gracieux, le vêtement lui sied très-bien; son petit bonnet ne fait point mal sous la mitre, parce qu’il est très-fin et transparent, et repose sur la chevelure la plus blanche et la plus brillante du monde. Il était accompagné d’environ cinquante nobles, en longues robes traînantes, d’un rouge foncé. La plupart étaient de beaux hommes; pas une tournure disgracieuse, plusieurs de grande taille, avec de grandes têtes, auxquelles allaient fort bien les blondes perruques à boucles; des traits saillants, une carnation blanche, délicate, mais qui ne paraît point molle et désagréable; des hommes à l’air sage sans effort, paisibles, sûrs d’eux-mêmes, portant légèrement la vie et tous animés d’une certaine gaieté.
Quand tout le monde se fut rangé dans l’église et que la messe eut commencé, les confréries entrèrent par la grande porte et sortirent par celle de droite, après avoir, deux à deux, reçu l’eau bénite et salué d’une inclination de tête le maître autel, le doge et la noblesse.
Je m’étais commandé pour ce soir le fameux chant des gondoliers, qui chantent, sur des mélodies particulières, le Tasse et l’Arioste. Car, ces chants, il faut les commander; on ne les entend pas communément; ils appartiennent aux traditions du passé à demi évanouies. Je me suis embarqué dans une gondole, au clair de lune, ayant un chanteur en avant de moi, l’autre en arrière. Ils ont entonné leur mélodie, en alternant vers par vers. Cette mélodie, que Rousseau nous a fait connaître, est un milieu entre le plain-chant et le récitatif; elle observe toujours la même marche, sans avoir de mesure; la modulation est aussi la même : seulement, selon le sens du vers, on change, avec une sorte de déclamation, aussi bien le ton que la mesure; mais l’esprit, mais la vie, ce que je vais dire les fera saisir. Comment cette mélodie s’est formée, je ne veux pas le rechercher, mais elle convient parfaitement pour un homme oisif, qui prélude à part lui, et qui fait passer dans ce chant des vers qu’il sait par cœur.
Avec une voix perçante (le peuple estime la force avant tout), assis sur le bord d’une île, d’un canal, dans une barque, il fait retentir sa chanson aussi loin qu’il peut. Elle s’étend sur le miroir tranquille. Un autre l’entend dans le lointain : il sait la mélodie, il comprend les paroles, et il répond par le vers suivant; le premier réplique, et l’un est toujours l’écho de l’autre. Le chant se prolonge des nuits entières et les amuse sans les fatiguer. Plus donc ils sont éloignés l’un de l’autre, plus la musique peut produire un effet ravissant. La bonne place pour celui qui écoute est entre les deux chanteurs.
Pour m’en faire juger, ils débarquèrent sur la rive de la Giudecca; ils se séparèrent le long du canal; j’allais et je venais entre eux, en m’éloignant toujours de celui qui allait commencer à chanter, et me rapprochant de celui qui avait cessé. Ainsi me fut révélé le sens de cette mélodie. Comme voix lointaine, elle est d’un effet étrange : c’est comme une plainte sans tristesse; elle a quelque chose d’indéfinissable, qui émeut jusqu’aux larmes. Je l’attribuais aux dispositions où j’étais; mais mon vieillard me dit : E singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando è più ben cantato. Il me souhaitait d’entendre les femmes du Lido et surtout celles de Malamocco et de Palestrine, qui chantent aussi le Tasse sur des mélodies pareilles ou semblables. Il ajouta : « Elles ont l’habitude, quand leurs maris sont en mer à la pêche, de s’asseoir sur le rivage et d’entonner ces chants, le soir, d’une voix retentissante, jusqu’à ce qu’elles entendent aussi de loin les voix de leurs maris, et qu’elles s’entretiennent de la sorte avec eux. » Cela n’est-il pas charmant? Et pourtant on imagine aisément qu’il serait peu agréable d’entendre de près ces voix qui luttent avec les vagues de la mer. Mais elle devient humaine et vraie, l’idée de ce chant; elle devient vivante, la mélodie, dont la lettre morte fut autrefois pour nous un grimoire. C’est le chant d’une personne solitaire, écartée, qui chante pour qu’une autre, animée des mêmes sentiments, l’entende et lui réponde.
Venise, 8 octobre 1786.
J’ai visité le palais Pisani-Moretta, pour voir un précieux tableau de Paul Véronèse. C’est la famille de Darius, à genoux devant Alexandre et Éphestion. La mère, qui est en avant, prend celui-ci pour le roi. Il refuse cet honneur et indique Alexandre. On raconte que cet artiste, ayant reçu pendant longtemps une hospitalité honorable dans ce palais, avait peint ce tableau secrètement pour l’offrir en cadeau, qu’il l’avait roulé et glissé sous le lit. Certes, il mérite bien d’avoir une origine particulière, car il révèle tout le mérite du maître; on y voit à merveille (le tableau étant parfaitement conservé et frais comme d’hier) son grand talent de produire la plus admirable harmonie, sans répandre sur toute la toile un ton général, en distribuant avec art les lumières et les ombres, et, avec la même habileté, les diverses teintes locales. Or, il faut le dire, aussitôt qu’un tableau de ce genre a souffert, notre jouissance est troublée sans qu’on sache pourquoi.
Qui voudrait chicaner le peintre sur le costume n’aurait qu’à se figurer qu’on avait à peindre une histoire du seizième siècle, et tout serait dit. La gradation de la mère à la femme et à la fille est aussi heureuse que vraie. La jeune princesse, toute prosternée, est un joli minois; elle est gentille, obstinée, hautaine : sa situation ne paraît pas du tout lui plaire.
Le don que j’ai depuis longtemps de voir le monde avec les yeux du peintre dont les tableaux viennent de faire impression sur moi m’a conduit à une réflexion particulière. Il est manifeste que l’œil se forme d’après les objets qu’il voit dès l’enfance : aussi le peintre vénitien doit-il tout voir plus lumineux et plus serein que les autres hommes. Nous, qui vivons sur une terre tantôt fangeuse, tantôt poudreuse, décolorée, qui assombrit tous les reflets, et peut-être même enfermés dans d’étroits appartements, nous ne pouvons développer chez nous ce joyeux regard. Comme je voguais un jour à travers les lagunes en plein soleil, et que j’observais sur leurs bancs les gondoliers, aux vêtements bigarrés, ramant et passant d’une course légère, et se dessinant dans l’air bleu sur la plaine verte : j’avais la plus vive et la plus fidèle image de l’école vénitienne. La lumière du soleil relevait d’une manière éblouissante les couleurs locales, et les parties ombrées étaient si claires que, proportion gardée, elles auraient pu servir à leur tour de lumières. Il en était de même des reflets de l’eau verte; tout était clair et peint en clair, en sorte que les flots écumants et leurs flammes étincelantes étaient nécessaires pour mettre les points sur les i. Le Titien et Paul Véronèse avaient cet éclat au plus haut degré, et, quand on ne le trouve pas dans leurs toiles, c’est qu’elles ont perdu ou qu’on les a repeintes.
Les coupoles et les voûtes de l’église de Saint-Marc, avec leurs faces latérales, tout est couvert d’images, partout des figures bigarrées, sur un fond d’or; partout des mosaïques : quelques-unes sont très-bonnes, d’autres médiocres, selon le talent des maîtres qui ont fourni les cartons. J’ai été frappé de l’idée que tout dépend de la première invention, et que c’est elle qui a la juste mesure, le véritable esprit; car, avec de petits cubes de verre, on peut imiter le bon aussi bien que le mauvais, encore ne l’a-t-on pas fait ici avec la plus grande délicatesse. L’art qui donnait aux anciens leurs parquets, qui voûtait pour le chrétien les ciels de ses églises, s’émiette maintenant sur les bracelets et les tabatières. Nos temps sont plus mauvais qu’on ne pense.
Dans le palais Farsetti se trouve une précieuse collection de plâtres des meilleurs antiques. Je ne dis rien de ceux que je connaissais déjà depuis Manheim ou autrement, et je mentionnerai seulement quelques nouvelles connaissances : une Cléopatre de grandeur colossale, ayant l’aspic enroulé autour du bras et s’endormant du sommeil de la mort; Niobé, couvrant de son manteau sa plus jeune fille contre les flèches d’Apollon; quelques gladiateurs, un génie endormi dans ses ailes, des philosophes assis ou debout. Ce sont des ouvrages qui pourront être pendant des milliers d’années les délices et les modèles du monde, sans que la réflexion épuise jamais le mérite de l’artiste.
Beaucoup de bustes remarquables m’ont transporté dans ces beaux temps antiques. Seulement je sens avec regret combien je suis arriéré dans ces connaissances. Mais je ferai des progrès; je sais du moins le chemin : Palladio me l’a aussi ouvert, comme pour tous les arts et la vie. Ces paroles sembleront peut-être un peu étranges, cependant elles sont moins paradoxales que ce qu’on rapporte de Jacques Bœhme, qu’à la vue d’un plat d’étain, il fut éclairé sur l’univers par l’illumination de Jupiter. On voit aussi dans cette collection un morceau de l’entablement du temple d’Antonin et Faustine à Rome. Ce magnifique modèle d’architecture m’a rappelé le chapiteau du Panthéon que j’avais vu à Manheim. C’est autre chose que nos saints grimaçants, empilés par étages sur de petites consoles; autre chose que nos enjolivements gothiques, nos colonnes en tuyaux de pipe, nos tourelles pointues et nos saillies fleuronnées; tout cela, j’en suis, Dieu merci, délivré pour jamais.
Je mentionnerai encore quelques ouvrages de statuaire, que j’ai vus ces derniers jours, à la dérobée seulement, mais avec étonnement et admiration : deux énormes lions de marbre blanc devant la porte de l’arsenal. L’un est assis et se dresse, appuyé sur les pattes de devant; l’autre est couché; magnifique contraste, d’une variété vivante. Ils sont si grands, qu’ils rendent tout petit autour d’eux, et qu’on serait anéanti soi-même, si les objets sublimes ne nous élevaient pas avec eux. Ces lions doivent être des meilleurs temps de l’art grec, et ils furent amenés ici du Pirée dans les beaux jours de la république. C’est aussi d’Athènes que vient une couple de bas-reliefs enchâssés dans l’église de Sainte-Justine, victorieuse des Turcs : malheureusement ils sont mis un peu dans l’ombre par des stalles. Le sacristain me les fit remarquer, parce que, selon la tradition, le Titien peignit d’après ces modèles les anges, d’une admirable beauté, qu’on voit dans son Martyre de saint Pierre. Ce sont des génies qui se traînent avec les attributs des dieux. Ils sont en effet d’une beauté qui surpasse toute idée.
Ensuite j’ai observé avec un sentiment tout particulier, dans la cour d’un palais, la statue colossale et nue de Marcus Agrippa. Un dauphin, qui se dresse à son côté, annonce un illustre marin. Quand il est représenté avec ce caractère héroïque, l’homme est semblable aux dieux.
J’ai vu de près les chevaux de l’église de Saint-Marc. De bas en haut, on remarque aisément qu’ils sont tachetés, qu’ils sont en partie d’une belle couleur jaune, d’un éclat métallique, en partie vert de cuivre. De près, on voit et l’on apprend qu’ils étaient complètement dorés ; on voit qu’ils sont partout couverts de raies, parce que les barbares ne voulurent pas enlever l’or avec la lime mais avec le couteau. Passe pour cela : la forme du moins est restée. Quel magnifique attelage ! Je voudrais entendre sur cette œuvre un bon connaisseur en chevaux. Ce qui me semble étrange, c’est que, de près, ils paraissent lourds, et, de la place, légers comme des cerfs.
Ce matin, mon ange gardien m’a mené au Lido, langue de terre qui ferme les lagunes et les sépare de la mer. Nous avons débarqué, et nous avons traversé cette barrière. J’entendais un grand bruit : c’était la mer, et je la vis bientôt. Elle s’élançait contre le rivage en même temps qu’elle se retirait : c’était le milieu du reflux. J’ai donc vu la mer de mes yeux, et je l’ai suivie sur la belle plage qu’elle abandonne en se retirant. J’aurais bien voulu avoir les enfants à mes côtés, à cause des coquillages. Moi-même, comme un enfant, j’en ai ramassé une provision. Cependant j’ai mon dessein : je voudrais sécher un peu de la liqueur du calmar, qui s’écoule ici en si grande abondance.
Sur le Lido, non loin de la mer, est le cimetière des Anglais, et, plus loin, celui des juifs, ni les uns ni les autres ne pouvant reposer en terre bénite. J’ai trouvé le tombeau du noble consul Smith et celui de sa première femme. C’est à lui que je dois mon Palladio, et je lui en ai rendu grâce sur sa tombe profane. Et non-seulement elle est profane, mais elle est à moitié ensevelie. Le Lido n’est qu’une simple dune ; le sable y est amené par la mer, poussé ça et là, entassé, amoncelé par le vent. Dans peu de temps, on aura de la peine à retrouver ce monument, qui est pourtant assez élevé.
La mer est un grand spectacle. Je veux y faire une promenade en canot. Les gondoles ne s’y hasardent pas.
J’ai trouvé aussi au bord de la mer diverses plantes dont le caractère semblable m’a fait mieux connaître les qualités : elles sont à la fois vigoureuses et rudes, succulentes et tenaces. Il est manifeste que l’ancienne salure du sol et, plus encore, l’atmosphère saline leur donnent ces qualités. Elles sont pleines de suc, comme les plantes aquatiques; elles sont grasses et tenaces, comme les plantes de montagnes; quand les extrémités de leurs feuilles ont de la tendance à se former en épines, comme les chardons, elles sont extrêmement fortes et pointues. J’ai trouvé un de ces bouquets de feuilles. Il me semblait voir notre innocent tussilage, mais pourvu d’armes aiguës, la feuille comme du cuir, les capsules même, les pédoncules, tout, vigoureux et gras. J’emporte des graines et des feuilles (cryngium maritimnm).
Le marché au poisson, avec ses innombrables produits maritimes, m’intéresse beaucoup. J’y passe souvent, et j’observe les malheureux habitants de la mer qui se sont laissé prendre.
Venise, 9 octobre 1786.
Excellente journée, du matin au soir! J’ai passé jusqu’à Palestrine vis-à-vis de Chiozza, où sont les grandes constructions nommées murazzi, que la république fait élever contre la mer. Elles sont de pierre taillée, et doivent proprement protéger contre ce sauvage élément la longue pointe du Lido, qui sépare les lagunes de la mer. Les lagunes sont un antique ouvrage de la nature. Le flux et le reflux luttant avec la terre, puis l’abaissement successif des eaux primitives ont eu pour effet, qu’à l’extrémité supérieure de l’Adriatique, il se trouve une étendue considérable de marais qui, visités par le flux, sont abandonnés en partie par le reflux. L’art s’est emparé des points les plus élevés, et c’est ainsi que s’est formée Venise, de cent îles groupées ensemble et entourées de cent et cent autres. En même temps, avec des efforts et des dépenses incroyables, on a creusé dans le marais de profonds canaux, afin de pouvoir, même quand la marée est basse, aborder aux points principaux avec des bâtiments de guerre. Ce que le génie et le travail de l’homme ont inventé et accompli jadis, le travail et la prudence doivent le maintenir. On ne peut entrer par le Lido qu’à deux endroits, savoir près du château et, à l’extrémité opposée, près de Chiozza. Le flux entre deux fois par jour, et le reflux retire deux fois les eaux, toujours par le même chemin et dans les mêmes directions. Le flux couvre les parties intérieures, marécageuses, et laisse, sinon à sec, du moins visibles, les plus élevées.
Il en serait tout autrement, si la mer se cherchait de nouveaux chemins, attaquait la langue de terre, et si les marées entraient et sortaient au hasard. Non-seulement les petites villes établies sur le Lido, Palestrine, Saint-Pierre et d’autres devraient périr, mais les canaux de communication seraient comblés, et, l’eau confondant tout, le Lido serait changé en îles, et les îles qui maintenant sont derrière deviendraient des langues de terre. Pour obvier à cela, les Vénitiens doivent défendre le Lido de tout leur pouvoir, afin que l’aveugle élément ne puisse attaquer et bouleverser ce que les hommes ont pris en leur possession, à quoi ils ont donné une direction et une forme pour un but déterminé.
C’est surtout dans les cas extraordinaires, quand la mer s’élève outre mesure, qu’il est bon qu’elle ne puisse entrer que par deux endroits et que le reste demeure fermé, car elle ne peut pénétrer avec une très-grande violence, et, en quelques heures, elle doit se soumettre à la loi du reflux et diminuer sa fureur. Du reste Venise n’a rien à craindre : la lenteur avec laquelle la mer se retire garantit à la ville des milliers d’années, et, par un sage entretien des canaux, elle saura se maintenir en possession.
Si l’on tenait seulement la ville plus propre, ce qui est aussi nécessaire que facile, et réellement de très-grande conséquence dans la suite des siècles! Il est défendu, il est vrai, sous des peines sévères, de rien verser dans les canaux ni d’y jeter les balayures; mais il n’est pas interdit à une averse subite de remuer toutes les immondices poussées dans les coins et de les entraîner dans les canaux, et, ce qui est pire encore, dans les égouts réservés à l’écoulement de l’eau, et de les obstruer tellement que les places principales sont menacées de se trouver sous l’eau. J’ai vu même obstrués et pleins d’eau quelques égouts de la petite place Saint-Marc, qui sont très-soigneusement établis, comme ceux de la grande. Quand il survient un jour de pluie, c’est une boue insupportable; tout le monde jure et tempête; on salit, en montant et descendant les ponts, les manteaux et les tabarri, que l’on traîne ici toute l’année; et, comme tout le monde court en bas et en souliers, on s’éclabousse et l’on est furieux, car ce n’est pas d’une boue ordinaire, mais corrosive, qu’on est sali. Le temps redevient beau, et nul ne songe à la propreté. On a raison de le dire : le public se plaint toujours d’être mal servi, et il ne sait pas entreprendre de se faire mieux servir. Ici, que le souverain le veuille, et tout sera bientôt fait.
Je suis monté ce soir à la tour de Saint-Marc, parce que, ayant vu d’en haut dernièrement les lagunes dans leur magnificence à la marée montante, j’ai voulu les voir dans leur abaissement pendant le reflux, et il est nécessaire d’unir ces deux images pour se faire une juste idée. On trouve étrange de voir la terre paraître de tous côtés, là où s’étendait auparavant une plaine liquide. Les îles ne sont plus des îles, mais seulement les places plus hautes et cultivées d’un grand marais verdâtre, coupé par de beaux canaux. La partie marécageuse est couverte de plantes aquatiques, ce qui doit aussi l’élever peu à peu, quoique le flux et le reflux tiraillent et ravagent sans cesse, et ne laissent à la végétation aucun repos.
J’en reviens à la mer. J’y ai vu aujourd’hui le manège des doris, des patelles, des crabes, et j’y ai pris beaucoup de plaisir. Qu’un être vivant est une chose précieuse et magnifique! comme il est approprié à son état! comme il est vrai! comme il existe! Combien ne me sont pas utiles mes petites études d’histoire naturelle! Quel plaisir je goûte à les continuer! Mais, ces choses pouvant se communiquer, je ne veux pas agacer mes amis avec de simples exclamations. Les constructions élevées pour arrêter la mer consistent d’abord en quelques marches rapides; puis vient un espace uni, qui s’élève doucement, puis une marche encore, et, be nouveau, un espace pareil au premier, enfin un mur dont le couronnement surplombe. La marée monte ces degrés et ces espaces, et, dans les cas extraordinaires, elle se brise en haut contre le mur et la saillie. La mer est suivie de ses habitants, de petits coquillages comestibles, de patelles univalves, de tout ce qui peut se mouvoir, et principalement les crabes. Mais à peine ces animaux ont-ils pris possession des murailles polies, que la mer se retire, cédant et regonflant, comme elle est venue. La fourmilière ne sait pas d’abord où elle en est; elle espère toujours que le flot salé reviendra; mais il fait défaut, le soleil pique et sèche promptement : alors la retraite commence. À cette occasion, les crabes cherchent leur proie. On ne peut rien voir de plus comique et de plus bizarre que les gestes de ces créatures, composées d’un corps rond et de deux longues pinces, car leurs autres pieds d’araignée ne sont pas remarquables. Ils s’avancent gravement comme sur des bras en forme d’échasses, et aussitôt qu’une patelle, sous son bouclier, bouge de sa place, ils lui courent sus, pour glisser leur pince dans l’étroit espace entre la valve et le sol, renverser le toit et dévorer le mollusque. La patelle chemine doucement ; mais, aussitôt qu’elle aperçoit l’approche de l’ennemi, elle se colle ferme à la pierre. Le crabe se démène autour du petit toit avec une adresse et une malice amusante, mais la force lui manque pour vaincre le muscle puissant du mollusque : il renonce à cette proie, il court à une autre, qui chemine, et la première poursuit sa marche doucement. Je n’ai jamais vu un crabe parvenir à son but, quoique j’aie observé durant des heures la retraite de cette fourmilière, se glissant en bas des deux esplanades et les marches qui les séparent.
Venise, 10 octobre 1786.
Je puis dire enfin que j’ai vu une comédie! On jouait aujourd’hui au théâtre Saint-Luc le Baruffe Chiozzotte, c’est-à-dire les Chamaillis de Chiozza. Les personnages sont tous des marins, habitants de l’endroit, leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles. Les criailleries ordinaires de ces gens, dans la joie ou la colère, leurs querelles, leurs vivacités, leur bonhomie, les platitudes, l’esprit, la gaieté, les libres manières, tout est rendu parfaitement. La pièce est encore de Goldoni : et comme j’avais été la veille dans cet endroit, que les manières et le langage des marins et des gens du port étaient encore présents à mes yeux et à mes oreilles, cette imitation m’a fait un très-grand plaisir. Mainte allusion m’a sans doute échappé, mais j’ai fort bien suivi l’ensemble.
Voici le plan de la pièce. Les femmes de Chiozza sont assises devant leurs maisons, occupées à filer, à tricoter, à coudre, à tourner le fuseau comme à l’ordinaire. Un jeune homme passe, et il salue une d’entre elles plus gracieusement que les autres. Aussitôt commencent les coups de langue. On ne garde point de mesure, on s’anime, on va jusqu’à la moquerie, puis aux reproches; une grossièreté surpasse l’autre; une voisine d’humeur vive proclame la vérité. Alors les injures, les outrages, les cris, sont déchaînés; les offenses positives ne manquent pas, en sorte que la justice est contrainte d’intervenir. Au second acte, on se trouve dans la salle de justice. Le greffier, en l’absence du podestat, qui, étant noble, ne pouvait figurer sur la scène, fait citer les femmes une à une. La chose est délicate, parce qu’il est lui-même amoureux de la première; et, très-heureux de pouvoir l’entretenir tête à tête, au lieu de l’interroger, il lui fait une déclaration d’amour. Une autre, qui est amoureuse du secrétaire, entre précipitamment, poussée par la jalousie; l’amant de la première accourt aussi, la tête échauffée; les autres le suivent; on s’accable de nouveaux reproches et le diable est déchaîné dans la salle de justice, comme auparavant sur la place du port. Au troisième acte, le badinage est plus vif encore, et tout finit, que bien que mal, par une conclusion précipitée.
Cependant la plus heureuse pensée est exprimée dans un caractère que je vais esquisser. Un vieux marin, dont les membres, et particulièrement l’organe de la parole, se sont engourdis par la vie dure qu’il a menée dès sa jeunesse, figure, comme en contraste, avec cette population mobile, bavarde et criailleuse : il débute toujours par un mouvement des lèvres, et en s’aidant des mains et des bras, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à balbutier sa pensée. Mais, comme ce ne peut jamais être qu’en phrases courtes, il s’est accoutumé à un sérieux laconique, en sorte que tout ce qu’il dit paraît proverbial et sentencieux, et tient à merveille en équilibre les emportements et les passions des autres personnages. Je n’ai jamais vu de joie pareille à celle que le peuple a fait éclater, quand il s’est vu représenté si naturellement. Les rires et les transports de joie n’ont pas cessé du commencement à la fin. Il faut convenir aussi que les acteurs faisaient merveilles. Selon la nature des caractères, ils s’étaient partagé les différentes intonations ordinaires parmi le peuple. L’actrice principale était charmante, beaucoup mieux que l’autre jour avec son costume et sa passion héroïques. Toutes les femmes, et particulièrement celle-ci, imitaient à ravir la voix, les gestes et les manières du peuple. L’auteur mérite de grands éloges pour avoir su faire de rien le plus agréable passe-temps. Mais cela n’est possible qu’à l’écrivain national s’adressant à un public de joyeuse humeur. Cette pièce est d’ailleurs écrite par une plume exercée.
De la troupe Sacchi, pour laquelle Gozzi travaillait, et qui d’ailleurs est dispersée, j’ai vu la Smeraldina, épaisse, petite figure, pleine de vie, de finesse et de bonne humeur. Avec elle, j’ai vu Brighetta. C’est un homme maigre, bien tourné, excellent comédien, surtout pour l’expression du visage et le geste. Ces masques, qui nous semblent presque des momies, parce qu’ils n’ont pour nous aucune vie, aucune signification, font ici merveilles, comme productions indigènes. Les âges, les caractères et les états remarquables se sont incorporés dans des habits étranges, et, quand on va et vient soi-même la plus grande partie de l’année avec un masque, on trouve fort naturel de voir paraître sur la scène des visages noirs.
Venise, 11 octobre 1786.
Et comme enfin la solitude n’est guère possible au milieu d’une si grande masse d’hommes, j’ai rencontré un vieux Français qui ne sait pas un mot d’italien, qui se sent trahi et vendu, et qui, avec toutes ses lettres de recommandation, ne sait trop où il en est. C’est un homme de condition, de très-bonnes manières, mais incapable de sortir de lui-même. Il doit approcher de la soixantaine et il a laissé à la maison un fils de sept ans, dont il attend des nouvelles avec anxiété. Je lui ai rendu quelques services. Il parcourut l’Italie à son aise, mais vite, pour l’avoir vue, et il n’est pas fâché de s’instruire, en passant, autant que possible. Je lui ai donné divers renseignements. Comme je lui parlais de Venise, il m’a demandé depuis combien de temps j’étais ici. Lorsqu’il a su que j’y étais depuis quinze jours seulement et pour la première fois : « II paraît, m’a-t-il dit, que vous n’avez pas perdu votre temps. » C’est le premier témoignage de bonne conduite que je peux produire. Il est ici depuis une semaine et il part demain. C’est pour moi une heureuse circonstance d’avoir vu en pays étranger un Versaillais incarné. Et voilà un voyageur! J’observais avec étonnement comme on peut voyager sans rien apercevoir hors de soi. Et c’est, dans son genre, un brave homme, qui a de l’instruction et du mérite.
Venise, 12 octobre 1786.
On a donné hier à Saint-Luc une pièce nouvelle, l'Iglicismo in Italia. Comme il y a beaucoup d’Anglais en Italie, il est naturel qu’on observe leurs mœurs, et j’espérais apprendre comment les Italiens jugent ces hôtes riches et bienvenus; mais j’ai été déçu dans mon attente. Quelques bonnes scènes folles, comme toujours, et tout le reste trop grave et trop sérieux, sans offrir d’ailleurs aucune trace du caractère anglais; les moralités italiennes accoutumées, et encore, appliquées aux choses les plus communes. Aussi la pièce n’a-t-elle pas été goûtée; elle a failli même être sifflée. Les acteurs ne se sentaient pas dans leur élément; ils n’étaient pas sur la place de Chiozza. Comme c’est la dernière pièce que je verrai ici, il semble que mon enthousiasme pour la représentation nationale d’avant-hier devait être encore augmenté par le contraste.
Après avoir, pour conclure, parcouru mon journal, et inséré les petites observations consignées dans mes tablettes, je dois enregistrer les actes, et les expédier à mes amis pour qu’ils les jugent. Je trouve déjà dans ces pages plus d’une chose que je pourrais mieux déterminer, étendre, corriger, mais il vaut mieux qu’elles subsistent comme témoignage de la première impression, qui, ne fût-elle pas toujours vraie, nous reste toujours précieuse et chère. Si je pouvais seulement faire passer à mes amis un souffle de cette facile existence! Oui, l’Ollramontano se présente à l’Italien comme une image obscure; et moi aussi, je vois maintenant dans un jour sombre ce qui est au delà des Alpes; mais des figures amies me sourient toujours du sein de ces brouillards. C’est pour le climat seulement que je serais tenté de préférer ces contrées aux nôtres, car la naissance et l’habitude sont de puissantes chaînes. Je ne voudrais pas vivre ici, non plus qu’en aucun lieu où je serais inoccupé. Maintenant la nouveauté me donne beaucoup à faire. L’architecture sort du tombeau, comme un génie antique : elle m’ordonne d’étudier ses leçons, comme les règles d’une langue morte, non pour les appliquer ou pour y goûter une joie vivante, mais seulement pour honorer, dans le secret de mon cœur, l’existence vénérable et pour jamais éteinte des âges passés. Comme Palladio rapporte tout à Vitruve, je me suis aussi procuré l’édition de Galiani : mais cet in-folio pèse dans mon bagage comme l’étude que j’en fais pèse dans mon cerveau. Par ses discours et ses ouvrages, par sa manière de penser et de produire, Palladio m’a déjà fait sentir et m’a interprété Vitruve mieux que la traduction italienne ne peut le faire. Vitruve n’est pas d’une lecture facile; le livre, en soi, est d’un style obscur, et il exige une étude critique. Néanmoins je le parcours rapidement, et il me laisse de nobles impressions. Pour mieux dire, je le lis comme un bréviaire, par dévotion plus que pour mon instruction. Les nuits sont déjà plus hâtives, et donnent du loisir pour lire et pour écrire.
Dieu soit loué! Combien je retrouve de charmes à tout ce que j’aimai dès ma jeunesse! Combien je me félicite d’oser revenir aux écrivains de l’antiquité! Car, j’ose le dire maintenant, j’ose avouer ma maladie et ma folie : depuis quelques années, je ne pouvais plus jeter les yeux sur aucun auteur latin, considérer aucune chose qui me rappelât l’Italie. Si cela m’arrivais par hasard, j’en souffrais cruellement. Herder me reprochait souvent, avec raillerie, d’apprendre tout mon latin dans Spinosa. Il avait observé que je ne lisais pas d’autre livre latin. Mais il ne savait pas à quel point je devais me garder des anciens, et que ces généralités abstruses n’étaient qu’un refuge pour mon angoisse. Naguère encore, la traduction des Satires par Wieland m’a rendu extrêmement malheureux : j’en avais à peine lu deux que j’étais hors de moi. Si je n’avais pris la résolution que j’exécute maintenant, j’étais un homme perdu; tant le désir de voir ces choses de mes yeux était arrivé dans mon cœur à sa maturité. La connaissance historique m’est inutile : les choses n’étaient qu’à deux pas de moi, mais j’en étais séparé par un mur impénétrable. Aussi ne me semble-t-il pas que je vois les choses pour la première fois, mais que je les revois. Je suis depuis bien peu de temps à Venise, et je me suis suffisamment identifié avec la vie vénitienne, et, si l’idée que j’en emporte est incomplète, je sais qu’elle est parfaitement claire et fidèle.
Venise, 14 octobre 1786, deux heures après minuit.
Dans les derniers moments de mon séjour en cette ville, car je vais m’embarquer sur le coche pour Ferrare. Je quitte Venise volontiers : car, pour demeurer avec plaisir et profit, je devrais faire d’autres courses, qui sont hors de mon plan. D’ailleurs chacun quitte Venise maintenant, et va chercher ses jardins et ses possessions en terre ferme. Cependant j’ai fait un bon chargement, et j’emporte avec moi la riche et merveilleuse et unique image.