Voyages en Suisse et en Italie/De Ferrare jusqu’à Rome

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 154-177).
DE FERRARE JUSQU’A ROME.

16 octobre 1786, le matin, sur le vaissau.

Mes compagnons de voyage, hommes et femmes, gens tout à fait acceptables et naturels, dorment tous encore dans la cabine. Pour moi, enveloppé dans mon manteau, j’ai passé ces deux nuits sur le pont. On ne sent la fraîcheur que vers le matin. Je suis véritablement entré dans le quarante-cinquième degré de latitude, et je répète mon vieux refrain : Je laisserais tout aux habitants de ce pays, si je pouvais seulement, comme Didon, embrasser avec des courroies autant de leur climat qu’il en faudrait pour en ceindre nos demeures. Car c’est une autre existence. Le trajet, par un temps superbe, a été très-agréable; les perspectives, les aspects, sont fort simples, mais gracieux. Le Pô, fleuve amical, coule ici à travers de grandes plaines; on ne voit que ses rives buissonneuses et boisées, aucuns lointains. Ici, comme sur l’Adige, j’ai vu des constructions absurdes, qui sont puériles et nuisibles, comme celles qu’on voit sur la Saale.

Ferrrare, 16 octobre 1786, de nuil.

Arrivé ce matin à sept heures, de notre cadran, je me prépare à partir demain. Pour la première fois, je suis surpris d’une sorte de déplaisir, dans cette ville grande et belle, plate, dépeuplée. Autrefois une cour brillante animait ces rues ; ici demeurèrent, l’Arioste, mécontent, le Tasse, malheureux. Et nous croyons nous édifier en visitant ce séjour ! Le tombeau de l’Arioste contient beaucoup de marbre mal distribué. Au lieu de la prison du Tasse, on montre un bûcher, une charbonnière, où assurément il ne fut jamais enfermé. Dans la maison même, à peine quelqu’un sait-il encore ce qu’on veut. Ils Unissent par se raviser en faveur du pourboire. Cela me fait souvenir de la tache d’encre du Dr Luther, que le châtelain renouvelle de temps en temps. La plupart des voyageurs tiennent du compagnon, et s’enquièrent volontiers de ces signes caractéristiques. J’étais devenu tout chagrin, en sorte que j’ai pris peu d’intérêt à un bel institut académique, fondé et enrichi par un cardinal originaire de Ferrare. Cependant je me suis arrêté avec plaisir dans la cour devant quelques monuments antiques. Ensuite j’ai été égayé par une bonne idée d’un peintre. JeanBaptiste est en présence d’IIérode et d’IIérodias. Le prophète, dans son costume sauvage, désigne la dame d’un geste violent. Elle regarde avec un calme parfait le prince assis auprès d’elle, et le prince regarde l’enthousiaste d’un air sage et tranquille. Devant le roi est un chien blanc, de grandeur moyenne ; sous la robe d’Hérodias, se montre un petit bichon : tous deux aboient le prophète. Voilà qui me semble heureusement imaginé.

Cento, 17 octobre, au soir.

J’écris de la ville natale du Guerchin dans de meilleures dispositions qu’hier. Mais aussi la situation est bien différente. Une gracieuse petite ville, de cinq mille habitants environ, bien b :ltie, industrieuse, vivante, propre, dans une plaine immense et fertile. Suivant mon habitude, je suis monté d’abord au clocher. Une mer de peupliers, entre lesquels on aperçoit, dans le voisinage, de petites fermes, chacune entourée de son champ. Un sol riche, un doux climat. C’était une soirée d’automne comme notre été nous en accorde rarement. Le ciel, couvert tout le jour, s’est éclairci ; les nuages se sont jetés au nord et au sud contre les montagnes, et j’espère que demain sera beau.

C’est ici que j’ai vu pour la première fois les Apennins, dont je m’approche. L’hiver ne règne ici qu’en décembre et janvier ; un avril pluvieux ; du reste, selon la saison, un beau temps ; jamais de pluies persistantes. Cependant, cette année, le mois de septembre a été plus beau et plus chaud que le mois d’août. J’ai salué amicalement les Apennins vers le sud, car j’en aurai bientôt assez des plaines. Demain j’écrirai du pied de ces montagnes.

Le Guerchin aimait sa ville natale. En général, les Italiens nourrissent et cultivent ce patriotisme local, et c’est ce beau sentiment qui a produit un si grand nombre d’établissements précieux, et même cette multitude de saints particuliers. Sous la direction de ce maître, il s’est formé ici une académie de peinture. Il a laissé plusieurs tableaux, qui font encore les délices des habitants et qui le méritent. Le nom du Guerchin est sacré ; il est dans la bouche des enfants, comme des vieillards.

J’aime beaucoup le tableau qui représente le Christ ressuscité apparaissant à sa mère. A genoux devant lui, elle le regarde avec une inexprimable tendresse. De sa main gauche, elle touche le corps de Jésus, droit au-dessous de la fatale blessure, qui gâte tout le tableau. Il a posé sa main gauche autour du cou de sa mère, et, pour la regarder plus commodément, il se pencheunpeu en arrière. Cela donne à la figure quelque choseje ne dirai pas de forcé, mais d’étrange. Cependant elle n’en reste pas moins infiniment agréable. Le calme et triste regard avec lequel il la considère est unique ; on dirait que le souvenir de ses propres douleurs et de celles de sa mère, que la résurrection n’a pas d’abord guéries, flotte encore devant sa grande âme. Strange agravé ce tableau : je voudrais que mes amis vissent du moins cette copie.

Ensuite une Madone m’a charmé. L’enfant demande le sein ; elle hésite avec pudeur à se découvrir la gorge. Cela est naturel, noble et beau. Je citerai encore une Marie qui conduit le bras de l’enfant, placé devant elle et tourné vers les spectas, afin qu’avec ses doigts levés il leur donne la bénédiction : pensée très-heureuse et souvent répétée, qui est dans l’esprit de la mythologie catholique.

Le Guerchin est un peintre profond et vigoureux sans rudesse. Au contraire, ses productions ont une grâce morale et tendre, une liberté et une grandeur tranquilles : avec cela, quelque chose de particulier, tellement que nous ne méconnaîtrons pas ses ouvrages, une fois qjje notre œil y sera fait. La légèreté, la pureté et la perfection de son pinceau sont étonnantes. Il emploie pour ses draperies des teintes singulièrement belles, qui tirent sur le brun rouge ; elles s’harmonisent très-bien avec le bleu, qu’il aime aussi à employer. Les sujets des autres tableaux sont plus ou moins malheureux. Le bon Guerchin s’est donné le martyre, et n’en a pas moins dépensé en pure perte son invention et ses pinceaux, son génie et son travail. Mais je suis heureux et je me félicite d’avoir vu aussi ce beau domaine de l’art, quoiqu’un passage si rapide procure peu d’instruction et de jouissances.

Bologne, 18 octobre 1786, de nuit.

Je suis parti de Cento ce matin avant jour, et je suis arrivé ici d’assez bonne heure. Un cicérone alerte et bien instruit, dès qu’il eut appris que je ne voulais pas m’arrêter longtemps, m’a lancé dans toutes les rues, dans tant d’églises et de palais, que je pouvais à peine noter dans mon Volkmann où j’avais été. Et qui sait si je me reconnaîtrai plus tard dans les indications de tous ces objets ! Je vais signaler quelques points lumineux, devant lesquels j’ai senti un véritable soulagement.

Commençons par la sainte Cécile de Raphaël ! Ce que je savais déjà, je le vois maintenant de mes yeux : Raphaël a toujours fait ce que les autres peintres désiraient faire, et je pourrais maintenant me borner à dire que l’ouvrage est de lui. Cinq bienheureux groupés, qui nous sont étrangers, mais dont l’existence est si accomplie, qu’on souhaite à ce tableau une éternelle durée, tout en se résignant à être soi-même anéanti. Toutefois, pour bien connaître Raphaël, pour le bien apprécier, et ne pas l’exalter non plus tout à fait comme un dieu, qui, à la manière de Melchisédec, aurait apparu sans père ni mère, il faut considérer ses prédécesseurs, ses maîtres. Ces hommes se sont appuyés sur le terrain solide de la vérité ; ils ont posé ces larges fondements avec un travail assidu et même anxieux, et rivalisé ensemble pour élever par degrés la pyramide, jusqu’à ce qu’enfin, aidé de tous ces avantages, éclairé par son divin génie, il a posé la dernière pierre du sommet, au-dessus et à côté de laquelle il n’y a de place pour aucune autre. L’intérêt historique s’accroît encore, si l’on étudie les ouvrages des anciens maîtres. Francesco Francia est un artiste fort respectable ; Pierre de Pérouse, un si brave homme, qu’on le dirait un loyal Allemand. Pourquoi la fortune n’a-t-elle pas conduit Albert Durer plus avant en Italie 1 J’ai vu de lui à Munich des choses d’"ne incroyable grandeur. Le pauvre homme ! Comme il se m> :ompte à Venise, et conclut avec la prêtraille un accord qui lui fait perdre des semaines et des mois ! Et dans son voyage aux PaysBas, il échange contre des perroquets ses magnifiques ouvrages, avec lesquels il espérait faire fortune, et, pour épargner les pourboires, fait le portrait des domestiques qui lui apportent une assiette de fruits ! Ce pauvre fou d’artiste me touche infiniment, parce qu’au fond son sort est aussi le mien. Seulement, je sais un tant soit peu mieux me tirer d’affaire.

Vers le soir, je me suis enfin sauvé de cette vieille, respectable et docte ville, de cette foule, qui, sous les treilles en berceaux, qu’on voit se déployer dans presque toutes les rues, garantie du soleil et du mauvais temps, peut aller et venir, badauder, acheter et vaquer à ses affaires. Je suis monté à la tour, et j’ai joui du grand air. La vue est magnifique. Au nord, on voit les montagnes du Padouan, puis les Alpes de la Suisse, du Tyrol et du Frioul, en un mot toute la chaîne, mais, cette fois, dans le brouillard ; à l’ouest, un horizon sans bornes, où ressortent seulement les clochers de Modène ; à l’est, une plaine tout unie, jusqu’à la mer Adriatique, qu’on aperçoit au lever du soleil ; au sud, les premières collines des Apennins, couvertes jusqu’à leur sommet de cultures et de végétation, peuplées d’églises, de palais et de villas comme les collines de Vicence. Le ciel était’parfaitement pur, pas un ruage ; à l’horizon seulement une sorte de brouillard sec. Le gardien assurait que, depuis six ans, ce brouillard ne cessait pas de couvrir le lointain ; qu’autrefois il avait pu très-bien découvrir avec la lunette d’approche les montagnes de Vicence, ses maisons et ses chapelles, et que maintenant c’était très-rare, même dans les jours les plus sereins ; que ce brouillard se portait donc de préférence sur la chaîne septentrionale, et faisait de notre chère patrie un véritable séjour de Cimmériens. Cet homme me fit observer aussi l’air et la situation salubres de la ville ; que les toits paraissaient comme neufs ; que les tuiles n’étaient nullement attaquées par la mousse et l’humidité. Il faut convenir que les toits sont tous beaux et propres, mais la qualité de la tuile y peut être pour quelque* chose : du moins on en cuisait jadis d’excellente dans ce pays.

La tour penchée est un affreux spectacle, et pourtant il est très-vraisemblable qu’on l’a bâtie comme cela avec intention. Voici comment je m’explique cette folie. Dans les temps des troubles civils, tout grand édifice devenait une forteresse, dans laquelle chaque, famille puissante élevait une tour. Peu à peu on se fit de ces constructions un plaisir et un honneur ; chacun voulait faire parade d’une tour, et, lorsqu’enfin les tours verticales furent trop communes, on en bâtit une penchée. Les architectes et les propriétaires ont atteint leur but : on donne un coup d’œil aux cent tours droites, élancées, et l’on cherche la tour qui penche. J’y suis monté ensuite. Les couches des briques sont horizontales. Avec de bon ciment et des ancres de fer, on peut aisément faire des ouvrages fous.

Bologne, 19 octobre 1786, au soir.

J’ai employé ma journée de mon mieux pour voir et revoir ; mais il en est de l’art comme de la vie, plus on avance plus il s’étend. Dans ce ciel se lèvent des astres nouveaux, que je ne puis compter et qui m’éblouissent : les Carraches, le Guide, le Dominiquin, apparus dans une époque de l’art plus tardive et plus heureuse. Mais, pour les goûter véritablement, il faut une science et un discernement qui me manquent et qu’on ne peut acquérir que par degrés. Un grand obstacle à l’observation pure et à l’étude directe, ce sont les sujets le plus souvent absurdes des tableaux : on s’en indigne, quand on voudrait les vénérer et les aimer. C’est comme quand les fils de Dieu se mariaient avec les filles des hommes ; il en naissait toute espèce de monstres. Tandis que vous êtes attiré par le divin génie du Guide et par son pinceau, qui n’aurait dû peindre que ce qu’on peut voir de plus parfait, vous voudriez détourner les yeux des sujets, affreusement stupides, et que toutes les injures du monde ne pourraient assez ravaler. Et c’est toujours ainsi : on est toujours dans la salle d’anatomie, sur l’échafaud, dans la voirie ; toujours les souffrances du héros, jamais l’action, jamais un intérêt présent, toujours l’attente fantastique de quelque chose d’extérieur ; des malfaiteurs ou des extatiques, des criminels ou des fous ; le peintre, pour se sauver, amène un jeune gaillard nu, une jolie spectatrice ; il traite ses héros spirituels comme des mannequins, et les drape de superbes manteaux à larges plis. 11 n’y a rien là qui pût donner une idée humaine. Sur dix sujets, il n’y en a pas un qu’on eût dû peindre, et, cet unique, l’artiste n’a pas été libre de le prendre du bon côté.

Le grand tableau du Guide, dans l’église des Mendiants, est le dernier effort de la peinture, mais aussi tout ce qu’on peut demander et commander de plus absurde à l’artiste. C’est un tableau votif. Je crois que le sénat tout entier l’a voué et aussi inventé. Les deux anges, qui seraient dignes de consoler une Psyché dans son infortune, sont ici obligés de….

Le saint Proclus est une belle figure, mais les autres, les évêques et les moines !…. En bas sont des enfants célestes, qui jouent avec les attributs. Le peintre, à ’qui on tenait le couteau sur la gorge, s’efi tirait comme il pouvait. Il s’évertuait, pour montrer seulement qu’il n’était pas le barbare. Deux figures nues du Guide, un saint Jean dans le désert, un saint Sébastien, sont admirablement peintes. Et que disent-ils ? L’un se tient là, bouche béante, l’autre se courbe. Si, dans ma mauvaise humeur, je consulte l’histoire, je suis tenté de dire : la foi a ressuscité les arts, mais la superstition s’en est emparée et les a tués de nouveau.

En sortant de table, animé de dispositions plus douces et moins ambitieuses que ce matin, j’ai noté ce qui suit dans mes tablettes. Dans le palais Tanari est un célèbre tableau du Guide, représentant la Vierge allaitant Jésus. Elle est de grandeur colossale ; la tète semble l’ouvrage d’un dieu. On ne peut rendre l’expression avec laquelle elle regarde l’enfant attaché à son sein. On dirait une tranquille et profonde résignation ; ce n’est pas l’enfant de l’amour et de la joie, c’est un enfant divin, substitué furtivement, qu’elle laisse puiser la nourriture dans son sein, parce que la chose est comme cela, et que, dans sa profonde humilité, elle ne comprend pas du tout comment elle est arrivée là. Le reste du tableau est rempli par une immense draperie, dont les connaisseurs font une grande estime. Je ne sais trop ce que j’en dois penser. Les couleurs se sont rembrunies, la chambre et le jour n’étaient pas des plus clairs.

Malgré la confusion dans laquelle je me trouve, je sens déjà que l’exercice, l’expérience et l’inclination viennent à mon aide dans ces labyrinthes. Ainsi, j’ai été vivement touché d’une Circoncision du Guerchin, parce que je connais l’homme et que je l’aime. J’ai pardonné le sujet intolérable et j’ai joui de l’exécution. Peinture au-dessus de laquelle on ne peut rien imaginer ; tout, admirable, accompli. On croit voir de l’émail. Me voilà donc comme Balaam, le prophète confus, qui bénissait quand il croyait maudire, et cela m’arriverait encore plus d’une fois, si je m’arrêtais plus long-temps.

Mais, se retrouve-t-on devant un ouvrage de Raphaël, ou qui du moins lui peut être attribué avec quelque vraisemblance, on est aussitôt complètement remis et satisfait. J’ai trouvé une sainte Agathe, précieuse toile, quoiqu’elle ne soit pas très-bien conservée. L’artiste lui a donné une saine et tranquille pudeur virginale, mais sans froideur ni rudesse. J’ai gravé cette figure dans ma mémoire. Je lui lirai en esprit mon Iphigcnie, et je ne ferai rien dire à mon héroïne que cette sainte ne voulût dire elle-même.

Puisque ma pensée retourne à ce doux fardeau que j’emporte dans mon pèlerinage, je ne puis dissimuler qu’à côté des grands objets de l’art et de la nature, à travers lesquels je dois me frayer un passage, un merveilleux cortège de figures poétiques s’avance encore pour troubler mon repos. Depuis mon départ de Cento, j’ai voulu continuer de travailler à Iphigcnie ; mais qu’est-il arrivé ? Un génie présentait à ma pensée le sujet d’Jphigénie à Delphes, et j’ai dû le tracer. Je vais l’indiquer aus^i brièvement que possible.

Electre, dans la ferme espérance qu’Oreste apportera à Delphes la statue de Diane de Tauride, parait dans le temple d’Apollon, et voue au dieu, comme suprême offrande expiatoire, la hache cruelle qui a causé tant de maux dans la maison de Pélops. Par malheur, un des Grecs survient, et lui raconte comme il a accompagné Oreste et Pylade en Tauride, comme il a vu conduire à la mort les deux amis et s’est sauvé heureusement. L’impétueuse Electre ne se connaît plus, et ne sait si elle doit tourner sa fureur contre les dieux ou les hommes. Cependant Iphigénie, Oreste et Pylade, sont aussi arrivés à Delphes. La sainte tranquillité d’Iphigénie contraste merveilleusement avec la passion terrestre d’Electre, quand les deux personnages se rencontrent sans se connaître. Le Grec échappé voit Iphigénie ; il reconnaît la prêtresse qui a sacrifié les deux amis et dénonce le crime à Electre. Celle-ci est sur le point d’immoler Iphigénie, avec la même hache qu’elle ressaisit sur l’autel, quand un heureux événement détourne de la famille cette dernière catastrophe. Si cette scène réussit, on n’aura peut-être jamais rien vu au théâtre de plus pathétique et de plus grand. Mais où prendre des mains et du temps, quand même l’esprit serait bien disposé ?

Tandis que je me sens accablé par une surabondance de choses désirables et belles, il faut que je conte à mes amis un rêve que je fis, il y a justement une année, et qui me parut assez significatif. Monté sur un grand canot, j’abordais dans une île fertile, couverte d’une riche végétation, et que je savais peuplée de faisans magnifiques. Sans tarder un moment, je traite avec les habitants pour qu’ils me vendent de ces oiseaux. Ils en tuent d’abord un grand nombre et me les apportent. C’étaient bien des faisans ; mais, comme les songes transforment tout, on voyait de longues queues colorées, ayant des yeux comme celles des paons et des oiseaux de paradis. On me les apporta en masse dans le canot, on les y plaça la tête en dedans, entassés si joliment, que les longues (jueues bigarrées, qui pendaient en dehors, produisaient, aux rayons du soleil, la masse la plus magnifique qu’on puisse imaginer, et tellement riche, qu’il restait à peine une petite place à l’avant et à l’arrière pour les rameurs et le pilote. Nous voguâmes ainsi sur une mer tranquille, et cependant je me nommais les amis auxquels je voulais faire part de mes brillants trésors. Enfin, étant abordé dans un grand port, je me perdis au milieu d’immenses vaisseaux qui dressaient leurs mâtures ; là je passai de pont en pont, cherchant pour mon petit canot un sûr abord. Nous nous plaisons à ces vaines images, parce qu’émanant de nous-mêmes, elles doivent avoir de l’analogie avec toute notre vie et notre destinée.

J’ai visité le célèbre établissement scientifique qu’on nomme l’Institut ou les Études. Ce grand édifice, et particulièrement la cour intérieure, a un aspect assez sévère, quoiqu’il ne soit pas de la meilleure architecture. Les ornements en stuc et les peintures à fresque ne manquent pas dans les escaliers et les corridors ; tout est noble et bienséant, et l’on s’étonne justement de toutes les choses belles et intéressantes qui ont été lîi rassemblées ; mais un Allemand ne s’y sent pas à son aise, parce qu’il est accoutumé à des études plus libres.

Une observation que j’ai faite autrefois m’est revenue ici à la pensée : c’est que, dans le cours du temps, qui change tout, l’homme renonce difficilement à ce qu’une chose a été une fois, lors même que, dans la suite, la destination en est changée. Les églises chrétiennes gardent toujours la forme de la basilique, quoique celle du temple fût peut-être préférable pour le culte. Les établissements scientifiques ont encore l’aspect claustral, parce que c’est dans ces pieuses retraites que les études ont trouvé d’abord de l’espace et du repos. Les salles de justice des Italiens sont aussi vastes et aussi hautes que le permet la richesse d’une commune : on croit être en plein air, sur la place publique, où la justice était rendue autrefois. Et ne bâtissons-nous pas les plus grands théâtresavectoutesleursdépendances sous un même toit, comme si c’était tout bonnement une décès boutiques de foire que l’on fabriquait de planches pour peu de temps ? A l’époque de la réformation, l’énorme affluence des personnes avides de science fit refluer les écoliers dans les maisons bourgeoises ; mais combien n’avons-nous pas laissé écouler de temps avant d’ouvrir nos maisons d’orphelins, et de procurer aux enfants pauvres cette éducation du monde, qui est si nécessaire ?

Bologne, 20 octobre, au soir.

J’ai passé toute cette belle journée en plein air. Je m’approche à peine des montagnes, et déjà je suis attiré de nouveau par les pierres. Il me semble que je suis comme Antée, qui se sent toujours fortifié à mesure qu’on le met plus en contact avec la terre, sa mère. Je suis allé à cheval à Paderno, où l’on trouve le spath pesant de Bologne, avec lequel on prépare ces petits gâteaux, qui, étant calcinés, éclairent dans l’obscurité, si on les a auparavant exposés à la lumière : on les nomme ici tout uniment fosfori.

La nuit.

Que j’aurais de choses à dire encore, si je voulais avouer tout ce qui m’a passé par la tôte dans ce beau jour 1 Mais mon désir est plus fort que mes pensées. Je me sens entraîné en avant par une force irrésistible. Ce n’est qu’avec peine que je me recueille dans le présent. Et il semble que le ciel m’exauce. On m’annonce un voiturin qui va droit à Rome. Ainsi donc j’en prendrai la route après-demain, c’est résolu. Il faut par conséquent qu’aujourd’hui et demain, je mette un peu d’ordre dans mes affaires.

Logano, dans les Apennins, 21 octobre au soir.

Si je me suis arraché de Bologne aujourd’hui ou si j’en ai été chassé, c’est ce que je ne saurais dire. Bref, j’ai saisi avec ardeur une occasion de partir. Me voici dans une misérable auberge, en compagnie d’un officier du pape, qui se rend à Pérouse, sa ville natale. Quand je me plaçai auprès de lui dans la voiture à deux roues, je lui dis, par forme de conversation, qu’en ma qualité d’Allemand, j’étais accoutumé à la société des militaires et que j’étais charmé d’avoir un officier du pape pour compagnon de voyage. « Ne trouvez pas mauvais que je vous le dise, me répondit-il, vous pouvez fort bien avoir du goût pour l’état de soldat, car j’entends dire qu’en Allemagne tout est militaire. Pour moi, quoique notre service soit très-facile, et que je puisse vivre fort commodément à Bologne, où je suis en garnison, cependant je voudrais être délivré de cet habit et administrer le petit bien de mon père. Mais je suis le cadet, et il faut que je me résigne. »

, Giredo, 22 octobre, au soir.

~, Voici encore un petit nid dans les Apennins. Je m’y trouve très-heureux, cheminant où mes désirs m’appellent. Aujourd’hui se sont joints à nous un monsieur et une dame à cheval. C’est un Anglais et sa sœur, à ce qu’il dit. Ils ont de beaux chevaux, mais ils voyagent sans domestiques, et le monsieur fait, à ce qu’il paraît, à la fois l’office de palefrenier et de valet de chambre. Ils trouvent partout à se plaindre. On croit lire quelques pages d’Archenholtz.

Je trouve les Apennins une création remarquable. Après la grande plaine du Pô, vient une chaîne de montagnes qui s’élève des terrres basses pour terminer vers le sud le continent entre deux mers. Si les montagnes étaient moins escarpées, moins élevées au-dessus du niveau de la mer, moins singulièrement entrelacées ; que, dans les temps primitifs, le flux et le reflux eussent pu exercer une action plus forte et plus prolongée, former et inonder de plus gran Jes plaines, ce serait une des plus belles contrées, dans le plus admirable climat, un peu plus élevée que le reste du pays. Telle qu’elle est, c’est une contexture étrange de croupes montueuses qui se heurtent. Souvent, on ne voit pas du tout où l’eau trouvera son écoulement. Si les vallées étaient mieux remplies, les plaines plus unies et mieux arrosées, on pourrait comparer ce pays à la Bohême : seulement les montagnes ont à tous égards un autre caractère. Cependant il ne faut pas se figurer un désert ; mais, au contraire, une contrée généralement cultivée, quoique montagneuse. Les châtaigniers y deviennent très-beaux ; le froment est excellent, et les blés sont déjà d’un beau vert. Les routes sont bordées de chênes verts aux petites feuilles ; les églises et les chapelles sont entourées de sveltes cyprès.

Hier au soir le temps était nébuleux, aujourd’hui il est redevenu clairet beau.

Foligno, îô octobre, au soir.

J’ai passé deux soirs sans écrire : les auberges étaient si mauvaises qu’on ne pouvait songer à sortir une feuille de papier. D’ailleurs je commence à être un tant soit peu embarrassé ; car, depuis mon départ de Venise, la quenouille du voyage ne se file plus aussi bien, aussi nettement. Le 22, vers dix heures (à nos horloges), nous sortîmes des Apennins, et nous vîmes Florence dans une large vallée d’une incroyable fertilité et semée de villas et de maisons innombrables. J’ai parcouru la ville à la hâte, vu la cathédrale, le baptistère. Ici s’ouvre derechef un monde tout nouveau, qui m’est inconnu, auquel je ne veux pas m’arrêter. La situation du jardin Boboli est admirable. Je suis parti aussi précipitamment que j’étais entré.

On voit, à la ville, la richesse du peuple qui l’a bâtie. On reconnaît qu’elle a joui d’une suite de bons gouvernements. En . général, on est surpris en Toscane de l’aspect imposant et beau des ouvrages publics, des routes et des ponts. Tout est propre et solide en même temps ; on cherche à la fois l’utile et l’agréable. Partout on remarque des soins vivifiants. L’État de l’Église, au contraire, ne semble se conserver que parce que la terre ne veut pas l’engloutir.

Quand je disais naguère ce que les Apennins pourraient être, je devinais la Toscane. Comme elle était beaucoup plus basse, l’antique mer a fait son devoir à merveille, et entassé une terre argileuse profonde. Elle estjaune clair et facile à travailler. Les paysans labourent profondément, mais d’une manière encore toute primitive : leur charrue n’a point de roues, et le soc n’est pas mobile. Le laboureur la pousse, courbé derrière ses bœufs, et fouille la terre. On fait jusqu’à cinq labours. On répand avec les mains un peu de fumier très-léger ; enfin on sème le froment, puis on élève d’étroites buttes ; entre deux se forment de profonds sillons, par où l’eau de pluie doit s’écouler. Le blé croît sur les buttes. On va et vient dans les sillons pour le sarcler. Ce procédé se comprend là où l’humidité est à craindre, mais je ne puis concevoir pourquoi on l’emploie dans les plus belles campagnes. Je fis cette réflexion près d’Arezzo, où s’ouvre une plaine magnifique. On ne peut voir des champs d’une plus grande propreté ; pas même une glèbe ; tout semble passé au crible. Le froment réussit à souhait, et paraît trouver ici toutes les conditions qui conviennent à sa nature. La seconde année, on sème des fèves pour les chevaux, auxquels on ne donne ici point d’avoine. On sème aussi des lupins. Ils sont déjà d’un vert magnifique et donneront leur récolte au mois de mars. Le lin aussi est déjà levé, il passe l’hiver en terre et acquiert par la gelée plus de consistance.

L’olivier est une plante singulière ; il ressemble au saule ; il perd aussi le cœur de la tige, et l’écorce s’éclate : néanmoins, il a un air plus robuste. On reconnaît, à l’apparence du bois, qu’il croît lentement, et que sa structure est d’une extrême Gnesse. Le feuillage est celui du saule, mais les rameaux ont peu de feuilles. Autour de Florence, sur le penchant des monts, tout est planté d’oliviers et de vignes. Les intervalles sont consacrés aux céréales. Près d’Arezzo et plus loin, on laisse les champs plus libres. Je trouve qu’on n’exlirpe pas assez le lierre, qui est nuisible aux oliviers et aux autres arbres, et qu’il serait si aisé de détruire. On ne voit aucune prairie. On dit que le blé de turquie épuise la terre ; que, depuis qu’on l’a-introduit, l’agriculture a perdu sous d’autres rapports. Je le crois volontiers, vu le peu d’engrais qu’on emploie.

J’ai pris congé ce soir de mon capitaine, avec l’assurance, avec la promesse, de l’aller voir quand je repasserais à Bologne. C’est le véritable représentant d’un grand nombre de ses compatriotes. Quelques mots le feront connaître. Gomme j’étais souvent silencieux et rêveur, il me dit une fois : Che pensa ? Non dcve mai pensar l’uomo, pcnsando s’invccchia. C’est-à-dire • » A quoi pensez-vous ? L’homme ne doit jamais penser : penser fait vieillir. » Et après un moment de conversation : Non dcve fermarsi l’uomo in una sola cosa, perche allora divien matlo : bisoijna avep-millecosc, unaconfusione, nella testa.C’est-à-dire : « L’homme ne doit pas s’arrêter à une seule chose, car alors il devient fou ; il faut avoir mille choses, une confusion, dans la tête. » Le bon homme ne pouvait savoir que j’étais silencieux et rêveur précisément parce qu’une confusion de choses anciennes et nouvelles me troublaient le cerveau. Voici quelques détails qui feront mieux connaître encore la culture d’un Italien tel que celui-là.

Comme il voyait bien que j’étais protestant, il me demanda, après quelques détours, la permission de me faire certaines questions, car il avait ouï dire mille choses étranges de nous autres protestants, sur lesquelles il désirait être enfin éclairci. « Pouvez-vous,, rne dit-il, vivre sur un bon pied avec une jolie fillette sans être précisément marié avec elle ? Vos prêtres vous souffrent-ils cela ? — Nos prêtres sont des gens sages, lui répondis-je, qui ne s’informent pas de ces bagatelles. Mais, à dire le vrai, si nous voulions les consulter là-dessus, ils ne nous accorderaient pas la permission.—Vous n’êtes donc pas obligés de les consulter ? s’écria-t-il. Oh ! les gens heureux que vous êtes ! Et comme vous ne vous confessez pas à eux, ils n’en savent rien ! » Là-dessus, il se répandit en invectives contre sa prêtraille, et en éloges de notre heureuse liberté. « Pour ce qui regarde la confession, reprit-il, que dois-je croire ? On nous raconte que tous les hommes, ceux même qui ne sont pas chrétiens, doivent pourtant se confesser : mais que, ne pouvant, dans leur endurcissement, trouver ce qui est bon, ils se confessent à un vieux arbre : ce qui est assurément a ?sez ridicule et assez impie, mais qui démontre que vous reconnaissez la nécessité de la confession. » Je lui expliquai nos idées sur la confession, et comment les choses se passent. Cela lui parut très-commode, mais il me fit observer que c’était à peu près aussi bien que si l’on se confessait à un arbre.

Après quelque hésitation, il me pria très-sérieusement de lui répondre sincèrement sur un autre point. 11 tenait, dit-il, de la bouche d’un de ses prêtres, qui était un homme véridique, que nous pouvions épouser nos sœurs, ce qui était pourtant bien fort. Je niai la chose, et je voulus lui donner quelques idées humaines de notre doctrine, mais il y fit peu d’attention : cela lui semblait trop ordinaire, et il en vint à une nouvelle question. « On nous assure, dit-il, que Frédéric le Grand, qui a remporté tant de victoires, même sur les croyants, et qui a rempli le monde de sa gloire ; que cet homme, généralement tenu pour un hérétique, est un vrai catholique, et qu’il a du pape la permission de le dissimuler. En effet il n’entre jamais, comme on sait, dans aucune de vos églises, mais il accomplit ses dévotions dans une chapelle souterraine, le cœur froissé de n’oser pas professer ouvertement la sainte religion ; car, s’il le faisait, ses Prussiens, qui sont un peuple brutal et de furieux hérétiques, le mettraient à mort sur-le-champ, ce qui ne ferait aucun bien à la cause. C’est pourquoi le saint-père lui a donné celte permission. En échange, le roi propage et favorise en secret, de tout son pouvoir, la -seule religion par laquelle on puisse être sauvé. » Je le laissai dire, et me bornai à lui faire observer que l’affaire étant fort secrète, personne n’en pouvait rendre témoignage. Telle fut notre conversation presque tout entière, et j’admirai ce clergé habile, qui sait écarter et défigurer tout ce qui pourrait faire invasion et porter- le désordre dans la sphère ténébreuse de sa doctrine héréditaire.

J’ai quitté Pérouse par une matinée superbe et goûté le délice de me retrouver seul. La situation de la ville est belle, la vue du lac, extrêmement agréable. J’ai bien gravé ces images dans mon souvenir. La route commence par descendre, puis elle continue dans une gracieuse vallée, encadrée de part et d’autre de collines lointaines. Enfin j’aperçus Assise. Je savais, par Palladio et Volkmann, qu’il s’y trouve encore un beau temple de Minerve du temps d’Auguste, fort bien conservé. Je • quittai à Madonna del Angelo mon voiturin, qui poursuivit sa route pour Foligno, et, par un gros vent, je montai à Assise ; car il me tardait de faire une marche à pied dans un pays pour moi si solitaire. Je laissai à ma gauche, avec dégoût, les substructions énormes et l’architecture babylonienne des églises, entassées l’une sur l’autre, sous lesquelles saint François repose, car c’est là, me disais-je, qu’on forge les tètes comme celle de mon capitaine. Ensuite je demandai à un joli jeune garçon Santa Maria délia Minerva. Il m’accompagna au haut de la ville, qui est bâtie sur le penchant d’un mont. Nous arrivâmes enfin dans la véritable ville antique, et tout à coup je vis devant moi l’excellent ouvrage, le premier monument complet de l’antiquité qui se soit offert à mes yeux. Un temple modeste, comme il convenait pour une si petite ville, et pourtant si parfait, si bien conçu, qu’il serait partout admiré. Un mot, avant tout, de sa situation ! Depuis que j’ai lu dans Vitruve et dans Palladio comment on doit bâtir les villes, placer les temples et les édifices publics, j’ai un grand respect pour ces choses. Ici encore, les anciens élaient naturels avec grandeur. Le temple s’élève avantageusement à mi-côte, à l’endroit où deux collines aboutissent, sur la Place : c’est le nom qu’elle porte encore. Cette place s’élève elle-même en pente douce, et quatre rues s’y rencontrent, qui forment une croix de SaintAndré très-marquée ; deux vont de bas en haut, deux de haut en bas. Probablement les maisons aujourd’hui bdties visà-vis du temple, et qui masquent la vue, n’existaient pas jadis. Qu’on les suppose enlevées, on découvrirait au sud la plus riche contrée, et en même temps le sanctuaire de Minerve se verrait de tous côtés. La disposition des rues est peut-être antique, car elles suivent la figure et la pente de la montagne. Le temple n’est pas au milieu de la place, mais il est situé de telle sorte qu’il présente un beau raccourci au voyageur qui vient de Rome. Il ne faudrait pas dessiner l’édifice seulement, mais aussi son heureuse situation.

Je ne pouvais non plus assez admirer dans la façade l’ingénieuse combinaison du travail de l’artiste. L’ordre est le corin-1 thien ; les entre-colonnes sont d’un peu plus de deux modules. Le pied des colonnes et les plinthes semblent reposer sur des piédestaux ; mais ce n’est qu’une apparence, car le socle est coupé cinq fois, et, chaque fois, s’élèvent entre les colonnes cinq degrés, par où l’on arrive à une plate-forme sur laquelle proprement les colonnes reposent, et d’où l’on entre dans le temple. Couper le socle était ici une témérité parfaitement à sa place ; car, le temple étant bâti contre la montagne,l’escalier aurait dû être porté beaucoup trop en avant, et il aurait resserré la place. Combien de marches avaient encore été posées audessous, c’est ce qu’on ne peut déterminer ; elles sont, à l’exception d’un petit nombre, enfouies sous le pavé. Je me suis arraché à regret à cette contemplation, et je me suis promis d’appeler l’attention des architectes sur cet édifice, afin qu’on nous en donne un plan exact, car j’ai pu remarquer ici une fois de plus combien la tradition est une chose mauvaise : Palladio, qui avait toute ma confiance, donne, il est vrai, le dessin de ce temple, mais il ne peut l’avoir vu lui-même : il pose de véritables piédestaux sur la plate-forme, ce qui donne aux colonnes une élévation démesurée, et produit une masse énorme, choquante, palmyrienne, tandis qu’en réalité on trouve un objet paisible, gracieux, qui satisfait l’œil et la pensée. Ce qui s’est développé en moi par la contemplation de cet ouvrage est inexprimable et produira des fruits permanents.

Par une admirable soirée, je descendais la voie romaine, dans le calme d’esprit le plus heureux, lorsque j’enlendis derrière moi des voix rudes, violentes, de gens qui disputaient entre eux. Je soupçonnai que ce pouvait être les sbirres que j’avais déjà remarqués dans la ville. Je poursuivis tranquillement mon chemin, et je prêtai l’oreille. Je compris bientôt que c’était à moi qu’on en voulait. Quatre de ces gens, deux armés de fusils, passèrent à côté de moi d’un air rébarbatif, marmottèrent, revinrent bientôt sur leurs pas et m’entourèrent. Ils me demandent qui je suis et ce que je fais là. Je réponds que je suis un étranger, que j’ai pris à pied par Assise, tandis que le voiturin va à Foligno. Il ne leur parut pas vraisemblable qu’on payât une voiture et qu’on allât à pied. Ils me demandent si j’ai été au grand couvent. « Non, leur dis-je, l’édifice m’est connu depuis longtemps ; mais, comme je suis architecte, je me suis arrêté cette fois à considérer Sainte-Marie de Minerve, qui est, comme vous savez, un modèle d’architecture. » Ils en convinrent, mais ils trouvèrent très-mauvais que je n’eusse pas présenté mes hommages à Saint-François, et me firent connaître leur soupçon, que mon métier pourrait bien être de faire la contrebande. Je leur montrai combien il était ridicule de prendre pour un contrebandier un homme qui allait son chemin seul, sans valise et les poches vides. Là-dessus, j’offris de retourner avec eux à la ville et de me rendre chez le podestat, de lui montrer mes papiers, qui lui feraient connaître que j’étais un étranger honorable. Sur cela, ils grommelèrent et dirent que ce n’était pas nécessaire, et comme je continuais à me montrer sérieux et résolu, ils finirent par s’éloigner et s’en retourner à la ville. Je les suivis des yeux. Je voyais ces drôles au premier plan, et, derrière eux, l’aimable Minerve, qui me jetait encore un regard amical et consolant ; ensuite mes yeux se portèrent à gauche sur la triste coupole de Saintr François, et j’allais poursuivre mon chemin, quand un de ceux qui étaient sans armes se sépara de la troupe et courut à moi d’un air tout gracieux. Il me salua et me dit : * Seigneur étranger, il serait juste de me donner un pourboire, car je vous assure que je vous ai pris tout de suile pour un brave homme, et que je l’ai déclaré tout haut à mes camarades. Mais ce sont des têtes chaudes, des emportés, qui n’ont aucune connaissance du monde. Arous aurez aussi remarqué que j’ai, le premier, approuvé et appuyé vos paroles. »

Je lui en ai témoigné ma satisfaction et lui ai recommandé de protéger les étrangers honorables qui viendraient à Assise pour l’amour de la religion ou de l’art, et surtout les architectes qui voudraient mesurer et copier le temple de Minerve, qu’on n’avait pas encore bien dessiné et gravé sur cuivre. Il ferait bien de les seconder, car sans doute ils se montreraient reconnaissants. En parlant ainsi, je lui glissai dans la main quelques pièces d’argent, qui lui causèrent une joyeuse surprise. Il me pria de revenir, et surtout de ne pas manquer la fête du saint, où je pourrais m’édifier et me réjouir en toute sûreté. Si même, comme joli cavalier, j’avais affaire d’une jolie dame, il pouvait m’assurer qu’à sa recommandation, je serais bien reçu de la plus belle et la plus honorable femme de toute la ville d’Assise. Puis il s’éloigna en me protestant que, ce soir même, il penserait à moi auprès du tombeau du saint et prierait pour le succès de mon voyage. C’est ainsi que nous nous séparâmes et je fus charmé de me retrouver seul avec la nature et avec moi-même. La route jusqu’à Foligno m’offrit une promenade des plus belles et des plus agréables que j’eusse jamais faites : quatre heures de marche le long d’une montagne, d’où je voyais à droite une vallée richement cultivée.

Avec les voiturins, on voyage assez mal commodément. Ce qui m’en plaît, c’est qu’on peut les suivre aisément à pied. Je me suis fait traîner comme cela depuis Ferrare. Cette Italie, si favorisée de la nature, est restée infiniment en arrière des autres pays pour tout ce qui est mécanique et technique, sur quoi est cependant basée une façon de vivre plus commode et plus animée. L’équipage des voiturins, qu’on appelle encore srdia, «un siège,» est né assurément des anciennes litières, dans lesquelles les femmes, les hommes âgés et les grands personnages se faisaient porter par des mulets. Au lieu du mulet de derrière, qu’on a attelé devant, à côté des brancards, on a mis deux roues dessous, et l’on n’a songé à aucun autre perfectionnement. On est balancé comme on l’était il y a des siècles. Il en est de même des habitations et de tout le reste.

Si l’on veut voir encore réalisée l’idée primitive, poétique, que les hommes passaient presque toute leur vie en plein air, et, en cas de besoin, se retiraient quelquefois dans des cavernes, il faut entrer dans les maisons de ce pays, surtout dans celles de la campagne. Elles sont tout à fait dans le genre et le goût des cavernes. Ils s’abandonnent à cette incroyable insouciance de peur que la réflexion ne les fasse vieillir. Ils négligent avec une légèreté inouïe de se prémunir contre l’hiver, contre les longues nuits, et, pendant une grande partie de l’année, ils souffrent comme les chiens. Ici, àFoligno, dans un ménage parfaitement homérique, où tout le monde se rassemble, crie et fait vacarme autour d’un feu qui brûle à terre dans une grande pièce, où l’on mange à une longue table, comme le peintre nous représente les noces de Cana, je saisis l’occasion d’écrire ces lignes, quelqu’un ayant fait chercher un encrier, à quoi je n’aurais pas songé dans de pareilles circonstances. Mais on reconnaît aussi à cette feuille que ma table à écrire est froide et incommode.

Je sens bien maintenant qu’il est téméraire de s’engager dans ce pays sans être préparé et accompagné : la diversité des monnaies, les voiturins, les prix des objets, les mauvaises auberges, causent des embarras journaliers, en sorte qu’une personne qui, comme moi, voyage seule pour la première fois, et qui espérait et cherchait des jouissances continuelles, doit se trouver fort mal à son aise. Je n’ai rien voulu voir que le pays même, quoi qu’il en pût coûter, et, dût-on me traîner jusqu’à Rome sur la roue d’Ixion, je ne me plaindrai pas.

Terni, 27 octobre, au soir.

Me voilà de nouveau assis dans une caverne. Celle-ci a souffert, il y a une année, d’un tremblement de terre. Cette petite ville est située dans une admirable contrée, que j’ai contemplée avec bonheur en faisant le tour de la place dans un chemin de ronde. Elle se trouve à la naissance d’une belle plaine entre des montagnes qui sont encore toutes calcaires. De même que Bologne est bâtie au delà, Terni l’est en deçà et au pied des Apennins.

Depuis que le soldat du pape m’a quitté, j’ai un prêtre pour compagnon de voyage. Celui-ci paraît un peu plus content de son état. Il sait déjà que je suis un hérétique, et il répond trèsvolontiers à mes questions sur le rite et les autres choses qui s’y rapportent. A me trouver toujours en contact avec de nouveaux personnages, j’atteins mon but parfaitement. Il suffit d’entendre les gens du peuple parler entre eux pour avoir un tableau vivant du pays entier. Il règne entre eux tous un merveilleux antagonisme ; ils sont singulièrement prévenus en faveur de leur province et de leur ville, et ne peuvent se souffrir les uns les autres ; les états sont en lutte perpétuelle, et, tout cela, avec une passion profonde, vive, sans cesse éveillée, au point de vous donner tout le jour la comédie : ils se montrent à nu, cependant ils s’arrêtent à propos, et ils s’aperçoivent du point où l’étranger ne peut se démêler dans leurs affaires.

Je suis monté à Spolète, et j’ai été sur l’aqueduc, qui est en même temps un pont jeté d’une montagne à une autre. Les dix arches en briques, qui s’étendent sur la vallée, portent tranquillement le poids des siècles, et l’eau continue de jaillir à Spolète de toutes parts. C’est le troisième ouvrage des anciens que je . vois, et toujours le même grand caractère. Une seconde nature agissant pour les usages civils, voilà leur architecture : tel est l’amphithéâtre, le temple, l’aqueduc. ’C’est maintenant que je sens combien j’avais raison de haïr tout ce qui est arbitraire, comme, par exemple, le Winterkasten sur le Weissenstein ’, un néant pour néant, un énorme fruit monté, et ainsi de mille autres cheses. Tout cela est mort-né, car ce qui n’a pas en soi une véritable raison d’être est sans vie et ne peut être grand ni grandir. Que ne dois-je pas-déjà de plaisirs et de connaissances aux huit semaines qui viennent de s’écouler ! Mais il m’en a •coûté assez"de fatigue. Je tiens les yeux toujours ouverts, et j’imprime les objets dans ma mémoire. Je voudrais m’abstenir tout à fait déjuger, si seulement c’était possible.

Saint-Crucifix, bizarre chapelle au bord du chemin, ne me paraît pas le reste d’un temple : on a trouvé là des colonnes, des pilastres, des entablements, et on les a rajustés d’une façon, non pas absurde, mais folle. Cela ne peut se décrire ; la gravure s’en trouve sans doute quelque part. Et l’on éprouve de la sorte une singulière impression, tandis qu’on travaille à se faire une idée de l’antiquité, de se voir sans cesse en présence des ruines au moyen desquelles il faudrait reconstruire à grand’peine les choses dont on n’a encore aucune idée.


1. Près de Cassel.

Mais pour ce qu’on nomme la terre classique, il en est autrement. Bien que l’on ne s’abandonne pas’à son imagination, et qu’on prenne le pays tel qu’il se présente, il n’en est pas moins le théâtre décisif, le cadre nécessaire^s plus grandes actions.

Aussi Fai-je toujours observé ju^résent en géologue et en paysagiste, pour étoul !ri- l’m : ^JHpj .d ]>• sentiment, et garder une idée libre et claire dè^i localité. Alors l’histoire s’y rattache merveilleusement, d’une manière vivante, sans qu’on se rende compte de ce qu’on éprouve, et je sens le plus vif désir de lire Tacite à Rome.

Je ne puis non plus laisser tout à fait de côté la température. Lorsque, parti de Bologne, je gagnais les Apennins, les nuages couraient toujours au nord ; plus tard ils changèrent de direction et se dirigèrent vers le lac Trasimène. Là, ils s’arrêtèrent ou s’avancèrent aussi vers le midi. Et tandis que, durant l’été, là grande plaine du Pô envoie tous les nuages dans les montagnes du Tyrol, elle en envoie maintenant une partie dans les Apennins. De là peut venir ce temps de pluie.

On commence à récolter les olives. On les cueille ici avec la main. Ailleurs on les abat à coups de gaules. Si l’hiver est précoce, on laisse aux arbres le reste de la récolte jusqu’en février. J’ai vu aujourd’hui sur un sol très-pierreux des arbres d’une grandeur et d’une vieillesse remarquables.

La faveur des muses, comme celle des démons, ne nous visite pas toujours au moment convenable. Elles m’ont sollicité aujourd’hui de composer quelque chose qui ne vient pas du tout à propos. Au moment où je m’approche du centre du catholicisme, entouré que je suis de catholiques, emballé dans une sedia avec un prêtre, tandis que je m’efforce d’observer et de saisir, avec le sentiment le plus pur, la nature dans sa vérité et l’art dans sa noblesse, j’ai été vivement frappé de l’idée que toute trace du christianisme primitif est effacée ; même, si je me le représentais dans sa pureté, tel que nous le voyons dans l’histoire des apôtres, je me sentais frémir à la vue de l’informe et baroque paganisme qui pèse sur ces naïfs commencements. Alors ma pensée s’est reportée sur le Juif errant, qui a été le témoin de tous ces développements étranges, et qui a vu un état de choses si bizarre, que Jésus lui-même, quand il reviendra pour s’enquérir des fruits de sa doctrine, court le risque d’être crucifié une seconde fois. La légende venio iterum crucifigi devait me servir de -matière pour cette catastrophe. Ces rêves m’occupent encore ; ca^ dans mon impatience d’aller plus loin, je me couche tout I^^B et je ne sais rien de plus charmant que d’être éveillé ^BMî^jour, de me jeter dans la voiture, d’aller au-devant d.ujouPlntre le sommeil et la veille, et de laisser le champ libre à tous les rêves de mon imagination.

Cilla Caslellana, 28 octobre 1786.

Je ne veux pas laisser échapper le dernier soir. Il n’est pas encore huit heures et déjà tout le monde est couché. Je puis donc, pour la bonne bouche, songer au passé et me réjouir a la pensée de ce qui m’attend. La journée a été sereine et magnifique, la matinée très-froide, le jour clair et chaud, la soirée venteuse mais très-belle. Nous sommes partis de Terni de grand matin. Nous sommes arrivés à Narni avant le jour, et je n’ai pas vu le pont. Vallées et profondeurs, voisinage et lointains, délicieuses contrées, tout est roche calcaire ; pas une trace d’autre chose. Otricoli repose sur une de ces collines de gravier que les courants antiques ont amoncelées. La ville est bâtie de laves amenées de l’autre bord de la rivière.

Aussitôt qu’on a passé le pont, on se trouve sur le terrain volcanique, soit véritable lave, soit roches antérieurement fondues et calcinées. On monte une montagne qu’on pourrait prendre pour une lave grise. Elle contient beaucoup de cristaux blancs en forme de grenats. La chaussée qui va de la hauteur a Citta-Castellana, très-belle et très-unie, est de cette même pierre ; la ville est bâtie sur un tuf volcanique, dans lequel j’ai cru découvrir de la cendre, de la pierre ponce et des morceaux de lave. Du château la vue est très-belle ; le Soracte se présente isolé, d’une manière très-pittoresque ; c’est vraisemblablement une montagne calcaire appartenant aux Apennins. Les espaces de nature volcanique sont beaucoup plus bas que les Apennins, et les eaux qui les déchirent en ont seules formé des rochers et des montagnes ; car les beautés pittoresques, les cimes qui surplombent et les autres accidents de paysage sont formés de la sorte.

Ainsi donc, demain soir à Rome ! Je le crois encore à peine, et, quand ce souhait sera comblé, que pourrai-je souhaiter encore ? Pas autre chose que d’aborder heureusement chez moi avec mon canot et sa cargaison de faisans, et de retrouver mes amis en bonne santé, joyeux et bienveillants.