Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre I

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Naples. — Le caractère napolitain.
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Il n’y a presque personne qui n’ait souhaité de voir Naples. Pour moi, je l’ai désiré si fort et si longtemps, que je m’étais construit dans la tête un Naples moitié vrai, moitié imaginaire, qu’il m’a fallu démolir entièrement. Je conseillerai toujours à ceux qui veulent connaître ce pays si beau et si classique de l’aller voir le plus tôt qu’ils pourront, sous peine d’avoir à compter avec leurs rêveries.

C’est le 8 février, à 8 heures du matin, qu’en doublant la pointe Procida, j’aperçus pour la première fois le véritable golfe de Naples. Je suis obligé de reconnaître que j’avais fabriqué à mon image un Vésuve d’invention, une île de Capri ad libitum, une Ischia factice, un faux cap de Misène, une Chiaja manquée, un Portici plein d’erreurs et un Naples incomplet. Tout en adoptant la réalité avec enthousiasme, j’éprouvai aussi quelques regrets en disant adieu aux chimères dont je m’étais nourri pendant bien des années.

Sur le bateau le Léopold, j’avais trois compagnons de voyage qui en étaient au même point que moi. L’un, Espagnol de qualité, le second, gentilhomme bolonais, et le troisième, jeune Piémontais, espèce de Sancho Pança bon vivant, qui s’en allait à Constantinople.

Nous avions résolu de nous loger dans la même maison. Notre débarquement fut la chose la plus grotesque du monde. Trois facchini auraient suffi pour porter nos bagages ; il en vint une quinzaine, se démenant comme des diables, qui s’emparèrent des malles comme de leur bien, en chargèrent une petite charrette, et se partagèrent le butin de manière à paraître occupés tous les quinze. La charrette roulait au galop, poussée par autant de mains qu’elle en pouvait contenir. Des éclaireurs voltigeaient à l’entour avec nos manteaux. Un autre allait devant, en courrier, armé d’un fourreau de parapluie dont il frappait à tour de bras les gens qu’il rencontrait, pour les forcer à se ranger. Des gamins nous suivaient au pas de course, formant une arrière-garde hurlante et déguenillée. Nous portions apparemment écrit en grosses lettres sur le milieu du visage que nous venions à Naples pour la première fois, car auprès de nous d’autres voyageurs firent leur entrée sans éclat. Nous traversâmes ainsi triomphalement la place du Château, celle du Palais-Royal, et le quai du Géant c’est-à-dire le quartier le plus beau et le plus peuplé de la ville. Cette marche triomphale, qui eût été ridicule partout ailleurs, semblait fort naturelle à Naples, où l’on voit chaque matin des émeutes de ce genre. Après avoir bien cherché, nous trouvâmes des appartements à notre convenance sur le quai de Sainte-Lucie ; nous nous débarrassâmes des facchini avec beaucoup de peine, en leur payant le double de ce qui leur était dû. Quant aux gamins, les paroles ne produisaient aucun effet, et l’argent ne faisait que les amorcer, il fallut en venir aux menaces pour repousser leurs offres de services. La bande se dissipa comme une ombre après le premier coup de pied qui fut administré au plus importun. L’intelligent et spirituel Stendhal disait que, pour faire le tour de l’Italie, on devait tenir toujours dans le creux de sa main une pièce de monnaie blanche : il avait raison ; mais à Naples, outre la pièce de monnaie, il faut encore tenir de l’autre main une canne qui sert à mettre fin aux conférences trop longues et aux marchés frauduleux. Cet argument de bois est d’une puissance irrésistible, parce qu’il est l’expression palpable de la furia francese, qui est fort redoutée dans les pays du Sud.

S’il est un endroit sur la terre où l’on puisse être heureux, c’est le quai de Sainte-Lucie. De sa fenêtre on voit d’un coup d’œil toute la baie : en face de soi le Vésuve, la côte de Castellamare et de Sorrente ; à gauche la courbe que décrit le rivage depuis Naples jusqu’à Portici ; à droite, le détroit de Campanella, par où les navires vont en Sicile, et Capri, toujours enveloppée dans son voile de gaze bleue. La mer qui bat sans cesse les murailles du château de l’Œuf, vous berce le soir du bruit de ses vagues. Les frégates en station saluent à coups de canon les vaisseaux qui entrent. Des bateaux à vapeur vont et viennent plusieurs fois par jour et vous suivez du regard jusqu’à une grande distance leurs colonnes de fumée. De petites voiles blanches sillonnent la rade. Le soir, ce sont des pêcheurs au flambeau qui glissent le long des côtes comme des vers luisants. Le matin, le soleil, réfléchi par l’eau de la mer, envoie des serpents de feu qui courent sur les murs et le plafond de votre chambre. Le Vésuve semble inventer mille coquetteries pour vous retenir au balcon. Il change de couleurs selon la position du soleil, et passe en un jour par toutes les nuances de la gamme des tons ; tantôt cachant sa tête dans une perruque de nuages, tantôt montrant les contours de son sommet avec précision. Sa fumée prend aussi des formes fantastiques ; le plus ordinairement blanche et penchée comme une plume de marabout, quelquefois droite et noire comme un arbre gigantesque planté dans le milieu du cratère. Souvent, par une connivence évidente avec les aubergistes de Naples, le Vésuve promet des éruptions qu’il ne donne pas. Il rend des lueurs rouges pendant la nuit, comme un lampion près de s’éteindre, et fait entendre aux habitants de Portici des détonations sourdes qui retiennent indéfiniment l’étranger prêt à s’embarquer. A chaque instant on est dupe de ces manèges peu délicats, et on saute hors du lit, croyant voir les premiers symptômes d’une éruption qui ne viendra que l’année prochaine. Le quai de Sainte-Lucie est le rendez-vous d’une brillante population de pêcheurs, de barcarols, de marchands d’huîtres et de promeneurs en bateau, tous gens gais, vivaces et musiciens. La nuit, on chante, soit en plein air, soit chez les limonadiers. Le dimanche, on danse au simple bruit d’un tambour de basque ; pas un son ne vous vient aux oreilles sans vous envoyer de la bonne humeur et de l’entrain. Le spleen le plus britannique trouvera du répit à Sainte-Lucie ; la plus lourde provision d’ennui, de tristesse et d’inquiétude qu’on puisse apporter du Nord s’envolera dans les airs devant cette baie de Naples où Tibère lui-même, tout chargé de crimes, sentit son vieux cœur se réchauffer.

Honnête lecteur qui n’êtes ni rusé ni méchant comme Tibère, allez à Naples ; mais logez-vous à Sainte-Lucie. C’est là qu’on est heureux. Ayant appris par expérience que les descriptions ne servent à rien, je ne chercherai point à vous décrire la nature méridionale et je vous parlerai d’autres choses dont les livres peuvent au moins donner une idée juste.

Le peuple napolitain est le plus civilisé qui soit au monde, dans le véritable sens du mot et, comme tous les peuples civilisés, il a dans le caractère des complications et des qualités contradictoires. De vieilles traditions devenues fausses l’ont dépeint sous des couleurs peu favorables. Je l’ai toujours trouvé aimable, bienveillant, hospitalier et spirituel, plein de franchise quand il n’a pas de motif de vous tromper, crédule et superstitieux comme un enfant, rusé en affaire d’intérêt, mais si comique dans ses tromperies qu’en les découvrant on s’en amuse. Dans toutes les classes, le plaisir est la grande affaire à Naples ; comment serait-on méchant avec cette préoccupation qui vous oblige sans cesse à établir de bons rapports avec votre voisin ? Le Napolitain est passionné, actif comme un démon le matin, indolent le reste du jour, intrépide quand il sort de son caractère, joueur comme les cartes, amoureux à la folie, mais très-facile à consoler dans la disgrâce ou l’abandon.

Les Français, disait Charles-Quint, paraissent fous et ne le sont pas. Si ce grand prince nous voyait à présent, il changerait d’opinion et nous trouverait sans doute aussi fous que nous le paraissons. Ce sont plutôt les Napolitains qui sont plus sages qu’ils ne le paraissent. Leur turbulence cache une raison profonde. Tandis que nous nous agitons à poursuivre un bonheur qui nous tourne le dos, le Napolitain est heureux par lui-même. Au lieu de se créer des besoins factices, il jouit du peu qu’il a. Le ciel lui a fait les dons les plus précieux : la bonne humeur, sans laquelle César envie le sort d’un portefaix ; la sobriété, source du bien-être et des bonnes sensations et la résignation qui est la sobriété de l’âme.

Rien n’est divertissant comme l’humeur démonstrative du Napolitain. Il parle autant avec ses mains et tout son corps qu’avec sa langue. L’exagération est un besoin pour lui. Le terme le plus emphatique est celui qu’il choisira pour vous dire la chose la plus simple du monde. Les Français me paraissent être le peuple dont l’expression offre la plus juste proportion avec ce qu’il sent. L’Espagnol sent peut-être plus qu’il n’exprime. L’Anglais en général ne sent rien et n’exprime pas davantage. Le Napolitain sent vivement, mais il exprime trois fois plus qu’il n’est capable de sentir. Celui qui a de l’éloquence réussit facilement à vous entraîner ; celui qui n’en a point y supplée par le bruit. Au marché de Santa-Brigida, le pêcheur qui n’a devant lui qu’un petit poisson vocifère et se démène pour vous faire acheter sa pêche comme si c’était une baleine. Il vous met sa marchandise sous le nez en criant de toutes ses forces ; mais si vous lui donnez le demi-carlin après lequel il aspire, une réaction se fait à l’instant. Vous retrouvez, au bout d’une heure, votre diable incarné paisiblement assis dans son panier, fumant sa pipe ou dormant à l’ombre, avec trois brins de macaroni dans l’estomac et il faudrait alors une somme d’argent très grosse pour l’engager à sortir de sa quiétude. Cet homme, si pétulant tout à l’heure, dont la bouche s’ouvrait comme un four, dont les yeux étincelaient et qui prononçait les mots avec précision, la force et le ronflement des castagnettes, vous regarde d’un air majestueux ou endormi et ne parle plus qu’à contre-cœur. Demandez-lui de quel pays il est : le matin, ce sera Nappoli et il vous racontera l’histoire de toute sa famille ; le soir, il articulera péniblement Nabolé en fermant ses paupières afin de rompre l’entretien.

Une pièce blanche de deux carlins est un trésor que le lazzarone a quelquefois aperçu dans la main d’autrui, mais qu’il n’a jamais possédé. Je suppose que vous lui suspendiez une large piastre au-dessus du visage en lui disant : Viens à mon logis que je dessine ton portrait et ceci t’appartient. Il laissera son sofa d’osier, sa pipe et sa sieste pour bondir comme une carpe et vous suivre tout palpitant d’espérance. Vous établissez votre modèle en face de vous dans la posture qui lui est naturelle et commode, c’est-à-dire bien campé sur la hanche droite, la veste drapée en manière de manteau, le nez en l’air, le poing sur le flanc gauche et le bonnet penché sur l’oreille. Vous prenez votre crayon et vous pensez déjà tenir un dessin à consulter comme souvenir ; mais, au bout de cinq minutes, le lazzarone commence à bâiller, à étendre ses membres et à se remuer comme un enfant. Au bout de dix minutes, il n’y tient plus ; il vous tire sa révérence et renonce à la piastre si désirée, tant la moindre contrainte lui est odieuse ! Son sacrifice est fait à l’instant, sans hésitation ; il rentre dans son insouciance philosophique et s’en va chantant de tout son cœur sans songer à ce qu’il vient de perdre.

Ce sont des contes de bonnes femmes et des récits de commis voyageurs qui ont dépeint ces gens-là comme des assassins et des coupe-jarrets. Nulle part il n’y a autant de misère qu’à Naples et nulle part on n’a aussi peu de goût pour le désordre. Avec une police moins active que celle de Londres, le chiffre des crimes est moindre en proportion du nombre des habitants et, quand on parle d’un assassinat, le motif en est ordinairement une passion et non pas la cupidité. Le lazzarone se donnera beaucoup de peine pour gagner un sou. Si le sou lui arrive, il suffit à son bonheur. J’ai vu un pauvre barcarol, chez qui un de mes amis avait oublié un parapluie, courir toute la ville pour chercher le propriétaire inconnu, arriver enfin tout essoufflé, après dix heures de marche, et remettre le parapluie à une servante, sans penser à la gratification de rigueur. Le lazzarone vous demandera un grano avec importunité, s’il en a besoin ; mais, à l’heure où il remplit un devoir, rend un service, ou prête son secours à une personne embarrassée, la récompense ne lui entre point dans l’esprit. Si l’étrier d’un cheval se rompt, il accourt à l’aide avec empressement, puis il ôte son bonnet au cavalier et lui souhaite un bon voyage. Si vous faites un marché quelconque avec le lazzarone, c’est différent ; il vous demandera sans pudeur le triple du prix raisonnable. Il y a temps pour tout : ce moment-là est celui où son astuce fonctionne. S’il vous trompe, ce sera sans scrupule et sans méchanceté, avec grâce et politesse, car ses formes sont bienveillantes. Il est même capable d’attentions fines. Au mois de février, je prenais souvent un fiacre derrière lequel se tenait un enfant de huit ans, de la couleur d’une belle casserole et qui avait une figure charmante. Son costume se composait uniquement d’un petit carrick et d’une cravate noire ; là-dessous il était absolument nu. La boue donnait seulement à ses jambes l’apparence décente d’une paire de bottes. En mars, il avait quitté le rôle de valet de pied pour vendre des violettes à la porte de la Villa-Reale. Du plus loin qu’il me voyait, il m’adressait un sourire amical, en souvenir de mes pourboires, et me remettait un petit bouquet sans en demander le prix.

— Il faut pourtant, lui dis-je un jour, que je te paye tes violettes.

— Ce n’est pas nécessaire, Excellence, répondit le gamin. Si vous tenez à me faire un présent, donnez-moi un cigare de la Havane ; ce sera un grand régal pour moi.

J’étais un ami et non une pratique. Les autres passants, au contraire, ne pouvaient se débarrasser du petit marchand de violettes qu’en payant un grano.

Les extrêmes opposés se rencontrent à deux pas l’un de l’autre à Naples, et souvent dans le même individu. Le barcarol qui vous conduit à Ischia emploie toute la traversée en ruses diplomatiques fort transparentes, dans le but de vous arracher dix sous de plus que le prix convenu. Il improvise des histoires à n’en plus finir sur lui et ses compagnons, pour émouvoir votre compassion et votre générosité. Prenez ensuite la parole à votre tour et faites-lui un récit fabuleux, il y croira de toute son âme ; des menaces absurdes, et il tremblera de frayeur. Dites-lui que vous êtes un corsaire barbaresque et que vos gens sont là tout près, qui vont venir le prendre : il se jettera à vos genoux. Le guaglione napolitain, cet équivalent méridional du gamin de Paris, quand il sera prosterné devant la madone, étendra le bras jusqu’à la poche de son voisin, et volera un mouchoir, sans s’interrompre dans la prière la plus fervente ; mais le jour où on expose le trésor de Saint Janvier, il massacrerait celui qui oserait dérober à l’église un vase d’argent. Le lazzarone qui raconte à ses amis son voyage à Sorrente ou Amalfi l’ornera d’aventures plus merveilleuses que celles de Sindbad le marin. Il aura vu des montagnes aimantées et des oiseaux de cent pieds d’envergure. Le jour où cet homme si fertile en inventions ira voir couper les cheveux de la statue du Christ à Santa Maria del Carmine, l’idée ne lui viendra jamais que ce soit une perruque.

Il faut voir deux Napolitains jouer à la bazzica, se regarder réciproquement le blanc des yeux chaque fois qu’ils posent une carte sur la table, surprendre un éclair imperceptible dans la physionomie, deviner d’avance s’ils on perdu ou gagné, sauter sur l’enjeu avant que le dernier coup soit achevé. Ce sont des chats et des renards pour la défiance, la finesse et l’agilité. Qu’il arrive un étranger se mêler à leur jeu, ils s’entendront ensemble pour l’amorcer, l’enflammer peu à peu et le dépouiller ; et puis qu’il survienne un voleur à l’américaine leur faire un conte ridicule et leur présenter un appât grossier, ils donneront tête baissée dans le piège et seront dupés comme des nigauds. Celui qui tient un cornet de dés calculera comme un Barême toutes les chances, et ne risquera pas un grain sans savoir où les probabilités veulent qu’il mette son enjeu. Après s’être défendu habilement contre le hasard, il s’en ira au bureau de la loterie sur la foi d’un rêve ou du livre de la Smorfia.

Depuis le pied des Alpes jusqu’à Reggio de Calabre, l’exagération est un état normal. Le fou, le maniaque, l’amoureux, sont trois fois plus fous, plus maniaques et plus amoureux que nous. Les ridicules, moins nombreux que les nôtres, ont des proportions infiniment plus visibles. La vanité française elle-même, qui se fait citer dans le monde entier, n’est qu’un travers imperceptible auprès de celle de l’Italien lorsqu’il se mêle d’être vain.

Il y a quelques années, nous avons tous vu à Paris une espèce de fous qui, avec un beau nom et une grande fortune, portait des habits délabrés, mettait de la graisse dans sa barbe et se donnait en spectacle avec un cynisme plein d’affectation. Naples possède dans ce moment un fou bien plus naïf. C’est aussi un homme de bonne famille, loquace et importun comme le nôtre, mais inoffensif, consciencieux dans sa folie et cent fois plus original. Il porte un casque de cuir, un carrick de forme étrange, des bottes de voyage par-dessus le pantalon, et si larges que deux paires de jambes ne les rempliraient pas. Un sabre est attaché à son cou par une bretelle si courte que la poignée se trouve au-dessous du menton. Un arçon de cavalerie, suspendu par derrière au moyen d’une ficelle, contient un gros pistolet de combat et le manche d’un vieux poignard sort par la poche du carrick. Ce personnage, qui a bien quatre-vingts ans, fait tous les soirs son entrée au café de l’Europe dans ce superbe costume, appuyé sur une canne de cinq pieds de longueur, et suivi par un chien barbet d’une mine tout à fait philosophique. Les étrangers s’écartent de cet homme avec un certain effroi ; les indigènes ne voient en lui qu’un original vêtu autrement que tout le monde.

Les parterres des théâtres sont si impressionnables, si prodigieux d’applaudissements et de témoignages d’enthousiasme qu’on les prendrait pour des troupes d’enfants. Le mardi gras, dernière soirée de madame Tadolini à Naples, la prima donna fut rappelée douze fois sur la scène après le spectacle. On la redemandait une treizième fois, lorsque la police, trouvant que c’était assez, défendit à la cantatrice de reparaître. Ce fut une véritable frénésie dans le parterre. On ne pouvait pas se séparer de madame Tadolini sans la revoir encore ; comment dormir si on n’obtenait pas cette treizième apparition ? Plutôt mourir, plutôt aller en prison. Une vingtaine de personnes furent arrêtées ; les autres se retirèrent le désespoir dans l’âme. On m’a assuré que, l’année précédente, la cantatrice avait été priée de chanter moins bien par ordre supérieur, la perfection de son talent et l’influence considérable qu’elle exerçait dans le public ayant inquiété l’autorité. A Bologne, un jeune maestro, à qui j’eus l’honneur d’être présenté plus tard, avait donné un petit opéra nouveau complètement oublié aujourd’hui. Le compositeur avait été rappelé sur la scène et couronné vingt-six fois de suite. Lui seul avait pu les compter.

A Milan, c’était bien une autre affaire. La divine Taglioni et Mademoiselle Ceritto dansaient alternativement à la Scala. Il y avait de quoi se passionner. L’enthousiasme de chaque soir est impossible à imaginer, et je me garderai bien de le vouloir décrire, ne l’ayant pas vu. La solidité de la salle fait le plus grand honneur à l’architecte, car, pendant trois mois, elle a résisté aux épreuves les plus terribles du dilettantisme. Heureusement c’était dans le nord de l’Italie, où le sang allemand a porté quelque peu de flegme. Si la chose se fût passée à San-Carlo, le théâtre eût été infailliblement démoli.

A Florence, le public était partagé entre deux danseuses, l’une grande et l’autre petite. C’était une nouvelle guerre des Montecchi et des Capelletti. Des bouquets on était arrivé aux bouquets monstres, puis aux couronnes, et il était à craindre que les deux sujets ne vinssent à périr étouffés sous une pluie de fleurs. Le luxe s’en mêla ; un partisan de la grande jeta des couronnes à feuilles d’argent. Les amis de la petite lancèrent des feuilles d’or. Un soir, un ballot ficelé tomba sur la scène : c’était une robe de velours. Le parti ennemi ne se découragea point, et jeta le lendemain, un châle de cachemire. On disait déjà dans la ville qu’un signor baron, chef de l’une des coteries, songeait au moyen de faire descendre des avant-scènes un carrosse à quatre chevaux avec le chasseur à son poste, à quoi on aurait sans doute répondu par un château orné de tourelles et de fossés. La fin de l’année dramatique vint arrêter ce magnifique crescendo.

Les trois mots qu’on entend le plus souvent répéter en Italie sont ceux de simpatico, seccatore, jettatore, et ils ont un sens particulier au pays. On dit d’une personne qu’elle est sympathique, comme nous dirions qu’elle est aimable ; mais ce n’est pas la même chose. L’amabilité ne se reconnaît qu’après la connaissance faite, tandis qu’on est sympathique à première vue, et la première vue a beaucoup d’importance à Naples ; on s’y règle sur ce qu’on sent, tandis que nous voulons connaître, approfondir et juger. Il y a des raisons à donner pour trouver qu’un homme est aimable ; il n’est pas besoin de raison pour éprouver de la sympathie. Le terme de seccatore embrasse les diverses catégories des ennuyeux, des sots, des importuns et des fâcheux. S’il n’a pas d’équivalent en français dans un sens aussi général, en revanche on ne manque point de mots pour le traduire fort exactement dans toutes ses acceptions particulières.

Quant au jettatore, son essence est purement italienne. Le sorcier des campagnes qui jette des sorts volontairement, avec connaissance de cause, n’en est qu’une variante. Le jettatore a une de ces figures hétéroclites comme le climat de l’Italie en produit beaucoup ; maigre, maladif et ridé, avec un long nez en bec d’oiseau surmonté d’une paire de lunettes, la main osseuse, la bouche sardonique, il flotte dans ses larges vêtements. Sa rencontre porte infailliblement malheur si on n’a pas soin de repousser le maléfice en dirigeant vers lui l’index et le petit doigt. Le plus sûr est de porter sur soi des cornes de corail, fabriquées à cet effet et dont tout le monde est muni à Naples, même les étrangers, car rien ne se gagne plus vite qu’une superstition. Dans les boutiques, les études de notaire, les salons des hôtels, on a de grandes cornes de bœuf qu’on fait venir de Sicile et qui sont polies, vernies et transparentes comme de l’agate. Cette précaution est nécessaire dans un endroit où, parmi tant d’étrangers, il vient nécessairement une foule de jettatori. Malheur à celui qui entre dans une maison pour la première fois, et qui, par maladresse ou timidité, renverse une table, brise une porcelaine ou marche sur le pied d’un enfant ! On le regardera de travers, et il ne trouvera personne au logis à la seconde visite, à moins qu’il ne soit doué d’une figure extrêmement sympathique. Le Rinaldo et le conteur d’histoires, entourés de leur public impressionnable, s’arrêtent court au milieu d’un vers, le bras étendu, le regard fixe, l’index et le petit doigt arrangés cabalistiquement aussitôt qu’une paire de lunettes de mine suspecte paraît dans le cercle des auditeurs ou rôde sur le môle autour de leur emplacement. La crainte de la jettature n’est point particulière aux Napolitains ; l’Italie entière en est préoccupée ; mais c’est une chose trop connue pour qu’on s’y arrête.


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