Les voyageurs ont souvent le défaut de se moquer outrageusement des italiens une fois qu’ils ont quitté l’Italie. Ils ne font attention qu’aux ridicules et ils en inventent quand ils n’en voient pas. On accepte mille petits services, on reçoit de bons procédés comme s’ils vous étaient dus ; on mange le dîner, on boit le vin, on fait la cour à la maîtresse du logis et puis, aussitôt qu’on est parti, o raille les gens à tort et à travers, souvent avec la pesanteur d’un Thersite. Une dame anglaise de beaucoup d’esprit, après s’être moquée ingénieusement des Américains, s’est crue obligée de berner les Italiens sans discernement et s’en est mal acquittée parce que la raillerie de profession devient bien vite béotienne quand on la croit du plus fin atticisme. C’est faire comme cet homme qui, ayant eu un succès avec des bottes à revers, ne voulut plus les quitter jusqu’à sa mort.
La société de Naples se divise en deux parts, l’une composée de gens du pays, qui ne varie pas, et l’autre d’étrangers qui se renouvelle chaque année. Au mois de mai, la désorganisation s’opère. Il y a bien les ombrages de Castrallamare et de Sorrente, sous lesquels on va chercher de la fraîcheur et fuir les piqures des zanzares. C’est là que les pigeons ramiers font leurs nids, dans les plus beaux sites du monde ; mais les trois quarts se dispersent au retour de l’hiver et ne rentrent pas à Naples. Ce renouvellement perpétuel amène dans les relations une promptitude et un laisser-aller agréables, suivis d’un oubli complet. On a passé en revue tant de visages nouveaux, tant d’amis se sont envolés, qu’on n’en sait plus le compte. S’il fallait se rappeler leurs noms et soupirer de leur absence, on n’en finirait pas ; il est mieux de donner raison au droit de présence et de tourner la page sur l’année passée.
Si les Napolitains avaient de grandes fortunes, ils ne les enfouiraient pas comme les Génois. Autant la noblesse de Gênes est sombre, renfermée, ennemie du plaisir et de la dépense, autant celle de Naples est généreuse. Celui qui porte un nom historique le respecte trop pour affronter le reproche d’avarice. Ses aïeux allaient en voiture ; ils avaient un palais, une galerie de tableaux et un cuisinier. Il faut à leur petit-fils une voiture et assez de tableaux pour qu’on puisse encore, à la rigueur, appeler cela une galerie. Le cuisinier n’aura rien à faire ; on l’enverra même à la trattoria chercher du macaroni pour le dîner de son maître ; mais au moins on n’aura pas dérogé. Si on donne un bal, on fera les choses plus noblement que le financier millionnaire qui est né pour amasser de l’argent et non pour le dépenser. Le lendemain de la fête, on sera peut-être comme Ravenswood de Walter Scott, livrant sa vie aux expédients attendrissants du fidèle Caleb, quelquefois un peu soucieux sur l’oreiller, mais gai et ami du plaisir en public. Un homme riche qui ne rend point les dîners qu’on lui donne, qui n’a jamais la main à la poche en passant auprès d’un mendiant et qui part pour la campagne la veille du 1er janvier, appellera cela de l’ostentation. S’il arrive au salon quelques minutes après le souper, qu’il remarque sur la table d’agate une assiette encore chaude, des écorces d’orange par terre et la fourchette oubliée sur le bras du fauteuil, il s’en ira bien vite en rire avec le premier venu ; lui qui n’est qu’un ladre et qui échappe au ridicule, il n’échappe pas au mépris, car il n’est pas déshonorant de n’avoir point de fortune, tandis que l’avarice est une honte.
Afin que le plaisir de faire danser ne soit pas le privilège d’un petit nombre de gens riches, la noblesse napolitaine a formé une société sous le titre d’académie, qui donne des fêtes dans un fort beau local attenant aux bâtiments du théâtre San-Carlo. L’honneur d’être compté parmi les fondateurs n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut des quartiers de noblesse et on regarde même aux alliances. Le commerce et la banque sont exclus et reçoivent chez eux. Les étrangers sont invités sur une simple demande. Chaque lundi soir il y a grand bal et la famille royale y vient. Comme ces fêtes sont très brillantes et très recherchées, les Napolitains satisfont ainsi en commun leur goût pour la magnificence. Les autres jours de la semaine, des réunions particulières vous permettent de retrouver sans cesse les mêmes personnes ; et comme la bonne compagnie n’est pas assez nombreuse pour se diviser, il en résulte une intimité prompte et des relations suivies. Le monde de Naples ressembla assez, pour le ton, les manières et les habitudes, à celui de Paris ; on y a seulement plus d’indulgence et moins d’hypocrisie que chez nous. La bienveillance et l’envie d’être agréable se retrouvent partout. On pense à ce qui peut plaire à telle personne ; on se dérange, on envoie ses domestiques de grand matin pour faire plaisir à un ami. On parle beaucoup les uns des autres ; on s’appesantit sur des bagatelles dont, en France, vous ne voudriez pas dire quatre mots ; mais on va rarement jusqu’à médire. Il serait injuste d’attribuer ce respect du prochain à l’arrière-pensée de l’indulgence dont on a besoin pour soi-même, car la société de Naples n’est pas plus pervertie que celle des autres capitales. Elle a seulement plus de franchise. On trouve tout simple que chacun cherche son amusement où il existe ; aussi est-ce le véritable pays de la liberté pour les hommes de plaisir. A l’égard des amoureux, on ne se conduit pas de même à Naples qu’à Paris. Dans un salon français, il est convenu qu’on ne doit pas respecter les conférences partielles qui s’établissent entre les personnes dont les sentiments sont le plus connus ; ce serait même une indiscrétion désobligeante que d’éviter d’interrompre l’entretien ; on ferait ainsi sentir aux gens qu’on connaît leurs affaires intimes. A Naples, au contraire, on se reprocherait de les déranger. Quand un dialogue s’engage à voix basse, on s’écarte avec complaisance et on attend que l’entrevue soit terminée, sous peine de passer pour un homme sans savoir-vivre. Un soir, qu’en présence de cent personnes, j’avais interrompu ainsi un tête-à-tête confidentiel dont je n’ignorais pas le sujet, une dame eut la bonté de m’avertir de ma faute.
— Qu’avez-vous fait là ? me dit-elle. Ne saviez-vous pas ce que ces amoureux avaient à se dire ? Cette occasion de causer ensemble était une rareté pour eux ; ils vous auront maudit de tout leur cœur.
Ne voulant pas accepter le titre de fâcheux, j’expliquai à cette dame l’usage des salons de Paris. Elle se mit à rire.
— Voilà bien un raffinement français, dit-elle. C’est une comédie dont on n’est dupe ni d’un côté, ni de l’autre. Elle avoua pourtant que, si l’usage napolitain offre un bénéfice certain, celui de France a plus de délicatesse.
Pendant que j’étais à Naples, on y avait le goût des tableaux vivants. C’est une occasion pour les dames qui figurent dans ces amusements de changer leur coiffure, d’acheter des étoffes de luxe, de s’entourer de couturières, de se voir avec un visage nouveau dans leur miroir et de se montrer sous un aspect favorable. Le plaisir est d’ailleurs plus grand pour les acteurs que pour ceux qui regardent, à cause des préparatifs et des répétitions, tandis que le jour de la représentation la variété des tableaux lutte vainement contre la longueur des entr’actes. Les succès ont été pour une fort belle lady qui représentait Marie Stuart et pour une jolie dame à qui le costume de bouquetière du dix-huitième siècle allait à ravir. L’Ambassade de France paya son tribut à l’entrain du pays et aux plaisirs de l’hiver par une représentation composée de deux proverbes et d’une comédie. Les honneurs de la soirée ont été pour la pièce de Prosper et Vincent, jouée avec talent par des amateurs, la plupart débutants dans la carrière dramatique. Les autres ambassades ont donné des bals qui ressemblaient aux fêtes de Paris.
Selon les guides en Italie, le carnaval de Naples est le plus brillant et le plus animé du monde entier, après celui de Rome, dont la gaieté surpasse tout ce qu’on peut imaginer. Avec la population turbulente et rieuse de Naples, j’avais toutes les raisons possibles de compter sur des jours gras bien remplis. La rue de Tolède, disait-on, devait fourmiller de masques et de voitures ; on devait jeter des bouquets et de la farine au nez des passants. Je m’étais préparé à recevoir patiemment les éclaboussures et à m’enfoncer dans le tumulte. La mort du frère du roi avait beaucoup refroidi le monde au commencement de l’hiver. La cour était encore en deuil ; mais le roi, ne voulant pas que les plaisirs de ses sujets fussent entièrement sacrifiés à ses chagrins, avait témoigné le désir qu’on ne changeât rien aux habitudes du carnaval et, dans ce but, il avait assisté à plusieurs bals. Le dimanche et le lundi gras, je descendis dans la rue de Tolède armé d’un vieux paletot destiné à me servir de cuirasse contre les attaques des masques. Je vis beaucoup de voitures et de curieux ; pas un déguisement. Le mardi, on se tint pour dit que le carnaval était manqué ; personne ne parut et la mystification fut complète. Un étranger fort aimable, le baron de B…., parcourut seul le Corso d’un bout à l’autre, en calèche découverte, avec une cargaison de bouquets, de dragées et d’œufs enfarinés, sans trouver un visage disposé à soutenir le combat.
Le grand bal masqué annuel de San-Carlo fut plus heureux que les réjouissances en plein air. La salle éclairée a giorno offrait un coup d’œil splendide. Les loges étaient occupées par les dames parées et à visage découvert. Dans le parterre se tenaient les hommes. On se regarda ainsi jusqu’à minuit, où des soupers furent servis dans chaque loge, ce qui réveilla tout à coup la gaieté de l’assemblée. Après le souper, les dames prirent des dominos et descendirent au parterre. C’est alors que le bal masqué commença réellement, sur le même pied que ceux de Paris, avec cette différence qu’il ne manquait pas à San-Carlo une seule personne de la bonne compagnie, tandis que chez nous on rencontre à peine une demi-douzaine de femmes éperdues qui rougissent de se sentir mêlées à des gens de mauvais ton et qui tremblent si on vient à les reconnaître. Les intrigues se prolongèrent jusqu’à la fin de la nuit et le roi, qui était descendu dans le parterre, fut assailli comme les autres par les dominos. Pendant trois jours, les salons de Naples retentirent des nuits de cette fête délicieuse. On pourrait dire du bal masqué le mot que Voltaire eût la bonté d’adresser à Dieu dans un moment d’indulgence : que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. En voyant combien cet amusement si vif a de décence et de véritable gaieté au théâtre de Naples, le Français fait un retour pénible sur nos tristes bacchanales qui n’ont d’un bal que le nom. Comment se peut-il qu’une nation qui a toujours attaché tant de prix aux jouissances de l’esprit et dont le caractère est chevaleresque, préfère l’orgie et le désordre le plus grossier au plus attrayant et au plus romanesque des plaisirs ? Il faut que ce plaisir se trouve à l’autre bout de l’Europe, chez un peuple bien moins délicat ! En vérité c’est à n’y rien comprendre.
Quant à la conversation, toute ruinée qu’elle paraît être au dix-neuvième siècle, elle offre beaucoup plus de ressources à Paris qu’à Naples où il est difficile de parler d’autre chose que de bagatelles. On cause souvent de la littérature française et voici ce qu’on en dit : La Tour de Nesle est un chef d’œuvre qui laisse bien loin derrière lui tous les ouvrages dramatiques présents et même passés ! M. Scribe, qui est assurément trop modeste pour se croire supérieur à Molière, est cependant plus amusant ; il écrit mieux et il entend bien autrement l’art de la scène que l’auteur du Tartuffe ! Un soir, dans un salon de Naples, un Français qui avait eu l’idée d’orner sa mémoire de fragments de mélodrames et de chansons grotesques, obtint un succès fou en récitant quelques tirades de la Tour de Nesle. Il entama ensuite la première scène du Misanthrope et termina la séance par une chansonnette de Levassor, accompagnée de récits. Ce dernier morceau fut regardé comme le plus joli des trois ; le Misanthrope était inconnu de la plupart des assistants et on se demanda ce que cela signifiait. Jamais je n’entendis tant de paroles imprudentes et je frémissais en pensant que ces erreurs, avec leurs dimensions colossales à cause de la distance, seraient peut-être les nôtres si Molière était un homme nouveau.