Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre VII

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Les mariages de l’Annonciade.


Le 24 mars, veille de l’Annonciation, j’étais allé le matin voir le lac Fusaro, la prétendue tombe d’Agrippine et toute cette partie des environs de Naples qui avoisine la cap Misène. Une barque me ramenait le soir à la ville et, selon mon habitude, je faisais causer ou chanter les rameurs. Au milieu des ruines historiques et des noms romains, ces bonnes gens n’ayant jamais ouvert un livre ne connaissent que les traditions naïves à la portée de leur intelligence et dans lesquelles ils font figurer Néron, Tibère ou Lucullus, comme d’anciens propriétaires du château voisin et patrons de leurs grands-pères. Chaque débris de monument a sa légende. On pourrait former, de tous ces récits, un cours d’histoire récréatif où l’on verrait quels souvenirs les grands de la terre laissent derrière eux parmi le peuple. Un vieux rameur me racontait une historiette touchant le pont commencé par Caligula et dont les piliers existaient encore. Au dire des marins de Baja, Claude, hésitant à poursuivre l’ouvrage de son prédécesseur, aurait consulté le hasard. A minuit, l’empereur, à table avec ses amis, écouta chanter les coqs de sa basse-cour et, comme les chants furent en nombre pair désagréable aux dieux, il fut résolu que le travail du pont serait abandonné. En achevant son histoire, le vieux rameur se tourna vers le plus jeune de ses camarades et lui dit :

— Ce signor Claude avait une femme méchante et débauchée qu’il tua d’un coup de couteau. Songe à cela, Matteo, avant de te marier. Si tu prends une femme comme celle du signor Claude et que tu t’en débarrasses de même, on te mettra aux galères parce que tu n’es pas un grand seigneur.

— C’est justement, répondit le jeune homme, parce que je ne suis pas un grand seigneur que ma femme ne sera pas méchante. Elle aura trop de besogne pour songer à mal et, d’ailleurs, elle sera chrétienne et élevée par des religieuses, tandis que celle du signor Claude n’était pas baptisée.

— Quand vous mariez-vous ? demandai-je à maître Matteo

— Demain.

— Votre fiancée est-elle jolie ?

— Elle le sera, j’espère : je ne la connais pas encore puisque je vais à l’Annonciade pour lui jeter le mouchoir.

— Vous vous moquez de moi, Matteo ?

— Dieu m’en garde ! Je vois que votre excellence ne sait pas comment on marie les enfants trouvés, à Naples. Si elle veut aller, demain, à l’hospice des Trovatelli, elle y verra toutes les filles bonnes à marier rangées sur une ligne dans la cour. Les pauvres diables comme moi, qui ne savent où trouver une femme, viendront regarder ces jeunes-filles et faire leur choix. Nous passerons ensuite à l’église, tous ensemble, on nous mariera sur l’heure et nous emmènerons nos épouses. J’ai acheté un beau mouchoir de toile blanche que je jetterai à celle qui aura l’avantage de me plaire. Si votre excellence daigne me faire un petit regalio, ce sera autant de gagné pour mes frais de noces.

Vers huit heures du soir, dans le salon de la marquise de S…., je causais, avec un Français, de la cérémonie intéressante qui devait avoir lieu, le lendemain, à l’Annonciade.

— Il y a ici, me dit-il, une dame napolitaine qui pourrait vous raconter l’histoire d’un enfant trouvé et d’un mariage de ce genre. J’en ai appris quelques détails à bâtons rompus. Faites votre cour à cette dame et obtenez d’elle un récit complet.

Il se trouva précisément que je connaissais cette personne. Je lui adressai ma prière et lui demandai dans quel moment elle pourrait satisfaire ma curiosité.

— A l’instant même, si vous le voulez, me répondit-elle.

Nous allâmes nous asseoir dans le boudoir chinois de la marquise et la dame commença en ces termes l’histoire de l’enfant de l’Annonciade :

Quand vous visiterez l’hospice des Trovatelli, ne manquez pas d’examiner la buca, que vous appelez en France le tour. C’est une espèce de berceau suspendu au-dessous d’une ouverture ronde, dont le diamètre a été calculé sur la grosseur moyenne des enfants de six mois. Le règlement ordonne qu’on accepte tous ceux qui peuvent passer dans cette buca, quel que soit leur âge. Autrefois on y introduisait souvent des enfants de trois ou quatre ans ; cet abus a obligé l’administration à rétrécir le tour. Il arrive pourtant encore que des parents ont la cruauté d’y jeter de pauvres victimes en les frottant d’huile et en les poussant avec force, au risque de les meurtrir et de les blesser. A côté de la buca, vous verrez aussi un tronc sur lequel on lit cette inscription : « Madri che qui ne gettate, siamo recommandati alle vostre limosine — Mères qui jetez ici vos enfants, nous nous recommandons à votre charité » ; triste avertissement des souffrances qui attendent la créature prête à tomber dans cet abîme. L’hospice reçoit de deux à trois mille enfants par année. Les deux tiers, environ, meurent en bas âge ; l’autre tiers demeure à l’Annonciade jusqu’à sept ans. Quelques-uns sont demandés et emmenés par des hôteliers, des patrons de cabarets, des nourrisseurs ou des cultivateurs qui viennent chercher, à ce bazar, des camerieri, des valets d’écurie ou des servantes sans gage dont ils font de véritables esclaves. D’autres enfants plus heureux sont recueillis par des gens dévots ou charitables. A l’âge de sept ans, les garçons vont à l’albergo dei poveri, vulgairement appelé le Sérail, où on les fait travailler. Les filles restent à l’hospice. On leur enseigne divers métiers. Les unes se marient le jour de l’Annonciation, comme vous l’a dit votre barcarolle de ce matin ; les autres vont exercer quelque profession et celles qui ont de la piété entrent dans un couvent.

Il y a environ seize ans, la sœur Sant’-Anna étant de service à la buca pendant la nuit, recueillit une petite fille d’une beauté remarquable. L’enfant paraissait âgée de trois mois et, au lieu de crier comme la plupart de ces pauvres créatures, elle jouait paisiblement avec la coiffe et le voile de la religieuse. Le lendemain, on l’inscrivit sur le livre de l’hospice ; on lui mit au cou, selon l’usage, un cordon scellé avec du plomb, portant le numéro du registre et on l’appela Antonia parce qu’elle avait fait son entrée à l’Annonciade le jour de la Saint-Antoine. L’institution des Trovatelli fournit aux petits êtres dont elle se charge le lait d’une nourrice ou d’une chèvre ; mais elle ne peut suppléer à la tendresse d’une mère. Ces enfants, privés du sentiment de la protection maternelle, sont presque tous plaintifs et comprimés. L’âge de raison, en leur apportant la connaissance de leur origine, achève d’avilir leur caractère. Quelques-uns seulement, d’un esprit plus fort et plus noble, résistent à l’opprobre et aux mauvais traitements ; ceux-là deviennent farouches. Antonia était du petit nombre de ces enfants indociles et, pour cette raison, je la crus meilleure que les autres. C’était aussi l’opinion de la sœur Sant’-Anna qui aimait passionnément sa protégée. Malheureusement, la règle de l’hospice et les devoirs de la charité ne lui laissaient pas le temps de s’occuper d’Antonia. L’isolement et la nécessité de se défendre développaient l’énergie de cette petite fille, au préjudice de sa sensibilité. Le cœur d’Antonia s’ouvrit, pour un instant, aux caresses de la bonne religieuse et se refermait ensuite. Elle s’habitua ainsi à considérer la vie comme un état de guerre perpétuelle, où l’on ne doit pas d’affection aux autres puisqu’ils ne vous en accordent point.

Il faut maintenant, ajouta la dame napolitaine, que vous me permettiez de vous parler de moi. Après deux ans de mariage, n’ayant pas encore d’enfants, j’étais au désespoir. Je passais mon temps à faire des layettes que j’envoyais aux nouveau-nés de parents pauvres ; j’avais épuisé les messes, les neuvaines et les présents à l’Eglise ; il ne me restait plus qu’une dernière ressource, la plus efficace de toutes : c’était d’aller à l’Annonciade, d’y choisir une trovatella et de l’adopter. Nos confesseurs nous assurent que ce moyen fléchit le ciel et met fin à la stérilité. Je partis donc un matin pour l’Annonciade. En voyant ces longs corridors sombres, ces murailles nues, ces vastes cours, ce mobilier chétif qui servait à tout le monde sans appartenir à personne, j’éprouvai une profonde tristesse. Mon cœur se serra en regardant ces enfants pour qui la famille était remplacée par une administration, des employés et un règlement. J’aurais voulu pouvoir les adopter tous. Lorsque j’eus annoncé dans quelle intention je venais, on me présenta les petites filles de sept ans les plus estimées des religieuses à cause de leur douceur et de leur docilité. Je cherchais une physionomie qui me plût ; la beauté d’Antonia me frappa au premier coup d’œil. Je demandai pourquoi on ne la mettait pas sur les rangs. On me répondit qu’elle avait une mauvaise tête, ce qui augmenta mon envie de la connaître.

— Mon enfant, dis-je à Antonia, voulez-vous quitter cette maison et venir demeurer avec moi ? Je vous aimerai et j’aurai soin de vous.

— Signora, répondit la petite, on vient ici tous les jours chercher des enfants dont on fait des servantes et moi je ne veux pas servir.

— Voyez quel orgueil ! s’écrièrent les religieuses.

— Vous ne serez pas servante, repris-je ; vous serez ma fille.

— Alors je veux bien, mais à condition que vous me ramènerez quelquefois voir la sœur Sant’-Anna ;

Dans ce moment, la sœur Sant’-Anna parut. Elle devina ce qui arrivait et saisit l’enfant dans ses bras :

— Tu vas suivre la signora, dit-elle en pleurant. La madone exauce mes prières. Tu seras heureuse, mais je te perds.

— Oibo ! s’écria Antonia, je suis plus fine que vous ne pensez. Je ne partirai point si la signora ne veut pas promettre de me ramener vous voir. Vous allez me dire si elle promet comme il faut et si nous pouvons la croire.

Je donnai ma parole de manière à satisfaire l’enfant et la religieuse. La sœur Sant’-Anna, toujours pleurant, me baisa les mains en me recommandant sa fille chérie. Antonia monta résolument dans ma voiture et nous partîmes. Je n’ai pas à me reprocher d’avoir manqué de soins pour cette petite fille, ni d’avoir négligé son éducation. J’y attachais d’ailleurs une idée que vous pouvez appeler superstitieuse. Il fallait qu’Antonia fût heureuse et bonne. Son esprit indépendant ne m’effraya pas d’abord. Ce n’était encore que de l’espièglerie. Elle se querellait avec ses maîtres et n’obéissait qu’à moi ; ce respect me toucha, mais j’aurais voulu gagner autant d’amitié que de soumission et j’y réussissais mal. Sans avoir un naturel antipathique, elle était peu disposée à la tendresse. Je l’en aimais davantage par un travers que je ne saurais expliquer. Son intelligence, son babil d’enfant, ses espiègleries et ses observations moqueuses sur les habitués de la maison me divertissaient extrêmement. Je la transformai tout de suite en fille de bonne maison. Il ne lui resta de sauvage que son horreur pour les chaussures. Quant aux corsets, elle n’en voulut jamais entendre parler.

Un jour, elle s’emporta contre son maître d’écriture et elle l’appela sot animal ; c’était la vérité, mais le maître se fâcha et voulut la battre. Elle lui jeta une écritoire au visage. Voilà des cris, des plaintes et un grand vacarme. Je parvins à garder mon sérieux devant le masque noirci du maître et je grondai très sévèrement. La petite écouta ma réprimande sans oser murmurer, puis elle s’écria tout à coup : Guai a me ! (malheur à moi !) et elle disparut. On la retrouva au bout de vingt-quatre heures, blottie dans le fond d’un grenier, s’imaginant qu’elle pourrait y vivre de rapines sans jamais en redescendre. Cette première incartade me fit réfléchir ; je comprenais que je voulais apprivoiser une hirondelle et la difficulté m’excita davantage à poursuivre l’entreprise.

A treize ans, la beauté d’Antonia s’épanouit subitement comme la fleur d’un cactus. A son air exalté, je devinai que la nature deviendrait bientôt plus puissante en elle que ses faibles principes. Elle ne regardait plus les jeunes gens avec les yeux d’un enfant et, pour la soustraire aux dangers, je l’emmenai avec moi à Sorrente, où je louai une maison sur le bord de la mer. Antonia s’y trouva fort heureuse et put, à son aise, courir pieds nus dans le jardin. Au bout de ce jardin était un bosquet d’orangers, en forme de terrasse et situé au-dessus d’une ruelle où les âniers attachaient leurs ânes. Parmi eux il y avait un jeune garçon d’une figure aimable et dont les filles de Sorrente étaient fort occupées. On l’appelait Meneghe, par abréviation de Domenico. Les voyageurs qui voulaient traverser la montagne et aller à Amalfi le choisissaient pour guide à cause de son visage honnête, de ses jambes infatigables et de son répertoire de chansonnettes dont il savait tirer parti pour amuser la compagnie pendant le trajet. Il ne possédait au soleil qu’un âne, nourri de l’herbe des chemins, deux caleçons de toile, un bonnet de laine et un antique manteau qui avait servi à ses ancêtres depuis trois générations. Avec cela il était plus heureux que Lucullus, faisait la cour à toutes les jeunes filles et marchait le poing sur la hanche, comme si le roi eût été son cousin.

Antonia s’arrêtait souvent au bosquet d’orangers ; la première fois qu’elle vit Meneghe passer dans le chemin creux, elle cueillit une orange qu’elle lui jeta sur l’épaule, puis elle s’enfuit. Le lendemain, elle recommença le même manège et, au lieu de s’enfuir, elle regarda le petit ânier en riant. Meneghe ôta son bonnet, fit un salut et dit à la signorina :

— Bénie soit la main qui me régale !

Et il se mit à manger l’orange. Ce fruit-là, dont une douzaine vaut trois baïocs à Naples, n’a pour ainsi dira aucun prix à Sorrente. Meneghe eut l’adresse de considérer le présent comme une faveur inestimable. Il assura, dans le style poétique des gens de ce pays, que le suc en était du miele d’amore et il demanda une autre orange.

Vous savez qu’on donne ici aux ânes le nom de cuiccio et au conducteur celui de ciucciaïo ; ce sont des mots comiques prononcés à l’italienne et qui seraient barbares avec la prononciation française. Tandis qu’Antonella cueillait une seconde orange, Meneghe lui dit :

— Votre excellence m’honore infiniment ; mais si elle veut combler de joie le pauvre ciucciaïo, je la supplie de me mettre l’orange dans la main, comme à un signore cavaliere, au lieu de me la jeter comme à un chien.

En parlant ainsi, l’ânier monta sur une borne d’où il atteignit au sommet du mur. Antonia lui présenta l’orange ; alors Meneghe, saisissant la jeune fille par le bras, la tira fortement et lui appliqua sur les lèvres un baiser sonore et profond.

— Traître, s’écria la petite, tu n’auras plus d’oranges et je te punirai en demandant à la madone de te faire tomber à la conscription.

— Ah ! Malheureux que je suis ! dit le garçon en s’arrachant les cheveux ; je serai donc soldat ! J’irai à la guerre, c’est fini de moi ; je recevrai une balle dans la tête. Hélas ! excellence, ayez pitié du pauvre ciucciaïo.

Et il s’agenouilla dans la poussière en faisant mille contorsions.

— Non, répondit la jeune fille, tu tomberas au sort. La madone m’accorde tout ce que je lui demande et tu as mérité d’être puni.

— Eh bien ! je périrai pour une belle signorina. J’aurai au moins embrassé une personne vêtue comme une princesse et, si elle veut me dire son nom, je la bénirai encore en rendant le dernier soupir.

— Va, tu es un coquin. Je m’appelle Antonia.

— Antonia. Antonia, Antonietta, Antoninetta, Nantina ! Oh ! le cher petit nom ! je le répéterai toute la journée avec tant de bénédictions et de prières que Saint Dominique, mon patron, apaisera le courroux de la madone.

Là-dessus Meneghe chanta d’une jolie voix de ténor la chanson populaire de la Cannetella, en y mêlant le nom d’Antonia. Ma fille adoptive avait elle-même une belle voix de contralto et je lui avais donné d’excellents maîtres de musique. Au second couplet, elle accompagna le chanteur à la tierce et sa colère se trouva fort diminuée à la fin du morceau. Ils se séparèrent meilleurs amis qu’Antonia ne voulait l’avouer. Depuis ce jour elle revenait tous les matins au bois d’orangers et passait une heure en tête-à-tête avec le petit ânier.

— Si tu ne veux pas chanter, lui disait-elle, tu tireras un mauvais numéro à la conscription.

Le garçon n’avait garde de refuser car il croyait au crédit de la jeune fille auprès de la madone et, bientôt, cette bonne fortune avec une demoiselle de qualité lui tourna un peu la cervelle. Malgré les inclinations populaires que le sang d’Antonia révélait, tout ceci m’eût semblé pardonnable sans une circonstance dont je dois vous instruire. Je destinais la main de ma protégée à un jeune homme plus laborieux que riche, mais d’un bon caractère. J’avais placé ce jeune homme dans un ministère où il avait déjà deux cents ducats, c’est-à-dire neuf cents francs d’appointements et le titre de consulta-stato. Il venait nous voir assidûment à Sorrente le dimanche et les jours de fête. Antonia savait mes intentions, trouvait ce prétendu à son goût, demeurait des journées entières avec lui, faisant des projets de bonheur, chantant des duos, offrant des fleurs à son futur avec la même grâce qu’elle mettait à régaler Meneghe de mes oranges. Un jour, le bon Jérôme Gotti, c’était son nom, entra chez moi, le visage tout bouleversé, les yeux inondés de larmes. Il avait fait la route de Castellamare à Sorrente en compagnie du jeune ânier qui venait de lui raconter son intrigue amoureuse tout en cheminant. Le chagrin suffoquait le pauvre Geronimo ; mais son orgueil prit le dessus et il déclara nettement qu’il rompait pour la vie avec une personne indigne de lui. Je ne pus réussir à le calmer ; il partit désespéré, sans rien vouloir entendre et sans revoir Antonia. J’appelai aussitôt ma fille. Elle ne s’abaissa pas au mensonge et m’avoua ses fautes avec une candeur qui m’épouvanta.

— Enfin, lui disais-je, lequel des deux aimais-tu ?

— Tutti due ! me répondit-elle ; tous les deux.

— Ainsi, tu aurais épousé Geronimo ayant de l’amour pour ce Menhege ?

— Si signora.

Il me fallut lui expliquer ce qu’il y avait de coupable dans ses sentiments, encore ne suis-je pas certaine qu’elle l’ait compris. Elle pleura de mes reproches plutôt que de honte ou de regret. La colère s’empara de moi.

— Malheureuse ! m’écriai-je, songe au cachet de plomb que tu portes encore à ton cou et rappelle-toi d’où je t’ai tirée.

— Oui, répondit-elle, je ne suis qu’une trovatelle et, si vous l’ordonnez, je suis prête à retourner à l’Annonciade.

Je l’envoyai dans sa chambre et je restai à pleurer et à implorer la madone qui n’avait pas agréé mes offrandes, ni mes sacrifices.

— Comment voulez-vous, disais-je le lendemain à Antonia, qu’on vous cherche un mari si vous montrez des inclinations aussi mauvaises ?

— Puisque vous pensez que je ne mérite pas d’être mariée, répondit-elle, je me résignerai à demeurer fille.

— Assurément, vous n’épouserez pas un misérable ânier, ou bien nous nous séparerons.

— Je ne veux rien faire contre votre gré ; j’aime mieux renoncer à Meneghe que de vous déplaire.

Le petit ânier avait des prétentions. Ces souvenirs m’agitent encore trop dans le moment pour que je puisse vous raconter la scène burlesque qu’il vint me jouer en demandant intrépidement la main de ma fille adoptive. Je le menaçai de coups de bâton et il s’esquiva.

En face de ma maison de campagne était une chaumière habitée par une jeune orpheline d’une rare beauté ; elle s’appelait Angelica, ce dont on faisait Cangé, car il faut toujours raccourcir ou modifier les noms dans ce pays-ci. C’était une vraie sorrentine, brune, élancée, d’une physionomie sérieuse, avec des bras d’ivoire et des yeux démesurés. Elle ornait sa misère avec un collier de graines de sorbier, un chapelet de noisettes et une coiffure de feuilles de myrte. Au rebours du précepte, elle ne faisait rien, pendant la semaine, que rêver à sa fenêtre et, le dimanche, elle sortait de son apathie pour danser des tarentelles à se briser les jambes. Meneghe vint à passer par là et, soit inconstance, soit envie de braver les rigueurs d’Antonia, il se mit en frais pour la voisine. Je voulus montrer à ma fille adoptive l’insolence de son amoureux ; elle me répondit qu’elle l’avait déjà remarquée, d’un air si indifférent que je la crus trop fière pour être jalouse. Un matin, elle me demanda la permission d’envoyer à Angelica une corbeille de nos meilleurs fruits. Cette vengeance me sembla fort noble et je n’eus garde de m’y opposer. La voisine vint remercier Antonia et s’en acquitta parfaitement, avec cette grâce et cette effusion touchante que donne la reconnaissance. On s’embrassa cordialement. Les deux jeunes filles voulurent parcourir ensemble le jardin. Je les vis s’enfoncer sous les arbres, les bras entrelacés et appuyées sur l’épaule l’une de l’autre. Tout à coup j’entendis un cri d’angoisse qui me fit frémir. Antonia revint seule. Elle était émue ; ses mains tremblaient et ses yeux avaient une expression sinistre que je n’oublierai jamais.

— Malheureuse, lui dis-je, qu’avez-vous fait de cette jeune fille ?

— E annegata, me répondit-elle.

Je devinai ce qui s’était passé. Au fond du jardin se trouvait une citerne dans laquelle Antonia venait de précipiter sa rivale. J’appelai mes domestiques et je courus avec eux au secours. L’eau n’était pas profonde. Angelica fut retirée évanouie, mais non noyée et nos soins la rétablirent en quelques heures. La Sorrentine n’était pas fille à pardonner. Sa première pensée, en revenant à la vie, fut la vengeance.

— Je lui rendrai cela, disait-elle, et je tâcherai de ne pas manquer mon coup.

De son côté, Antonia, au lieu de se repentir, n’écoutait que la jalousie et répétait qu’une autre fois elle s’y prendrait mieux. Je délibérai entre les deux partis : dénoncer le crime à la justice, ou abandonner Antonia et la rejeter dans la classe abjecte d’où elle n’eût jamais dû sortir. Mon esprit repoussait un troisième parti, celui de poursuivre ma tâche et de chercher encore à apprivoiser cette nature sauvage ; mais l’idée m’en vint bien vite, car cette méchante fille portait en elle je ne sais quel charme vainqueur qui triomphait de mon indignation. S’il était possible de la sauver, nul autre que moi ne le pouvait et, d’ailleurs, j’avais pris l’habitude de l’aimer ; j’essayais en vain de m’en défendre. Dans ma perplexité, j’envoyai un exprès à Naples avec une lettre pour la sœur Sant’-Anna. La bonne religieuse accourut à Sorrente. Aussitôt qu’Antonia aperçut ce visage sévère, ce voile noir et cet habit respectable, son cœur de pierre s’amollit comme celui de Coriolan à l’aspect de sa mère ; elle tomba sur les genoux et fondit en larmes. Après une conférence de trois heures, la sœur Sant’-Anna conduisit la coupable devant moi. La pauvre enfant, suffoquée par les sanglots, essaya de prononcer une phrase de repentir et resta court. Ses traits, bouleversés par tant de secousses, et ses yeux gonflés me firent pitié ; elle étendit ses bras vers moi, j’ouvris les miens, et la paix se trouva signée au milieu d’un nouveau déluge de pleurs.

L’idée me vint alors qu’élevant cette pauvre fille au-dessus de sa condition et en voulant lui imprimer des sentiments qu’elle ne pouvait comprendre, je la rendais plus malheureuse qu’elle n’aurait dû l’être. Ne valait-il pas mieux en faire la femme d’un ânier que de l’exposer à commettre un crime ? Cette pensée changea mes résolutions. J’envoyai chercher Meneghe ; il arriva, tremblant de tous ses membres comme si on l’eût mené à l’échafaud. Quand je lui annonçai mon intention de lui accorder la main de ma fille, il s’imagina qu’on le mystifiait de la manière la plus cruelle avant de le punir. Cependant sa défiance fut vaincue lorsque je lui mis dans la main une bourse garnie de grosses piastres sonnantes, en lui commandant de revenir, le lendemain matin, propre et vêtu comme un signor, pour sa visite de présentation. Il me répondit avec un calme diplomatique et majestueux qu’il se conformerait à mes ordres et sortit, à reculons, après trois saluts grotesques, en imitant les airs d’un homme comme il faut. Je le vis ensuite, par la fenêtre, bondir dans le chemin, faire la roue et se jeter à plat ventre dans un tas de poussière pour compter son argent.

Meneghe revint le lendemain, vêtu d’un immense habit de jardinier et d’une vieille culotte de velours, chaussé de souliers de peau de buffle jaune, sans bas et coiffé d’un large chapeau de paille, avec une cravate rouge et un gilet à fleurs. Le dormeur éveillé n’était pas plus content lorsqu’il se croyait calife. Dans ce moment Antonia parut. Elle débuta par éclater de rire au nez de son amoureux ; mais l’attendrissement nous prit en le voyant lui-même d’aussi bon cœur que nous.

— Que vos seigneuries ne s’effrayent pas, dit-il, et qu’elles daignent encourager mes premiers essais. Je perdrai mes façons d’ânier et, avec un peu de patience, on me transformera bientôt en gentilhomme.

Antonia se réjouit fort à l’idée de faire l’éducation de ce pauvre garçon et tous deux me baisèrent les mains en m’accablant de remerciements. Au bout de trois jours, les progrès de Meneghe étaient déjà sensibles. Sa toilette avait subi de grandes améliorations ; sa charmante figure, son envie de plaire et l’ivresse de son bonheur finissaient par m’entraîner. Jugez de ma surprise lorsqu’un matin, Antonia vint s’asseoir au bord de mon lit et me déclarer sans hésitation qu’elle ne voulait point épouser Menhege.

— As-tu résolu de me faire tourner la tête ? dis-je avec colère. Quel est ce nouveau caprice ?

— Ce n’est pas un caprice, répondit-elle. Je croyais aimer cet ânier ; j’ai réfléchi et je sens que je me trompais.

— Mais tu n’étais donc pas jalouse de la Sorrentine ?

— Très jalouse, au contraire ; c’est la cause de mon erreur. Hélas ! signora, je ne vous souhaite pas de connaître la jalousie. A présent qu’elle est passée, je vois que c’était ma seule maladie et que l’amour n’existait pas.

En apprenant sa ruine, Meneghe tomba la face contre terre. Il se releva ensuite et demanda, d’une vois lamentable, s’il n’y avait plus de remède.

— Aucun remède, lui dis-je.

— Alors, s’écria-t-il, n’y pensons plus car je ne veux pas devenir fou. Je retourne à mon ciuccio. Faut-il rendre à votre seigneurie tous mes beaux habits ?

— Non, ils sont à toi.

— Ils valent beaucoup d’argent, ce sera pour ma bonne-main. Mille grâces à votre seigneurie.

Le soir-même il avait vendu sa garde-robe et se tenait en caleçon de toile sur la place du village, offrant son âne aux promeneurs. Il ne lui resta, de sa fortune d’un moment, que le sobriquet de don Limone dont ses confrères le gratifièrent à perpétuité. On n’oubliera jamais, à Sorrente, sa culotte de velours et son gilet citron.

Afin de mettre une conclusion plus sûre aux amours de Meneghe, je retournai à Naples avec ma fille adoptive. Elle y passa l’hiver au milieu d’une société aimable, fort courtisée par des jeunes gens qui auraient dû lui plaire et dont elle recevait les hommages avec une brusquerie et une humeur rétive qui éleva plus d’une querelle entre nous. En revanche, lorsque je le prenais en barque sur la mer, elle engageait des conversations avec les rameurs, leur adressait des œillades et se mettait en frais de coquetterie, à mon grand déplaisir. Un dimanche, à l’église de Santa-Chiara, nous vîmes qu’on célébrait une messe de mariage dans une des chapelles latérales. Avec ses yeux de lynx, Antonia reconnut son ancien amoureux, Geronimo, conduisant à l’autel une jolie personne coiffée du voile des épousées.

— Le traître ! s’écria-t-elle, il se marie ! Cela prouve bien qu’il ne m’aimait pas.

— Si l’un de vous a trahi l’autre, lui dis-je, ce n’est pas le pauvre Geronimo et, s’il ne t’aimait point, cela est fort heureux pour lui. Voudrais-tu qu’il restât garçon toute sa vie ?

— Je n’en serais pas fâchée.

Antonia sortit de l’église, mais je découvris bientôt qu’une nouvelle folie la tourmentait. Le soir, elle me pria sérieusement de la marier de suite, fût-ce avec un barcarol. Je lui imposai le silence et la menaçai de la mettre au couvent. Il paraît que ce mot de couvent lui inspira une frayeur terrible et qu’on l’entendit gémir et pleurer pendant la nuit. Le lendemain, à l’heure du déjeuner, Antonia ne descendit point. Je l’envoyai appeler ; on vint me dire qu’elle n’était pas dans sa chambre. Mes gens assurèrent qu’ils ne l’avaient pas vue sortir. On trouva enfin une fenêtre du rez-de-chaussée ouverte ; les souliers d’Antonia, déposés au pied de cette fenêtre, éclaircirent me doutes car cette étrange fille saisissait toutes les occasions de courir sans chaussures, avec un habillement de femme du peuple qu’elle avait composé elle-même. Voici ce qui arrivait :

Nous étions au jour de l’Annonciation. Antonia, égarée par la crainte du couvent et l’envie de se marier, s’était souvenue de la cérémonie de l’Annonciade et de ses droits d’enfant trouvé. Elle avait pris la fuite, vêtue de son costume populaire. Par malheur, la Sœur Sant’-Anna n’était pas à l’hospice quand elle y entra. Le cachet de plomb qu’Antonia portait encore à son cou lui servit à se faire reconnaître pour une trovatella. On lui permit de se ranger parmi les filles à marier et, lorsqu’elle parut dans la cour de l’hospice, les épouseurs, frappés de sa beauté, applaudirent en s’écriant :

— Bénie soit la mère qui t’a mise dans la buca !

Tous voulaient avoir la charmante trovatella. Deux garçons lui jetèrent en même temps le mouchoir, l’un barbier à Fuori-di-Grotta, l’autre macaronaro à Portici. Une bataille en serait résultée si on n’eût apaisé les prétendants en laissant le choix à Antonia. Elle donna la préférence au petit barbier et, à midi, tous les mariages furent célébrés à la fois dans l’église de l’Annonciade.

J’attendais à ma fenêtre, dans une anxiété cruelle, qu’on m’apportât des nouvelles de la fugitive lorsque je vis deux calèches de place accourir au galop, remplies de lazzaroni, de cornemuses et de tambours de basque ? C’étaient les époux, entourés de leurs amis qui venaient me faire leurs soumissions. Antonia conduisait la troupe joyeuse.

— Signora, me dit-elle, je n’oublierai jamais que vous m’avez aimée comme votre enfant ; mais je n’étais pas digne de tant d’honneur. Je ne suis qu’une pauvre fille du peuple, incapable de me former aux bonnes manières, de suivre votre exemple et de répondre comme je le devrais à tous les soins que vous avez pris pour mon éducation. Je rentre dans e peuple en acceptant un mari de l’Annonciade et, quand je serai méchante ou jalouse, on ne s’en étonnera pas. Pardonnez-moi ma dernière sottise ; si j’en commets d’autres à présent, mon mari, qui est un homme robuste, saura bien me corriger à la façon de ses pareils.

La chose étant faite, il n’eût servi à rien de me mettre en colère. Je donnai quelques avis maternels à l’épousée qui me promit d’avoir toujours pour moi le respect d’une fille et puis je l’embrassai en lui offrant un présent de noce. Une distribution aux conviés termina la séance. On remonta dans les voitures aux cris de : Vive la signora ! Vive la reine des trovatelles ! Et on s’en alla danser sous une treille.

Depuis ce jour, Antonia n’a plus connu le désœuvrement, véritable cause de ses fautes. Elle se lève de bon matin, travaille comme une bête de somme et, au bout de deux ans de mariage, elle est enceinte de son troisième enfant. Lorsqu’elle tourmente son mari, les querelles se terminent par des coups ; ces petits orages passagers sont des crises favorables après lesquelles Antonia devient douce comme un agneau. Quant à moi, j’en suis pour mes peines, mes bienfaits et mes frais de tendresse dont la madone n’a pas voulu me récompenser, sans doute, hélas ! parce que je l’aurai offensée de quelque autre manière.

C’est ainsi que la dame napolitaine termina l’histoire de la fille de l’Annonciade.

A la fin du mois de mai, à mon retour de Sicile, je me trouvais un jour pour la seconde fois dans le village de Sorrente et je ne pensais plus à la trovatelle Antonia, ni à son mariage pittoresque. Les âniers me persécutaient avec leurs offres de services. Autant j’aimais cette monture simple parmi les paisibles Siciliens, autant il me répugnait de m’en servir dans les environs de Naples, à cause des procédés impitoyables du ciucciaïo pour le malheureux serviteur qui lui gagne son pain. L’âne est le plus vertueux des domestiques, le plus modeste et le plus résigné ; on le paye de toutes ses belles qualités en l’assommant : on l’accable de besogne et on le laisse mourir de faim. Avec la race de Caïn qui habite la terre, la patience, la douceur et la sobriété ne font qu’attirer les mauvais traitements, les coups et la misère. Ma conscience n’était pas tranquille quand j’avais été cause de quelque iniquité à l’égard d’un animal. Cependant le nom de Meneghe, prononcé dans le groupe des âniers, réveilla mes souvenirs et, afin de parler à l’ancien amoureux d’Antonia, je montai sur son âne, après avoir fait un marché avec lui pour aller déjeuner à Massa. Meneghe témoigna d’abord de la répugnance à revenir sur ses aventures et, j’en augurai bien, dans l’idée qu’il aimait encore sa maîtresse infidèle. La promesse d’un regalio lui délia la langue. Il me raconta ses amours d’une manière risible, à son point de vue de paysan. Je lui demandai si cette affaire lui avait laissé beaucoup de regrets et il soupira, sans vouloir répondre.

— Ce garçon-là, pensai-je, doit avoir le cœur sensible.

En arrivant à Massa, je déjeunai sous un berceau de vignes, tandis que meneghe mangeait dans la cuisine de la locanda. Lorsque je revins d’une promenade à pied pour reprendre mon âne, je m’aperçus que la pauvre bête n’avait eu d’autre nourriture qu’un peu d’herbe sèche couverte de la poussière du chemin. Je reprochai à Meneghe sa négligence et sa cruauté.

— Anzi ! me répondit-il, a ben’fatto la colazione ; bah ! il a fait une bonne collation.

Je remontai sur l’âne avec la conscience agitée et de nouveaux doutes sur les bons sentiments du ciucciaïo.

— Ecoute-moi, lui dis-je tout en cheminant, pourquoi ne te maries-tu pas ?

— Gnor, répondit-il dans son dialecte original, non trovarro n’Antonia.

— Tu ne trouveras pas Antonia, c’et vrai, mais que n’épouses-tu Angelica ?

Il leva les yeux au ciel et fit claquer sa langue contre son palais, ce qui voulait dire non.

— Et pourquoi, repris-je, ne veux-tu pas te marier ?

Meneghe tenait à la main un bouquet de fleurs ; il me l’offrit pour rompre l’entretien.

— Il faut me répondre, poursuivis-je, est-ce que tu aimes encore Antonia ?

Meneghe saisit l’âne par la queue en poussant un cri sauvage et l’infortuné animal fit une traite d’une lieue au galop, toujours harcelé par son maître. Je retournai ainsi promptement à Sorrente. Arrivé sur la place, je renouvelai mes questions.

— Gnor, répondit enfin Meneghe, è fenutto pe me.

— Je te donnerai deux carlins de plus, lui dis-je alors, si tu me parles sincèrement, pourquoi dis-tu que tout est fini pour toi ?

— Pecchè trovaro na moglie, maje danaro e giubbetino colle sciure. Parce que je trouverai bien une femme, mais jamais d’argent ni de gilet à fleurs.

C’était sa belle toilette qui lui tenait au cœur.