Les Français, dit-on, s’engouent promptement et oublient de même ; les Italiens peuvent bien en cela nous donner la main ; leur engouement est plus exagéré que le nôtre et ne dure pas davantage. Lorsque je visitai, pour la première fois, le musée Borbonico à Naples, j’examinai avec attention la suite de tableaux qui représente dans les plus grands détails la révolution de 1648. Ce sont des ouvrages plus remarquables par leur intérêt historique et leur exactitude que par le mérite du pinceau. On y voit le soulèvement du peuple, les massacres des nobles, l’élévation de Masaniello, sa mort et la rentrée des Espagnols dans la ville. Or le règne de ce pêcheur n’a duré que dix jours et le retour de Don Juan d’Autriche n’eut lieu qu’au bout de six mois. Dans cet intervalle, M. de Guise fut chef de la république et il n’est pas plus question de lui que s’il n’eût jamais existé ; les gens éclairés eux-mêmes ne savent pas en quoi son histoire se rattache à celle de Naples. Cependant ce prince, étant exilé à Rome sous le ministère de Mazarin, fut prié instamment par les Napolitains de venir à leur secours dans des circonstances périlleuses où un chef était nécessaire. Il vendit ses bijoux et son argenterie, partit de Rome avec quelques gentilshommes français, braves et aventureux comme lui et, à travers mille dangers, vint aborder Naples où on l’accueillit avec un enthousiasme poussé jusqu’à l’ivresse. Il disciplina de son mieux des troupes fort mauvaises, rétablit le bon ordre par son courage et sa fermeté, en brisant plus d’une fois sa canne sur la tête des lazares, comme il disait dans son langage de grand seigneur. Pendant six mois, il lutta contre les armées espagnoles avec avantage. Le cardinal Mazarin l’abandonna et les insurgés le récompensèrent de ses peines en le vendant à Don Juan d’Autriche qui l’envoya prisonnier à Madrid. Il était juste au moins qu’après tout cela on daignât se souvenir de M. de Guise et reproduire dans l’histoire de la révolution quelques-unes de ses prouesses. On s’en garda bien. Salvator Rosa lui-même, qui fut en correspondance avec ce prince, du haut des Abruzzes, n’a pas fait un seul tableau sur cet épisode héroïque. Avant d’aborder en Calabre, Murat aurait dû se rappeler l’exemple de Henri de Lorraine et retourner en arrière.
En fait de spectacles, notre manie de nouveauté n’approche pas celle des Napolitains. Nous négligeons plutôt nos idoles que nous ne les brisons, semblables à ces femmes galantes dont le cœur est bon et qui se font des amis de leurs anciens amants. Nos théâtres reviennent volontiers aux vieux ouvrages et leur conservent toujours une place dans le répertoire. Si le goût du jour s’en éloigne trop, on joue encore des fragments ; le Conservatoire s’en empare et, de cette façon, les chefs d’œuvre ne meurent pas absolument. En Italie, une mauvaise partition est couronnée et applaudie comme une merveille parce qu’elle est nouvelle, puis elle va rejoindre les autres dans l’abîme du néant. Les théâtres de musique n’ont point de répertoire. L’impresario met en répétition, pour l’hiver, une ou deux pièces les plus récentes et du maestro à la mode. Ces deux pièces font les frais de la saison entière. Elles durent autant que les feuilles des arbres. Recueillez les fruits du succès, pauvres auteurs, à Noël vous serez défunts. Il est vrai que le moment de la vogue a de grandes douceurs. On entend partout les motifs de l’opéra. Tout le monde les sait. On se pâme de plaisir en les fredonnant. On les propose pour sujet aux improvisateurs. La musique de régiment les apprend, en fait des sérénades pour la nuit, des aubades pour les grands personnages et le soldat marche au refrain de la cavatine. Tout cela meurt avec l’année. Une autre partition vient qui s’évanouit de même. A Paris on veut de la variété, en Italie du nouveau. A Gênes, c’était Maria di Rudenz, ouvrage broché par Donizetti exprès pour le théâtre Carlo-Felice. A Naples, on ne sortait pas de la Linda de Chamouni. Ne demandez pas, dans ce pays-là, ce que c’est que Mozart : on ne le connaît pas même de nom. On sait qu’il a existé un homme appelé Cimarosa dont les pièces ont eu du succès en leur temps. Sans le Stabat Mater, Rossini s’en irait à tire d’aile se ranger où est Gluck en France. Othello, le Barbier de Séville, nous diraient les Napolitains, comment pouvez-vous écouter encore ces vieilleries !
Selon mon goût, Mme Tadolini n’est pas une cantatrice qu’on puisse prendre en passion. J’ai vu, à Naples, deux ténors médiocres se partager les toques à plumes et l’intérêt du public, l’un bon musicien et déjà usé par le travail, l’autre doué d’une voix superbe qu’il maniait assez mal. Le premier basso-cantante, nommé Coletti, possède le feu sacré qui fait les grands artistes et il le deviendra, mais ce n’est pas encore une chose achevée. Avec ces faibles éléments, je ne sais quel charme tenant sans doute au pays m’attirait à l’Opéra. Je ne pouvais dormir de bon cœur si je n’avais pas entendu la romance de la Linda. Toute pâle qu’est cette musique, elle semble avoir plus de couleur sous le ciel de Naples. Les contrées méridionales ont le privilège de vous maintenir dans un ordre de sensations heureux et favorable aux arts. Vous habitez Naples depuis huit jours à peine que vous éprouvez, comme les Italiens, le besoin de vous dilettare et, quelle que soit la pièce du moment, vous allez à San-Carlo. Lorsqu’au mois de février, à l’époque des grandes douleurs de la nature du Nord, vous vous habillez les fenêtres ouvertes, vous circulez dans la ville sans autre incommodité qu’un peu de poussière et vous parcourez les environs à la chaleur tempérée d’un beau soleil, les rouages de la machine humaine fonctionnent mieux et plus activement ; vous sentez avec plus de vivacité ; la cavatine dont vous pèseriez sévèrement la juste valeur au théâtre Ventadour vous épanouit d’aise; le ballet vous intéresse, vous devenez enfant comme le parterre napolitain et vous vous surprenez à désirer le moment plein d’émotion où les brigands du ballet sont vaincus par ce jeune premier, si hérissé de panaches qu’on ne lui voit plus les yeux. C’est une façon de vivre dont vous ne connaissez pas le charme dans ces climats sombres et hostiles où vous êtes replié sur vous-mêmes, les pieds au feu, et tourmenté jusque par l’air que vos poumons respirent.
Après San-Carlo, les autres théâtres de musique ne méritent pas qu’on s’en occupe. Celui du Fondo n’est qu’une succursale de l’Opéra. On y joue les mêmes ouvrages exécutés par la même troupe. Au théâtre Nuovo, le répertoire est composé de vaudevilles français traduits en mauvais opéras comiques. Laissons cela de côté : il y aurait trop de certitude d’ennuyer le lecteur à lui parler d’un endroit où l’on s’ennuie.
La comédie est morte, en France, de sa mort naturelle. Lorsqu’elle florissait, il y avait de l’exagération dans le caractère français. Les originalités, les ridicules et les travers étaient évidents, faciles à saisir, connus de tout le monde et, de plus, le partage d’une coterie particulière donnait le ton au reste de la nation. Aujourd’hui, les travers et les ridicules ne sont pas moindres, en somme ; mais, en se divisant sur un plus grand nombre, ils ont pris des proportions mesquines et ils échappent à la comédie qui ne trouverait plus aussi facilement le succès populaire. En Italie, au contraire, les fortes proportions se sont conservées. L’influence appartient à des coteries et à des minorités, aux dépens desquelles le reste du public rirait volontiers. La comédie trouverait toutes les conditions désirables d’une bonne existence ; mais une force supérieure lui ferme la bouche. Les théâtres se traînent à la suite des productions françaises. Vous ne voyez que M. Scribe traduit en Italien et joué avec cette volubilité involontaire qui sied aux pièces de ce genre comme des fioritures à la musique de Rameau. L’affiche, toujours emphatique, annonce le Verre d’eau comme l’ouvrage le plus accrédité de la littérature moderne. Pour un Français qui a vu tout cela bien joué à Paris, ces traductions composent le spectacle le moins attrayant qui se puisse représenter. Mais descendez des grands théâtres aux petits, à ceux d’un ordre trop infime pour être assujettis à une surveillance extrême, vous y retrouverez la véritable comédie nationale qui s’alimente de l’à-propos, des travers du moment et qui donne souvent, dans son petit cercle, des conseils utiles au peuple qui la soutient et l’applaudit.
Sur la place du Castello, en face des canons braqués à travers les grilles sur le passant, vous verrez une maison de pauvre apparence et que vous ne prendriez jamais pour un théâtre. L’entrée ressemble fort à celle d’un méchant cabaret. Un corridor bas et tortueux vous mène, par une pente rapide, dans un souterrain où est la salle de spectacle, étroite mais propre et bien éclairée. Vous êtes à San Carlino. A deux pas de là, sur la même place, est une autre taverne de même figure appelée le théâtre de la Fenice. Dans ces deux petits bouges se sont réfugiés l’ancienne verve comique dont l’Italie ne perdra jamais le génie, les pièces de circonstance, les reproductions de ridicules connus et de types populaires, les discours au public comme du temps de Scaramouche ou de Gros-Guillaume. C’est là que le fameux Lablache a commencé sa carrière dramatique ; on s’en souvient encore à Naples.
La troupe de San-Carlino se compose d’une douzaine d’acteurs excellents, francs Napolitains pour les grimaces, la vivacité, les gestes expressifs, la force du gosier, la facilité d’improvisation; ils s’entendent ensemble comme des larrons et enlèvent un succès comme une muscade. Dans toutes les pièces on retrouve constamment les quatre rôles classiques : Pancrace, Polichinelle, le bègue portant des lunettes énormes et la vieille donna Pangrazia, toujours persuadée que les jeunes gens l’adorent. A ces quatre personnages appartient le privilège de faire rire le parterre. Ils parlent le dialecte napolitain, tandis que les autres rôles varient selon les pièces et sont écrits ordinairement en Italien. Le vieux don Pancrace représente la naïveté, la bonhomie, la bêtise crédule et Polichinelle la fourberie, la gourmandise, la poltronnerie, tous les instincts grossiers et matériels. Quand le vieux bègue aux larges lunettes n’est pas le compère de Pancrace, comme l’Orgon français est l’ami de Géronte, il joue les tabellions, les baillis ou les commissaires de police. Le caractère de la vieille est celui de Pancrace, augmenté des faiblesses du beau sexe. Souvent ces quatre rôles déroulent entre eux une intrigue comique, entée sur une autre plus sérieuse. Dans les pièces toutes da ridere, le fond du sujet repose sur eux. L’affiche annonce la double intrigue par un double titre. Don Pancrace et son compère le bègue portent la culotte noire et la perruque plate à queue et sans poudre. Le Polichinelle n’est pas, comme celui des marionnettes, un bossu vêtu de l’habit de clinquant. Il n’a pas de difformité. Son costume se compose d’une camisole et d’un large pantalon de toile blanche, serrés à la ceinture par des coulisses et plissés du haut en bas. Son bonnet de laine blanche est droit comme une mitre d’évêque ; un demi-masque noir avec un long nez cache la moitié du visage et forme, dans les traits, un contraste piquant de grimaces et d’immobilité. La vieille, d’un embonpoint qui déborde, se farde les joues, affecte les prétentions et les parures de la jeunesse, se charge les doigts de bagues et le cou de colliers. A San-Carlino, ces emplois à caractère, surtout celui de Pancrace et de la vieille, sont joués par des artistes d’un véritable talent et d’un naturel exquis; jamais leurs farces les plus outrées n’atteignent le point où le rire et la gaieté se changeraient en fatigue ou en dégoût.
Dans le reste de la troupe, il y a encore des acteurs de mérite : trois hommes doués de physiques hétéroclites et qui reproduisent des figures populaires, un amoureux d’assez bonne tournure pour l’endroit, une jeune première petite, robuste et chevelue, type exact de la brunette napolitaine au cœur fantasque et à la tête chaude ; une autre actrice jeune et belle, d’une physionomie énergique et qui remplit admirablement les rôles de servante ou de femme du peuple.
Mais le plus intéressant de tous est l’acteur-auteur nommé Altavilla, l’âme et le soutien de la compania de San-Carlino. Il remplit tantôt les rôles qui répondent à ceux de Gonthier dans nos vaudevilles, tantôt d’autres plus comiques ou de caricature, car il est excellent mime et son visage, d’une mobilité extraordinaire, se prête à toutes sortes de bouffonneries. Ce qui élève Altavilla au-dessus de ses confrères, c’est qu’il est le Molière de la troupe. Depuis plusieurs années, quoiqu’il paraisse à peine âgé de trente-cinq ans, on ne joue que ses ouvrages et ce n’est pas une petite affaire que d’alimenter le théâtre de San-Carlino. Tous les samedis, pendant la saison d’hiver, il faut une pièce nouvelle. Jamais la première représentation n’a manqué d’arriver au jour convenu. En une semaine on fait, on apprend et on répète une comédie tout en jouant celle de la semaine précédente. Le fécond Lope de Vega lui-même se serait fatigué de ce métier-là et aurait peut-être donné sa démission. Le signor Altavilla est aussi frais d’esprit et aussi en train que le premier jour.
Vous devinez sans peine qu’avec si peu de temps pour composer et préparer une pièce, il est impossible qu’on l’écrive avec soin et même qu’on la mette entièrement sur le papier. Le canevas seul est déterminé, une partie des scènes à demi-ébauchées, quelques mots soufflés d’avance aux acteurs ; le reste s’achève en causant et en répétant l’ouvrage. Une large part est laissée à l‘improvisation, à l’esprit du Polichinelle, à la bonhomie du Pangrazio, aux délicieuses minauderies de la vieille, au bégaiement de l’homme à lunettes et aux inspirations dernières que le moment de la représentation suggère encore à l’auteur. On ne sait pas au juste si les scènes se suivent bien, comment cela doit marcher. Déjà le samedi arrive, voici le public dans la salle ; l’orchestre a joué l’ouverture, les trois coups sont frappés, la toile se lève. Pancrace paraît, le parterre éclate de rire. Le souffleur est habile ; l’exposition réussit ; chacun voit clair dans son rôle. On se comprend, on se soutient l’un l’autre. La pièce marche : tout à coup l’amoureux saisit Altavilla par le bras dans la coulisse.
— Que vais-je dire ? s’écrie-t-il ; que faire ? mon entrée est manquée. Ma scène d’amour ne peut plus aller.
— Ne t’effraie pas, mon garçon, répond l’auteur. Tu feras tel changement à ton rôle. Au lieu de cette tirade, tu diras ce que je vais t’indiquer.
Et il trace à la hâte un passage nouveau, différent du premier. Pendant ce temps-là, Polichinelle ne voyant pas entrer l’acteur, devine qu’on change et qu’on prépare. Il remplit l’intervalle par des lazzi. La leçon est finie, le carrosse enrayé se dégage et roule de plus belle. Le public ne s’aperçoit de rien ; le dénouement s’exécute à souhait et la soirée se termine par des rires et des applaudissements.
Le samedi suivant c’est à recommencer. Bien rarement une de ces bluettes dure quinze jours. Pas une n’existe ni imprimée, ni en manuscrit. Altavilla lui-même, s’il avait un moment de répit, ne pourrait sans doute jamais retrouver dans sa mémoire tout ce qu’il a dépensé d’esprit argent comptant et de frais d’imagination. Dieu sait pourtant combien de ces idées jetées au vent mériteraient de vivre longtemps et d’être travaillées avec plus de soin ! Que d’étincelles seraient devenues de bonnes lumières et que de cailloux renfermaient des pierres précieuses ! Pauvre Altavilla ! Il est pénible de voir le talent périr ainsi, dévoré par une nécessité impérieuse.
Puisque Molière prenait son bien où il le trouvait, vous pouvez croire que le poète de San-Carlino ne se gêne pas pour emprunter à ses voisins. Drames étrangers, vaudevilles, tragédies, tout est bon à faire un plan et à convertir en farces. Vous connaissez le véritable génie d’improvisation de l’auteur lorsqu’ un événement de la semaine, un chapitre de la chronique du jour, un article de journal se retrouvent changés en comédies ; et jamais Altavilla ne manque à ce devoir de nouvelliste en action. L’à-propos est sa plus grande ressource. Le théâtre de la Fenice fait de même et la concurrence ne permet pas de négliger une occasion. Six fois au moins, pendant mes trois mois de séjour à Naples, j’ai vu ces petits théâtres amuser leur public avec des sujets de circonstance.
Une jeune Française, établie à l’entrée de Tolède, vendait des gâteaux et des petits pains ; en sa qualité d’étrangère on la trouvait fort belle, avec cette complaisance que nous mettons à admirer une Napolitaine et sa boulangerie était fort achalandée. Aussitôt l’affiche de San-Carlino annonça pour le samedi une pièce intitulée La Boulangère Française.
Il y avait, à l’hôtel de la Victoire, une dame russe qui ne se montrait pas, ne sortait que la nuit et en voiture. Ce mystère fit causer les gens de la maison. Le bruit courut aussitôt que cette dame avait une tête de mort et qu’elle voulait donner une immense fortune à qui l’épouserait, malgré cette grave imperfection. Les bonnes gens de pêcheurs et de lazzaroni, aussi crédules que don Pangrazio, s’assemblaient déjà devant l’hôtel, attendant que la dame parût afin de voir, en se tâtant bien, s’ils n’auraient pas le courage de surmonter un premier moment de répugnance. On lut aussitôt sur l’affiche de la Fenice : La Donna Colla Maschera di Morte. La pièce était bouffonne et bien faite.
Des antiquaires se querellaient sur l’origine et la destination d’objets découverts dans les feuilles de Pompeïa. La petite pièce n’Antiquario e na Modista représenta le vieux Pancrace rapportant de Pompeïa des écumoires et des pots cassés. Une grisette qui le dupait en flattant son goût pour les antiquités, ajoutait assez à la donnée première pour en faire une intrigue de comédie.
Un des ouvrages où l’on reconnaît que la littérature italienne bat la campagne, faute de pouvoir dire ce qu’elle voudrait, vint encore fournir une idée comique à Altavilla. C’était, je crois, un livre de commentaires sur la mythologie, dans lequel on dissertait à fond sur les Champs Elysées. Le samedi soir arrivé, don Pancrace et sa vieille épouse se demandèrent si ce paradis des anciens n’était pas sur la terre et promirent leur fille en mariage à qui les y conduirait. Il va sans dire qu’une conspiration se brasse aussitôt entre l’amoureux, la demoiselle et le Polichinelle pour tromper les vieux parents. L’un se déguise en Jupiter, l’autre en Mercure et Pancrace est introduit dans un jardin, les yeux bandés. Cependant la servante, qui a écouté aux portes, s’habille en Diane et se présente à l’improviste, accompagnée de marmitons costumés en demi-dieux et qui font un sabbat infernal autour de son char. Les autres divinités, surprises et effrayées, sont mises en déroute ; le puissant Jupiter tremble et saute à bas de son trône ; Junon tombe la face contre terre et Mercure s’enfuit au galop, jetant son caducée aux orties. Cela n’avait pas de sens commun et c’était à mourir de rire.
Beaucoup de ces sujets reposent sur une fumée que le vent emporte. Le charme consiste dans la naïveté du travail, l’absence de prétention et le talent des acteurs. Lorsqu’Altavilla veut amener un quiproquo, il n’est jamais embarrassé : l’étourderie de Polichinelle ou la bêtise de Pancrace lui fournissent à l’instant la méprise désirée. Avec sa volubilité comique, Polichinelle, interrogé par son maître, répond avant d’avoir entendu la question. Il dira oui trois fois de suite et, à la dernière, ce sera non qu’il aura voulu dire. Don Pangrazio a la langue épaisse ; on est habitué à lui voir prendre un mot pour un autre. Il lui arrivera de dire à sa fille qu’il veut lui donner un carrosse quand il pense lui promettre une caresse et voilà un imbroglio qui s’emmanche sur le champ.
Ces personnages, dont les caractères son connus du public, ont l’avantage de seconder merveilleusement les intentions satiriques de l’auteur. Par cela seul qu’une classe de la société, un vice, une passion, sont représentés sous le masque du Polichinelle ou la perruque du Pancrace, le ridicule les atteint déjà. Il n’y a plus qu’à parler pour amuser à leurs dépens. Altavilla excelle surtout dans les reproductions de type populaire. Il sait le langage des pêcheurs, des lazzaroni, des femmes du vieux Naples et des gens de la campagne. Leurs faiblesses, leurs superstitions, leurs fureurs lui fournissent ses meilleures scènes et le parterre peut en tirer quelque fruit. J’ai entendu, un soir, des femmes du peuple qui, en se voyant jouées au naturel, un peu étonnées de la fidèle ressemblance, se disaient à l’oreille : voilà bien comme nous sommes ! C’était à la première représentation d’une pièce appelée Les Trois Limon (don Limon est le nom qu’on donne aux incroyables de bas étage). La scène se passe dans une locanda de Portici. La servante et la blanchisseuse sont toutes deux amoureuses du garçon de ce cabaret ; toutes deux se croient aimées ; elles se disputent le cœur du cameriere avec l’ardeur et la vivacité napolitaines. Les propos s’enveniment, on se dit des injures et on se menace de coups de couteau. Les deux mégères, nez contre nez, les mains sur leurs genoux, crient de toutes leurs forces : je te tuerai si tu me pousses à bout. — Tu seras cause que je feria un malheur ! Sur ces entrefaites arrivent les trois don Limon qui demandent à déjeuner, mangent et boivent, chacun d’eux comptant sur ses camarades pour payer la carte. Au moment de fouiller à la poche, il se trouve que personne n’a d’argent. Le cabaretier n’entend as raillerie et appelle le commissaire. Alors interviennent la servante et la blanchisseuse qui demandent grâce au patron pour ce pauvres jeunes gens.
— Vous retiendrez le prix de leur déjeuner sur mes gages !
— Je vous blanchirai votre linge pour rien !
Les deux tigresses, que la jalousie et la rage rendaient si affreuses tout à l’heure, sont au fond de bonnes personnes quand la passion ne les tourmente plus et Altavilla leur devait cette justice. La leçon était d’autant meilleure que le contraste frappait davantage entre la fureur et le mouvement de générosité. La pièce des Tre don Limone n’aura pas été inutile.
Souvent les petits théâtres empruntent des idées à leurs supérieurs et il peut arriver qu’un sujet, froid et sans intérêt, devienne amusant quand il change de scène. La troupe des Fiorcatini avait représenté une comédie intitulée Après Vingt-sept Ans. Altavilla s’empara de la donnée qu’il transforma en bouffonnerie. Pangrazio a été pris par des corsaires et retourne à Naples après vingt-sept ans d’absence. Tout est bouleversé dans sa famille. Il y rapporte les habitudes et le langage de son temps et on se moque de lui. On feint de ne plus comprendre le dialecte napolitain. Donna Pangrazia parle français. Les enfants ne savent qu’à moitié l’Italien. Le service de la maison se fait à l’anglaise. Lorsque le bonhomme demande le plat national de macaroni, on lui présente une tasse de thé. Sa bru le critique et le reprend à tout propos. Il découvre un complot de femmes de chambre pour lui voler son argenterie. Un aventurier a séduit sa petite-fille et doit l’enlever pendant la nuit. Pancrace est réduit à demander une audience à ses enfants, tandis que sa femme et sa bru sont sorties, et il leur expose ses griefs en termes risibles et touchants. J’ai cru un moment que cette scène allait devenir sublime. Entre les mains de Molière elle n’y eût pas manqué. Malheureusement, Altavilla, toujours pressé par le temps, ne fait que des ébauches et passe aussi légèrement sur une belle situation que sur une farce de tréteaux. Le désespoir paternel du pauvre Pangrazio, quoique trop bref, me causa une émotion très vive, car il n’y a rien de plus doux que le mélange du comique et de la sensibilité. Les Italiens n’usent pas assez de cet alliage précieux qui est une des particularités de leur esprit et le plus favorable à la bonne comédie. L’humour anglais, que Shakespeare manie avec tant de force, n’a pas le même charme à cause du levain amer que l’ironie apporte toujours dans la combinaison. Dans la bouche de Hamlet, elle serre le cœur péniblement ; dans celle de Falstaff, elle amuse l’imagination et provoque ce gros rire qui fait trembler les larges pectoraux des marchands de la Cité de Londres. Le bonhomme Pancrace vous procure une émotion plus agréable lorsqu’il excite à la fois le rire et l’attendrissement. Parmi les sérénades qu’on fait chanter au Polichinelle sous les fenêtres de sa maîtresse, une phrase sentimentale et imprévue, mêlée aux lazzis, vous touche souvent plus que si elle venait d’un personnage plus sérieux.
De rares éclairs tragiques se font jour, par moment, au milieu des farces napolitaines. Ils partent ordinairement de la jalousie ; cette passion aveugle étant l’endroit sensible du public, on tremble et on s’apitoie aussitôt qu’elle entre en scène. Dans la petite pièce du Marito Jaloso, l’exposition montre la femme d’un pêcheur attendant le retour de son mari. Le macaroni fume sur la table et la fiasque est emplie de vin. La jeune femme s’ennuie de la solitude, mais elle n’ose aller chez ses voisines, car le mari est si jaloux qu’il pourrait la tuer sur un soupçon. Un orage gronde et l’inquiétude la chasse enfin du logis. Elle court au rivage pour regarder si la barque revient. Pendant ce temps-là, un soldat suisse, complètement ivre, passe devant la maison et, trouvant la porte ouverte, il entre, se croit dans une osteria et appelle le garçon. Le souper est servi à point nommé. Il mange le macaroni, vide le flacon de vin, se couche sur le lit et s’endort. Cependant le mari arrive sans avoir rencontré sa femme. Le désordre qu’il voit chez lui est bien fait pour l’étonner. Aussitôt la jalousie le prend aux cheveux. Il jure de se venger sur les deux coupables et attend le retour de sa femme, le couteau à la main. A Paris, nous aurions ri de sa colère ; à Naples, l’auditoire frissonna de terreur car on savait de quoi le pêcheur jaloux était capable. Heureusement un dialogue comique vint dissiper cette velléité de tragédie. L’énergie toute napolitaine de la jeune femme la tire d’embarras d’une façon inattendue :
— Que tu es sot, dit-elle à son mari : si j’avais un amoureux, est-ce que je lui donnerais ton souper ? Est-ce que je le griserais pour le mettre sur ton lit à l’heure où tu dois rentrer ? Quand je voudrai te tromper, je te boucherai les yeux avec du mastic car tu es un lourdaud et je suis plus fine que toi. Allons, mets ton couteau dans ta poche puisqu’il n’y a plus rien à manger. Je comprends pourquoi tu as été si maladroit quand tu as fait la cour à la voisine.
Le mari, étourdi par cette assurance et cette bonne logique, reste coi et indécis. Le Suisse s’éveille, fort surpris de se trouver chez des inconnus et achève de disculper son hôtesse. Tout s’arrange pour le mieux ; le pêcheur demande humblement pardon à sa moitié qui le gronde avec tant de vigueur qu’on ne sait plus si la leçon est adressée à la jalousie des maris ou à la raideur du caractère des femmes.
Lorsqu’une idée fantastique se présente à l’esprit d’Altavilla, le public napolitain l’admet sans difficulté. Dans la pièce du Medico e la Morte, Polichinelle s’est fait médecin et comme, dans ce métier, il rend à la Mort d’éclatants services, elle veut lui en témoigner sa reconnaissance en lui procurant de la réputation et de l’argent.
— Quand tu entreras dans la chambre d’un malade, lui dit-elle, regarde sous le lit et si tu vois ma figure, c’est signe que je veux emporter ma proie. Tu m’aideras de ton mieux, comme par le passé en administrant des potions et des remèdes ; mais, afin qu’on te prenne pour un habile homme, tu condamneras le sujet en assurant que son mal est mortel. Si au contraire tu ne me vois pas sous le lit, c’est que je ne me soucie pas encore du malade et que son heure n’est point sonnée. Alors ne t’avises pas de médicamenter, ni de lui envoyer le chirurgien, car tu m’obligerais peut-être, malgré moi, à le venir enlever. Donne-lui de l’eau claire et prends tes remèdes à la locanda. Avec des mots latins et de grandes phrases, tu éblouiras les sots et tu feras des cures merveilleuses.
Polichinelle profite admirablement de ce traité d’association. On l’appelle pour un couvreur tombé du haut de la cathédrale. La mort ne se soucie guère de ce pauvre diable et le docteur guérit son homme avec un plat de macaroni. Un grand seigneur, légèrement indisposé est saisi de frayeur et a recours au célèbre médecin qui aperçoit la Mort, impatiente de charger le fardeau sur ses épaules. Quoique le mal ne semble pas grave, Polichinelle le déclare incurable. Il gorge son patient de drogues et met en marche tout le corps d’armée de la pharmacie. L’homme expire, accablé de soins et entouré de fioles infernales. Les héritiers payent généreusement l’habile docteur, la Mort saisit sa victime et tout le monde est satisfait.
Pour donner à son associé un spectacle intéressant, la Mort le conduit dans un endroit où sont de petites flammes qui représentent les âmes des personnes vivantes. C’est par ce tableau des habitants de la terre qu’elle juge des gens dont la fin approcha et des portes où il convient d’aller frapper.
— Quelle est, demande Polichinelle, cette belle flamme qui brille si fort ?
— C’est, répond la Mort, l’âme d’un facchino de Chiaja qui n’a pas de souliers ; le coquin se moque de moi.
— Et celle-ci qui paraît prête à s’éteindre et vacille comme une bougie de Noël ?
— C’est l’âme d’un pauvre homme laborieux qui s’épuise à un métier pénible et nourrit sa famille à force de se démener.
— Aïe ! s’écrie Polichinelle, dov’esser un comico di San-Carlino (ce doit-être un comédien de San-Carlino)
Le public napolitain, beaucoup plus complaisant que celui de Paris, admet tout ce qu’on veut, pourvu que la pièce soit amusante ; il n’a point, comme nous, une horreur particulière du fanatique et ne creuse pas, par l’habitude, ces ornières profondes où se traînent nos théâtres et qui mènent tout droit à l’ennui. Nous nous prêterons à cent absurdités, puisées dans la vie réelle, et nous opposerons, à une idée originale et gaie, un faux bon sens têtu et une indocilité misérable d’imagination au lieu de faire, à l’amiable, une convention avec l’auteur. C’est que notre désir est bien moins de nous amuser que de nous donner de l’importance, d’exprimer une opinion et de lancer des arrêts, tandis que le seul but du spectateur italien est de jouir.
Pour juger combien il y a de force et de vie dans les acteurs napolitains, il faudrait pouvoir, entre deux représentations de San Carlino, revenir aux petits théâtres de Paris. Une troupe de comédiens français qui a joué à Naples m’a permis d’apprécier la différence des deux genres. Au théâtre français, le public méridional était plus animé que la scène. L’esprit elliptique de nos plaisanteries passait inaperçu devant ce parterre habitué à un comique largement taillé. Quand la musique de vaudeville arriva, coupant le dialogue à chaque instant, et qu’on entendît des voix grêles et fausses parler de simulacres de chansons, l’effet fut si déplorable que je me serais volontiers caché sous la banquette. Je ne sais quel préjugé soutient l’usage fastidieux de ces couplets pour lesquels l’art dramatique a une antipathie profonde. C’est un problème que les Napolitains ne comprennent pas et je n’ai pu le leur expliquer. Si je leur avais dit qu’on emploie ce moyen pour échauffer la scène ils se seraient moqués de moi. C’eût été leur avouer le refroidissement de notre comédie. La troupe française n’eut pas grand succès, à Naples, tant qu’elle joua des ouvrages de bon goût dont on ne sent pas le mérite si on ne connaît pas très bien la langue. On n’amuse point des Napolitains avec de la gaieté microscopique ni de l’esprit alambiqué. Il leur faut une pâture plus solide. Lorsque la troupe exécuta de bons gros mélodrames bien bêtes, elle répara son échec et obtint d’éclatants succès. D’ailleurs les actrices étaient jolies et coquettes ; elles possédaient cette science de l’ajustement et de la grâce étudiée qui est un mystère pour les Italiens et la jeunesse napolitaine se montra galante comme elle le devait.
Pendant les quarante jours de carême, les masques étant absolument interdits sur les théâtres de Naples, le Polichinelle se changea en Pascariello. C’est encore un valet fourbe, étourdi, poltron et gourmand, mais moins fantastique que l’autre. Il porte une livrée et ressemble à une espèce de Jocrisse rusé. Ses plaisanteries perdent un peu de leur force par l’absence du demi-masque. Les autres rôles restent les mêmes en toute saison.
L’habitude ancienne et naïve des discours au public s’est conservée à San-Carlino et à la Fenice. Au dernier entracte, l’orateur de la troupe se présente, entre la rampe et la toile, et annonce le spectacle du lendemain ou les représentations à bénéfice. Autrefois, en France, l’acteur le plus aimé du public se chargeait de ces discours ; à Naples, don Pancrace, qui est homme d’esprit et comique jusqu’au bout des ongles, invente chaque soir, de moitié avec Altavilla, une phrase amusante qu’on attend avec confiance. Le jour de la clôture du théâtre avant la semaine-sainte, j’étais à San Carlino dans la loge d’une dame napolitaine. Don Pangrazio fit son allocution en ces termes :
— Messieurs, j’ai beaucoup d’enfants qui ont toutes leurs dents et qui avalent un rotolo de macaroni comme si c’était une figue. Ils ont cassé tant de verres à la maison que je suis forcé de les laisser boire dans le creux de leurs mains. La semaine prochaine, il faudra encore que je les régale avec des œufs de Pâques. Mes camarades et le signor impresario veulent bien me secourir en donnant une représentation à mon bénéfice le jour de l’ouverture. Nous jouerons la pièce nouvelle des Guape et je me recommande à votre générosité.
Après avoir prononcé ce discours, l’acteur parcourut la salle afin de proposer aux personnes de qualité de conserver leurs loges pour la représentation à bénéfice. La famille que j’accompagnais venait de m’avertir de cette visite lorsqu’on frappa doucement à ma porte ; don Pancrace parut, en costume, ses coupons à la main.
— Vous avez donc réellement beaucoup d’enfants ? lui demanda la dame napolitaine.
— Ahi ! Excellence, il ne m’en faudrait plus qu’un pour faire la demi-douzaine. Si je pouvais les nourrir en leur donnant le fouet, ils seraient gras comme les truites du château de Caserte.
— Sainte Marie ! reprit la dame. Cinq enfants pour un pauvret comme vous ! et moi qui en désirerais avoir, je n’en ai point.
— Est-il possible, s’écria l’acteur, que le ciel refuse à une belle dame ce qu’il accorde avec tant de prodigalité au pauvre Pancrace ! J’en suis pénétré de confusion. Que votre excellence me pardonne : je ne veux pas avoir un sixième enfant de peur de lui faire envie.
— Nous garderons notre loge, don Pangrazio. Cela me portera peut-être bonheur. Tenez, voici une piastre.
Pancrace prit l’argent, fit un salut respectueux et sortit.
Je serais revenu bien volontiers voir la pièce des Guape (c’est-à-dire des fanfarons), mais avant le lundi de Pâques j’étais parti pour la Sicile et, à mon retour à Naples, cette bluette avait disparu, comme tant d’autres productions du laborieux Altavilla.