Voyage en Orient (Lamartine)/Avant-Propos de Fatalla
Nous étions campés au milieu du désert qui s’étend de Tibériade à Nazareth. Nous causions des tribus arabes que nous avions rencontrées dans la journée, de leurs mœurs, de leurs rapports entre elles et avec les grands peuples qui les environnent. Nous cherchions à percer le mystère de leur origine, de leur destinée, et de cette étonnante persévérance de l’esprit de races qui sépare ces peuplades de toutes les autres familles humaines, et les tient, comme les Juifs, non pas en dehors de la civilisation ; mais dans une civilisation à part, aussi inaltérable que le granit. Plus j’ai voyagé, plus je me suis convaincu que les races sont le grand secret de l’histoire et des mœurs. L’homme n’est pas aussi éducable que le disent les philosophes. L’influence des gouvernements et des lois est bien loin d’agir aussi radicalement qu’on le pense sur les mœurs et les instincts d’un peuple ; tandis que la constitution primitive, le sang de la race, agit toujours et se manifeste après des milliers d’années dans les formes physiques et dans les habitudes morales de la famille ou de la tribu. Le genre humain coule par fleuves et par ruisseaux dans le vaste océan de l’humanité ; mais il n’y mêle que bien lentement ses eaux, souvent jamais ; et il ressort, comme le Rhône du lac de Genève, avec le goût et la couleur de son onde. Il y a là un abîme de pensées et de méditations. Il y a aussi un grand secret pour les législateurs. Tout ce qu’ils font dans le sens de l’esprit des races réussit ; tout ce qu’ils tentent contre cette prédisposition naturelle échoue. La nature est plus forte qu’eux.
Cette idée n’est pas celle des philosophes du temps, mais elle est évidente pour le voyageur ; et il y a plus de philosophie dans cent lieues de caravane que dans dix ans de lectures et de méditations. Je me sentais heureux ainsi errant à l’aventure, sans autre route que mon caprice, au milieu de déserts et de pays inconnus. Je disais à mes amis et à M. Mazoyer, mon drogman, que si j’étais seul et sans affections de famille, je mènerais cette vie pendant des années et des années. J’aimerais à ne me jamais coucher où je me serais réveillé, à promener ma tente depuis les rivages d’Égypte jusqu’à ceux du golfe Persique ; à n’avoir pour but, le soir, que le soir même ; à parcourir du pied, de l’œil et du cœur, toutes ces terres inconnues, toutes ces races d’hommes si diverses de la mienne ; à contempler l’humanité, ce plus bel ouvrage de Dieu, sous toutes ses formes. Que faut-il pour cela ? Quelques esclaves ou serviteurs fidèles, des armes, un peu d’or, deux ou trois tentes, et des chameaux. Le ciel de ces contrées est presque toujours tiède et pur, la vie facile et peu chère, l’hospitalité certaine et pittoresque. Je préférerais cent fois des années ainsi écoulées sous des cieux différents, avec des hôtes et des amis toujours nouveaux, à la stérile et bruyante monotonie de la vie de nos capitales. Il y a certainement plus de peine à mener à Paris ou à Londres la vie d’un homme du monde, qu’à parcourir l’univers en voyageur. Le résultat des deux fatigues est cependant bien différent. Le voyageur meurt, ou revient avec un trésor de pensées et de sagesse. L’homme casanier de nos capitales vieillit sans connaître et sans voir, et meurt aussi entravé, aussi emmailloté d’idées fausses, que le jour où il est venu au monde. « Je voudrais, disais-je à mon drogman, passer ces montagnes, descendre dans le grand désert de Syrie, aborder quelques-unes de ces grandes tribus inconnues qui le sillonnent, y recevoir l’hospitalité pendant des mois, passer à d’autres, étudier les ressemblances et les différences, les suivre des jardins de Damas aux bords de l’Euphrate, aux confins de la Perse, lever le voile qui couvre encore toute cette civilisation du désert, civilisation d’où la chevalerie nous est née, et où l’on doit la retrouver encore : mais le temps nous presse, nous ne verrons que les bords de cet océan dont personne n’a parcouru l’étendue. Nul voyageur n’a pénétré parmi ces tribus innombrables qui couvrent de leurs tentes et de leurs troupeaux les champs des patriarches : un seul homme l’a tenté, mais il n’est plus, et les notes qu’il avait pu recueillir pendant dix ans de séjour parmi ces peuples ont été perdues avec lui. » Je voulais parler de M. de Lascaris ; or, voici ce que c’est que M. de Lascaris.
Né en Piémont, d’une de ces familles grecques venues en Italie après la conquête de Constantinople, M. de Lascaris était chevalier de Malte lorsque Napoléon vint conquérir cette île. M. de Lascaris, très-jeune alors, le suivit en Égypte, s’attacha à sa fortune, fut fasciné par son génie. Homme de génie lui-même, il comprit, un des premiers, les grandes destinées que la Providence réservait à un jeune homme trempé dans l’esprit de Plutarque, à une époque où tous les caractères étaient usés, brisés ou faussés. Il comprit plus : il comprit que le plus grand œuvre à accomplir par son héros n’était peut-être pas la restauration du pouvoir en Europe, œuvre que la réaction des esprits rendait nécessaire et par conséquent facile ; il pressentait que l’Asie offrait un plus vaste champ à l’ambition régénératrice d’un héros ; que là il y avait à conquérir, à fonder, à rénover par masses cent fois plus gigantesques ; que le despotisme, court en Europe, serait long et éternel en Asie ; que le grand homme qui y apporterait l’organisation et l’unité ferait bien plus qu’Alexandre, bien plus que Bonaparte n’a pu faire en France. Il paraît que le jeune guerrier d’Italie, dont l’imagination était lumineuse comme l’Orient, vague comme le désert, grande comme le monde, eut à ce sujet des conversations confidentielles avec M. de Lascaris, et lança un éclair de sa pensée vers cet horizon que lui ouvrait sa destinée. Ce ne fut qu’un éclair, et je m’en afflige ; il est évident que Bonaparte était l’homme de l’Orient, et non l’homme de l’Europe.
On rira en lisant ceci : cela paraîtra paradoxal pour tout le monde ; mais demandez aux voyageurs. Bonaparte, dont on prétend faire aujourd’hui l’homme de la révolution française et de la liberté, n’a jamais rien compris à la liberté, et a fait avorter la révolution française. L’histoire le prouvera à toutes ses pages, quand elle aura été écrite sous d’autres inspirations que celles qui la dictent aujourd’hui. Il a été la réaction incarnée contre la liberté de l’Europe, réaction glorieuse, bruyante, éclatante, et voilà tout. Que voulez-vous pour preuve ? Demandez ce qu’il reste aujourd’hui de Bonaparte dans le monde, si ce n’est une page de bataillon et une page de restauration malhabile ? Mais une pierre d’attente, un monument, un avenir, quelque chose qui vive après lui, hormis son nom, rien qu’une immense mémoire. En Asie, il aurait remué des hommes par millions, et, homme d’idées simples lui-même, il aurait, avec deux ou trois idées, élevé une civilisation monumentale qui durerait mille ans après lui. Mais l’erreur fut commise : Napoléon choisit l’Europe ; seulement il voulut lancer un explorateur derrière lui, pour reconnaître ce qu’il y aurait à faire, et jalonner la route des Indes, si sa fortune devait la lui ouvrir.
M. de Lascaris fut cet homme. Il partit avec des instructions secrètes de Napoléon, reçut des sommes nécessaires à son entreprise, et vint s’établir à Alep pour s’y perfectionner dans la langue arabe. Homme de mérite, de talent et de lumière, il feignit une sorte de monomanie, pour se faire excuser son séjour en Syrie, et ses relations obstinées avec tous les Arabes du désert qui arrivaient à Alep. Enfin, après quelques années de préparations, il tenta sa grande et périlleuse entreprise. Il parcourut avec des chances diverses, et sous des déguisements successifs, toutes les tribus de la Mésopotamie, de l’Euphrate, et revint à Alep, riche des connaissances qu’il avait acquises, et des relations politiques qu’il avait préparées pour Napoléon. Mais pendant qu’il accomplissait ainsi sa mission, la fortune renversait son héros, et il apprenait sa chute le jour même où il venait lui rapporter le fruit de sept années de périls et de dévouement. Ce coup imprévu du sort fut mortel à M. de Lascaris. Il passa en Égypte, et mourut au Caire, seul, inconnu, abandonné, laissant ses notes pour unique héritage. On dit que le consul anglais recueillit ces précieux documents qui pouvaient devenir si nuisibles à son gouvernement, et qu’ils furent détruits ou envoyés à Londres.
« Quel dommage, disais-je à M. Mazoyer, que le résultat de tant d’années et de tant de patience ait été perdu pour nous ! — Il en reste quelque chose, me répondit-il ; j’ai été lié à Latakieh, ma patrie, avec un jeune Arabe qui a accompagné M. de Lascaris pendant tous ses voyages. Après sa mort, dénué de ressources, privé même des modiques appointements arriérés que lui avait promis M. de Lascaris, il est rentré pauvre et dépouillé chez sa mère. Il vit maintenant d’un petit emploi chez un négociant de Latakieh. Là je l’ai connu, et il m’a parlé bien souvent d’un recueil de notes qu’il écrivait, à l’instigation de son patron, dans le cours de sa vie nomade. — Pensez-vous, disais-je à M. Mazoyer, que ce jeune homme consentît à me les vendre ? — Je le crois, reprit-il ; je le crois d’autant plus, qu’il m’a souvent témoigné le désir de les offrir au gouvernement français. Mais rien n’est si facile que de nous en assurer ; je vais écrire à Fatalla Sayeghir : c’est le nom du jeune Arabe. Le Tartare d’Ibrahim-Pacha lui remettra ma lettre, et nous aurons la réponse en rentrant à Saïde. — Je vous charge, lui dis-je, de négocier cette affaire, et de lui offrir deux mille piastres de son manuscrit. »
Quelques mois se passèrent avant que la réponse de Fatalla Sayeghir me parvînt. Rentré à Bayruth, j’envoyai mon interprète négocier directement l’acquisition du manuscrit à Latakieh. Les conditions acceptées et la somme payée, M. Mazoyer me rapporta les notes arabes. Pendant le cours de l’hiver, je les fis traduire, avec une peine infinie, en langue franque ; je les traduisis plus tard moi-même en français, et je pus faire jouir ainsi le public du fruit d’un voyage de dix ans, qu’aucun voyageur n’avait encore accompli. L’extrême difficulté de cette triple traduction doit faire excuser le style de ces notes. Le style importe peu dans ces sortes d’ouvrages : les faits et les mœurs sont tout. J’ai la certitude que le premier traducteur n’a rien altéré ; il a supprimé seulement quelques longueurs et des circonstances qui n’étaient que des répétitions oiseuses, et qui n’éclaircissaient rien.
Si ce récit a de l’intérêt pour la science, la géographie et la politique, il me restera un vœu à former : c’est que le gouvernement français, que de si grands périls et de si longs exils étaient destinés à éclairer et à servir, témoigne une tardive reconnaissance au malheureux Fatalla Sayeghir, dont les services pourraient aujourd’hui lui être si utiles. Ce vœu, je le forme aussi pour le jeune et habile interprète M. Mazoyer, qui a traduit ces notes de l’arabe, et qui m’a accompagné pendant mes voyages de dix-huit mois dans la Syrie, la Galilée et l’Arabie. Versé dans la connaissance de l’arabe, fils d’une mère arabe, neveu d’un des scheiks les plus puissants et les plus vénérés du Liban, ayant parcouru déjà avec moi toutes ces contrées, familier avec les mœurs de toutes ces tribus, homme de courage, d’intelligence et de probité, dévoué de cœur à la France, ce jeune homme pourrait être de la plus grande utilité au gouvernement dans nos échelles de Syrie. La nationalité française ne finit pas à nos frontières : la patrie a des fils aussi sur ces rivages, dont elle connaît à peine le nom. M. Mazoyer est un de ces fils. La France ne devrait pas l’oublier. Nul ne pourrait la mieux servir que lui dans des contrées où notre action civilisatrice, protectrice, politique même, doit inévitablement se faire bientôt sentir.
Voici le récit littéralement traduit de Fatalla Sayeghir.