Voyage en Orient (Lamartine)/L’Enlèvement de la belle Ikonia

La bibliothèque libre.
Chez l’auteur (p. 45-48).


L’ENLÈVEMENT

DE

LA BELLE IKONIA




Dans son château au bord de la Morawa,
Théodore de Stalatsch buvait un vin doré,
Un vin doré que lui versait sa vieille mère ;
Et quand le vin commença à lui monter à la tête,
Alors la vieille mère lui parla ainsi :
« Ô mon cher fils Théodore de Stalatsch,
Dis, pourquoi ne t’es-tu jamais marié,
Jamais, dans la fleur de ta jeunesse et de ta beauté ?
Que ta vieille mère, affranchie des travaux,
Ne se puisse réjouir au logis dans ses enfants ? »

Et Théodore de Stalatsch lui répondit :
« Dieu m’est témoin, ô ma vieille mère,
Que j’ai longtemps parcouru le pays et les villes,
Et que nulle part je n’ai trouvé une épouse.
Quand je trouvais pour moi une jeune fille,
La parenté ne t’eût peut-être pas convenu ;
Et où la parenté eût été convenable,
La jeune fille, à mon tour, ne m’eût pas plu.
Mais vois-tu, hier, après midi,
Je passai les froides ondes de la Ressawa,
Et j’aperçus là trente vierges fleuries
Occupées à blanchir leur fil et leur toile.
Parmi ces filles était la belle Ikonia,
L’aimable fille du prince Milutine,
Milutine, le prince des Ressaviens.
Celle-là, chère mère, serait une épouse pour moi,
Et pour toi aussi serait convenable la parenté.
Mais elle est déjà fiancée à un autre ;
Elle a été demandée par Iréné, fils de George,
Pour Sredoj, parent de George.
Mais je veux la posséder, ô ma mère !
La posséder, ou ne plus vivre ! »

Là-dessus la sage mère le reprit :
« Quitte cette idée, fils, si la jeune fille est fiancée !
Ce n’est pas raillerie ! la parente du roi !… »
Mais Théodore n’écouta point sa mère.
Il appela son serviteur Dobriwoj :
« Dobriwoj, toi mon fidèle serviteur,
Amène-moi mon brave alezan ;

Sangle-le-moi de sangles d’argent,
Et bride-le d’une bride tissue de soie et d’or. »
Quand le coursier fut harnaché,
Théodore sortit, et, s’élançant en selle,
Il galope le long des rives de la paisible Morawa,
Et il descend jusque dans la plaine Ressawa.
En arrivant au torrent de la Ressawa,
Il retrouva les trente vierges,
Et parmi elles la belle Ikonia.
Alors, contrefaisant le malade, le héros les appelle,
Les salue, et leur souhaite l’aide de Dieu :
« L’aide de Dieu soit avec vous, belles vierges ! »
Et elles répondirent avec politesse :
« Que Dieu te soit aussi favorable, guerrier étranger ! »

« Belles filles, pour l’amour du Seigneur,
Donnez-moi donc une coupe pleine d’eau !
Je suis travaillé d’une fièvre ardente,
Et je ne puis descendre de mon alezan ;
Car ce coursier a la mauvaise habitude
De ne jamais se laisser monter deux fois. »

Ikonia le plaignit de tout son cœur,
Et lui répondit d’une voix douce :
« Oh ! pour Dieu, ne fais point cela, guerrier étranger !
La Ressawa a des eaux froides et malsaines ;
Elles ne sont point bonnes même pour un guerrier en santé,
Encore moins pour celui qui a la fièvre.
Mais attends un peu, je vais te chercher du vin. »

Elle courut aussitôt vers sa blanche demeure ;
Elle apporta du vin précieux dans une coupe d’or,
Et le présenta à Théodore de Stalatsch.
Mais celui-ci, voyez ! il ne saisit point la coupe ;
Il saisit rapidement la blanche main de la vierge,
La tire à lui sur son alezan,
Et, l’attachant trois fois de sa ceinture,
Et quatre fois de la courroie de son sabre,
Il l’emporta vers sa maison.