Voyage en Orient (Lamartine)/Stojan Jankowitsch

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Chez l’auteur (p. 51-65).


STOJAN JANKOWITSCH




Il n’était encore nul soupçon de l’aurore,
Lorsque les portes d’Udbinja s’ouvrirent ;
Et une troupe de guerriers en sortit,
Trente-quatre compagnons turcs :
À leur tête était Mustaj-Beg de Lika.
Le beg se dirige vers les montagnes de Kunar,
Pour mener la chasse dans ses vertes forêts ;
Là, il erre pendant trois jours et quatre en vain ;
Le beg ne trouve rien à chasser ni à prendre.
Alors il retourne vers Lika d’Udbinja.

En traversant une forêt de sapins,
Il se dirige vers les eaux de la citerne,
Pour boire et se rafraîchir.
Voyez ! là brillait quelque chose à travers les rameaux.
Il s’approche d’un vert sapin,
Et il voit dessous, Mustaj-Beg de Lika,
Il voit un guerrier ivre endormi,
Et tout vêtu de soie et d’or.
Son front portait bonnet et tschelenka ;
Sur le bonnet neuf aigrettes brillantes,
Et près de celles-ci un ornement précieux
(Mille pièces d’or vaut ce joyau) ;
Sur les épaules un dolman vert ;
Sur le dolman trente superbes boutons :
Chaque bouton vaut une mesure d’or,
Celui du col en vaut trois,
Et telle est sa dimension,
Que l’eau-de-vie du matin pourrait être servie dedans.
Sur le dolman sont trois agrafes,
Trois agrafes d’or, du poids de deux onces ;
Deux sont ciselées, la troisième est moulée.
Aux pieds du héros sont des chaussures à crochets ;
Jaunes d’or en sont les jambes jusqu’aux genoux,
De manière à ressembler à celles des faucons ;
Des crochets partent des chaînes d’or,
De longues chaînes en délicate orfévrerie,
Telles que les jeunes filles en portent au cou.
Précieuse est la ceinture qui l’entoure ;
Dans la ceinture sont neuf pistolets,
Tous les neuf enrichis d’or pur.
Aux flancs du héros est un sabre damasquiné ;

Au sabre sont trois poignées d’or,
Sur lesquelles brillent trois pierres précieuses :
Trois villes de tzar vaut bien cette épée…
Sur les genoux du héros est une longue carabine ;
Trente anneaux d’or y sont attachés ;
Chaque anneau vaut bien dix pièces d’or ;
Celui de la batterie en vaut trente.
Il y a dans cette arme plus d’or que de fer.

Comme le héros sommeillait dans l’herbe,
Voici que les rameaux du pin s’agitent.
Mustaj-Beg presse le guerrier sur la terre ;
Près de lui sont les trente-quatre compagnons,
Et ils le dépouillent de ses armes brillantes.
Alors le héros sort de son profond sommeil.
Lorsque de ses yeux noirs il eut vu
Comme les Turcs l’avaient surpris,
Et qu’il n’avait plus ses armes,
Son cœur généreux fut près de se briser.
De ses deux mains il saisit ce qui se trouve autour de lui.
Et il entraîne jusqu’à terre et tue
Sept compagnons du beg de Lika,
Jusqu’à ce que les autres, ayant lié ses fortes mains,
Le chassent prisonnier devant eux,
Après lui avoir attaché ses armes sur le dos ;
Et petits et grands de s’émerveiller
Qu’avec toutes ces magnifiques armes,
Mustaj-Beg eût vaincu le guerrier.
Ils s’avancèrent ainsi vers Udbinja.

Quand ils furent en rase campagne,
Mustaj-Beg commença ainsi :

« Pour Dieu, guerrier inconnu, dis-moi,
D’où es-tu, et de quelle contrée ?
Qui es-tu ? Quel est ton nom ?
Où avais-tu intention de te rendre ?
Et où sont tes compagnons ? »

Et le guerrier étranger lui répondit :
« Pourquoi ces questions, Mustaj-Beg de Lika ?
As-tu jamais entendu parler des côtes latines,
Des côtes de Kotari la chrétienne,
Et de Stojan Jankowitsch ?
Je suis ce Stojan, et point d’autre.
Je n’ai ni compagnons ni suivants :
Dieu seul marche avec moi !

Quant au projet qui m’amène ici,
Je voulais me rendre vers ta demeure,
Et de là attirer Hajkuna, la jeune fille ;
Je voulais l’emmener vers Kotari.
Mais Dieu ne me l’a pas permis :
Un maudit breuvage m’a trahi… »

Là-dessus Mustaj-Beg de Lika répondit :
« Bravo ! bravo ! Stojan Jankowitsch !

Tu es justement tombé sous la main
Qui te peut fiancer, mon garçon ! »

Parlant ainsi, ils arrivèrent devant Udbinja,
Sous les tours de Mustaj-Beg de Lika.
Grands et petits regardent la troupe de guerriers.
Hajkuna aussi, l’aimable sœur de Mustaj,
Regarde du haut de sa blanche tour ;
Assise à son métier de corail,
Et dans les mains des aiguilles de cristal,
Elle couvre d’un or brillant une blanche étoffe.
Quand elle vit revenir les chasseurs
Conduisant un guerrier chargé de liens,
Malgré l’éclat de ses puissantes armes,
Curieuse, elle poussa le métier loin d’elle,
Et si vivement, que deux pieds s’en rompirent ;
Et, surprise, elle se dit ces paroles, la belle fille :

« Bon Dieu… quelle merveilleuse aventure !…
Que ce guerrier me semble fier et vaillant !
Comment a-t-on pu le surprendre ?…
Ce n’est pas sans faire beaucoup de blessures
Que ses mains ont été ainsi garrottées ? »

Mais lorsqu’elle compta les guerriers,
Voyez ! sept compagnons manquaient au nombre !
Elle se rendit auprès de son frère.
Le beg débarrassa le chrétien de ses armes ;

Hajkuna les porta dans la salle du trésor.
Mais le beg jeta lui-même le guerrier en prison,
À trois cents pieds de profondeur,
Où l’eau et la fange lui montaient jusqu’aux genoux,
Et les ossements des morts jusqu’aux épaules.

Alors le beg se rendit dans la nouvelle hôtellerie ;
Il s’y rendit pour boire avec ses compagnons,
Et pour se vanter, devant les Turcs d’Udbinja,
De la riche proie qu’il avait faite.
Aussitôt lestement se lève la belle Hajkuna ;
Elle se glisse sans bruit vers l’entrée du cachot ;
Elle porte avec elle une cruche de vin,
La fait descendre avec des cordes dans la geôle,
Et crie à plein gosier au prisonnier :

« Guerrier étranger, que Dieu te protége !
D’où es-tu ? De quelle contrée ?
Qui es-tu ? Quel est ton nom ?
Comment as-tu été surpris par les Turcs,
Qu’ils t’aient captivé malgré tes armes ? »

Stojan prit la cruche de vin et but.
Ensuite il répondit ainsi à la jeune fille :
« Qui m’appelle ainsi dehors ?
Hélas ! l’ivresse m’avait lié les membres !
Fais descendre la corde plus bas ;

Tire-moi jusqu’à la moitié de mon cachot,
Et je te dirai tout ce que tu demandes. »

Lorsque la jeune Turque entendit ceci,
Elle laissa tomber la corde jusqu’au fond.
Il y avait des crochets et des boucles à la corde ;
Elle le tira jusqu’à la moitié de la hauteur,
Et le prisonnier demanda encore une fois :
« Qui m’appelle ainsi hors du cachot ? »
Et la jeune Turque se faisant connaître :
« C’est moi qui t’appelle, ô guerrier étranger !
Moi, la sœur de Mustaj-Beg de Lika. »

Là-dessus Stojan Jankowitsch repartit :
« Hajkuna ! oh ! que Dieu te bénisse !…
Je suis Stojan Jankowitsch, et pas d’autre.
C’est pour l’amour de toi que me voici captif !…
Le Turc m’a surpris dans l’ivresse,
Et m’a lié les mains. »

La jeune Turque lui répondit :
« Maintenant écoute-moi, Stojan Jankowitsch !
Les Turcs veulent ta mort, infortuné !…
Demain ils viendront te proposer
De te faire Turc, pour sauver ta vie…
Deviens un Turc ! deviens-le, brave Stojan !
Et je serai pour toi une fidèle épouse !
Vois ! mon frère Mustaj-Beg

A deux tours pleines d’or et d’argent ;
L’une est sienne, mais mienne est l’autre ;
Et si la mort doit suivre son cours,
Nous les posséderons un jour toutes deux. »

Il répondit ainsi, Stojan Jankowitsch :
« Jeune Hajkuna, ne parle point si follement.
À Dieu ne plaise que je devienne Turc,
Dussé-je obtenir Lika et Udbinja !
J’ai des biens assez dans Kotari ;
Par le Tout-Puissant ! plus de biens que les Turcs !
Et je suis aussi un plus vaillant héros qu’eux !
S’il plaît à Dieu, belle fille,
Demain, avant que la moitié du jour soit écoulée,
Les cavaliers de Kotari accourront ;
Ils assiégeront Udbinja,
Et ils me délivreront de ma prison. »

Et la fille turque lui répondit :
« Stojan Jankowitsch, ne parle pas si follement.
Avant qu’ils soient ici, les guerriers de Kotari,
Les Turcs t’auront déjà fait mourir !…
Mais es-tu, ô chrétien, fidèle de parole ?
Si tu me veux prendre pour ton épouse,
Moi-même je te délivrerai de ta prison. »

Là-dessus Stojan Jankowitsch repartit :
« Reçois ma fidèle promesse, ô belle fille,

Que je te prendrai pour mon épouse.
En vérité, je ne te tromperai jamais. »

Quand la belle fille entendit ceci,
Elle laissa redescendre Stojan dans son cachet,
Et remonta dans sa tour élevée.

Peu de temps s’était passé depuis ceci,
Quand le beg revint de la nouvelle hôtellerie.
Elle marche à lui en chancelant, la sœur.
Alors Mustaj-Beg l’interroge :
« Parle : que te manque-t-il, ma sœur chérie ? »

« Ne me le demande point, Mustaj-Beg, mon frère !
Je sens me douloir et la tête et le cœur !…
Les frissons de la fièvre parcourent mon corps.
Dieu ! mon frère, je me sens mourir !…
Sieds-toi sur ce moelleux divan.
Que j’appuie ma tête sur ton sein,
Et que j’y puisse exhaler ma pauvre âme !… »

Ces paroles firent mal à Mustaj-Beg :
Rien ne lui était plus cher que sa sœur.
Des larmes baignaient son visage,
Et, contristé, il s’assit sur le divan.
La jeune fille appuya sa tête sur le sein de son frère,
Glissa une de ses mains dans sa poche,

Et l’autre dans sa ceinture,
Et furtivement lui déroba les clefs de la prison,
Des écuries, et de la chambre aux trésors et aux armes ;
Ensuite elle retomba sur sa couche moelleuse.
Alors Mustaj-Beg lui dit :
« Chère Hajkuna, ô sœur bien-aimée !
Dieu le veuille ! ton mal s’apaise-t-il ? »
« Oui, mon frère ! grâce à Dieu, je suis mieux. »
Alors Mustaj-Beg la quitta,
Il monta sur la verte terrasse,
Pour convenir avec ses compagnons d’Udbinja
De la manière dont ils feraient mourir le prisonnier.

Cependant la jeune fille se relève lestement ;
Elle ouvre la chambre des trésors et des armes ;
Elle en tire celles de Stojan,
Et remplit de ducats un sac à avoine ;
Ensuite elle descend dans la prison,
Conduit en hâte Stojan hors du cachot,
Et l’amène devant les blanches écuries.
Là, ils en tirent deux coursiers ;
Ils prennent la blanche haquenée du beg,
Qui lui sert de destrier un jour de bataille,
Et le coursier noir de l’épouse de Mustaj,
Qu’aucun dans la contrée n’égale en rapidité.

La belle fille monte la blanche haquenée ;
Sur le coursier noir monte Stojan.
Tous deux rapidement s’élancent dans la campagne.

Bientôt, atteignant la forêt Ogorjélitza,
Ils entrent dans les montagnes de Kunar,
Et de Kunar ils atteignent les campagnes de Kotari.

Maintenant Stojan parle ainsi à la jeune fille :
« Hajkuna, ô belle vierge turque,
Le sommeil me domine trop fort !
Descends de ton blanc coursier ;
Je veux dormir ici et me reposer un peu. »
Et la jeune Turque lui répondit :
« Ne le fais point ! au nom de ton héroïque valeur !
Chasse le coursier noir à travers les plaines de Kotari !
Là, il sera temps de dormir ;
Car je crains que les Turcs ne nous poursuivent ! »

Mais Stojan n’écouta point la jeune fille.
Tous deux descendirent de leurs coursiers.
Stojan se jeta sur la verte pelouse,
Posa sa tête sur les genoux de la belle,
Et s’endormit comme un innocent agneau.
Mais elle ne pouvait dormir, la jeune Turque.

Au matin, lorsque l’aube parut,
Se leva l’épouse de Mustaj-Beg ;
Elle veut monter vers la jeune fille,
Laquelle est, dit-on, très-malade depuis la veille.
Mais la jeune fille n’est point dans sa tour ;
Les ducats manquent dans la chambre aux trésors ;

Stojan n’est plus dans la prison,
Et les coursiers ne sont plus à l’écurie.
En toute hâte la dame retourne sur ses pas,
Fait tirer le canon d’alarme,
Afin que le beg l’entende de la terrasse.
À l’instant le pressentiment d’un malheur le saisit :
Il porte la main à ses poches,
Les clefs n’y sont plus !…
Alors il s’écrie à haute voix, Mustaj-Beg :
« Mes compagnons, mes frères !…
De mes mains s’est enfui Stojan de Kotari ;
Il a enlevé ma sœur Hajkuna.
Debout, mes frères, si vous craignez Dieu !… »

Les Turcs ont le singulier usage
D’avoir toujours leurs coursiers sellés.
À l’instant les guerriers montent à cheval ;
Ils chevauchent à travers les vastes campagnes,
Jusqu’à ce qu’ils atteignent les montagnes de Kunar,
Et de Kunar les champs de Kotari.

Hajkuna, au-dessus des hautes herbes,
Souvent regarde vers les montagnes.
Voilà qu’elle aperçoit de loin un nuage
Formé par l’haleine des coursiers et des hommes :
Elle reconnaît son frère Mustaj,
Et derrière lui trente guerriers d’Udbinja.
Elle n’ose éveiller Stojan :
Des larmes brûlantes jaillissent de ses yeux,

Et tombent sur les joues et le front du chrétien.
Alors, éveillé par ces larmes, Stojan
S’étonne, et dit à la jeune Turque :
« Parle : qu’as-tu, belle fille ?
Pourquoi ces larmes coulent-elles de tes yeux ?…
Regrettes-tu ton frère Mustaj ?
Regrettes-tu ses grands trésors !
Ou bien ne suis-je pas à ton gré ? »

Et la jeune Turque lui répondit :
« Stojan Jankowitsch, malheur à ta mère !
Ce n’est point pour mon frère que je pleure ;
Ce n’est point ses trésors que je regrette ;
N’en ai-je pas moi-même pris ma part ?
Je te chéris du plus profond de mon cœur.
Mais vois, infortuné ! Vois-tu Mustaj-Beg,
Et les trente guerriers qui le suivent ?…
À cheval donc ! fuyons vers Kotari !
Autrement c’en est fait, de nous deux !… »

Quand Stojan Jankowitsch entendit ceci,
Il répondit ainsi à la jeune fille :
« Jamais, belle Turque, je ne ferai ceci !
Ils m’ont cruellement offensé, les Turcs,
Quand ils me surprirent endormi par l’ivresse,
Et me garrottèrent et dépouillèrent indignement :
Maintenant je veux joliment gratifier le beau-frère !…
Monte à ton tour le coursier noir,
Et laisse-moi monter le blanc destrier,

Qui est un peu meilleur que l’autre.
Je veux aller au-devant du cher beau-frère ! »

Stojan s’élança sur le bon coursier ;
Sur le petit noir monta la jeune fille ;
Elle fuit en hâte, la vierge, vers Kotari ;
Jankowitsch s’avance à la rencontre du beg.

Qui l’eût pu voir eût frémi d’épouvante
À la vue de cette merveille,
Comme, sur un seul les trente s’élançant,
Aucun ne dut revoir sa demeure !
Trente têtes furent séparées des troncs ;
Stojan saisit le beg de Lika,
Lui lia les mains derrière le dos,
Et, le chassant ainsi vers sa sœur,
Il tira son sabre tranchant, affilé :
« Hajkuna, ô sœur de Mustaj-Beg,
Vois comme nous gratifions le beau-frère !…

Et il balançait déjà le sabre damasquiné,
Quand la vierge étendit ses bras suppliants :
« Ne le fais point ! au nom de ton héroïque valeur,
Ne laisse point une sœur sans son frère, Stojan !
Tu aurais bientôt à regretter la sœur !…
Renvoie-le à Udbinja ! »

Stojan laissa retomber son sabre.

Il resserre plus fortement les liens du beg,
Le renvoya vers Udbinja, et, en partant,
Avertit ainsi le beau-frère :
« Quand tu seras de nouveau à Udbinja,
À boire du vin avec tes compagnons,
Ne te vante plus, et dis la vérité en toutes choses.
Adieu ! reçois la vie pour mon présent de noces ! »

Le beg, garrotté, s’en retourna seul à Udbinja.
Stojan reprit le chemin de Kotari,
Emmenant avec lui la fille turque ;
Il la fit baptiser, et l’épousa,
L’aima fidèlement, et la rendit heureuse.