Voyage en Orient (Lamartine)/Les Druzes (peuplade)

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 109-114).


LES DRUZES




Les Druzes, qui, avec les Métualis et les Maronites, forment la principale population du Liban, ont passé longtemps pour une colonie européenne laissée en Orient par les croisés. Rien de plus absurde. Ce qui se conserve le plus longtemps parmi les peuples, c’est la religion et la langue : les Druzes sont idolâtres et parlent arabe ; ils ne descendent donc pas d’un peuple franc et chrétien ; ce qu’il y a de plus probable, c’est qu’ils sont, comme les Maronites, une tribu arabe du désert qui, ayant refusé d’adopter la religion du Prophète, et persécutée par les nouveaux croyants, se sera réfugiée dans les solitudes inaccessibles du haut Liban, pour y défendre ses dieux et sa liberté. Ils ont prospéré ; ils ont eu souvent la prédominance sur les peuplades qui habitent avec eux la Syrie, et l’histoire de leur principal chef, l’émir Fakar-el-Din, dont nous avons fait Fakardin, les a rendus célèbres, même en Europe.

C’est au commencement du dix-septième siècle que ce prince apparaît dans l’histoire. Nommé gouverneur des Druzes, il gagne la confiance de la Porte ; il repousse les tribus féroces de Balbek, délivre Tyr et Saint-Jean d’Acre des incursions des Arabes bédouins, chasse l’aga de Bayruth, et établit sa capitale dans cette ville. En vain les pachas d’Alep et de Damas le menacent ou le dénoncent au divan ; il corrompt ses juges, et triomphe, par la ruse ou la force, de tous ses ennemis. Cependant la Porte, tant de fois avertie des progrès des Druzes, prend la résolution de les combattre, et prépare une expédition formidable. L’émir Fakar-el-Din veut temporiser. Il avait formé des alliances et conclu des traités de commerce avec des princes d’Italie : il va lui-même solliciter les secours que ces princes lui ont promis. Il laisse le gouvernement à son fils Ali, s’embarque à Bayruth, et se réfugie à la cour des Médicis, à Florence. L’arrivée d’un prince mahométan en Europe éveille l’attention. On répand le bruit que l’émir Fakar-el-Din est un descendant des princes de la maison de Lorraine ; que les Druzes tirent leur origine des compagnons d’un comte de Dreux, restés dans le Liban après les croisades. En vain l’historien Benjamin de Tudèle fait mention des Druzes avant l’époque des croisades : l’habile aventurier propage lui-même cette opinion, pour intéresser à son sort les souverains de l’Europe. Après neuf ans de séjour à Florence, l’émir Fakar-el-Din retourne en Syrie. Son fils Ali avait repoussé les Turcs, et conservé intactes les provinces conquises par son père. Il lui remet le commandement. L’émir, corrompu par les arts et les délices de Florence, oublie qu’il règne à condition d’inspirer le respect et la terreur à ses ennemis. Il bâtit à Bayruth des palais magnifiques, et ornés, comme les palais d’Italie, de statues et de peintures qui blessent les préjugés des Orientaux. Ses sujets s’aigrissent ; le sultan Amurath IV s’irrite, et envoie de nouveau le pacha de Damas avec une puissante armée contre Fakar-el-Din. Pendant que le pacha descend du Liban, une flotte turque bloque le port de Bayruth. Ali, fils aîné de l’émir et gouverneur de Saphadt, est tué en combattant l’armée du pacha de Damas. Fakar-el-Din envoie son second fils implorer la paix à bord du vaisseau amiral. L’amiral retient cet enfant prisonnier, et se refuse à toute négociation. L’émir consterné s’enfuit, et se renferme, avec un petit nombre d’amis dévoués, dans l’inaccessible rocher de Nilka. Les Turcs, après l’avoir vainement assiégé pendant une année entière, se retirent. Fakar-el-Din est libre, et reprend le chemin de sa montagne : mais, trahi par quelques-uns des compagnons de sa fortune, il est livré aux Turcs et conduit à Constantinople. Prosterné aux pieds d’Amurath, ce prince lui témoigne d’abord de la générosité et de la bienveillance. Il lui donne un palais et des esclaves ; mais peu de temps après, sur des soupçons d’Amurath, le brave et infortuné Fakar-el-Din est étranglé. Les Turcs, qui se contentent, dans leur politique, d’écarter du pied l’ennemi qui leur fait ombrage, mais qui respectent du reste les habitudes des peuples et les légitimités traditionnelles des familles, laissèrent régner la postérité de Fakar-el-Din : il n’y a qu’une centaine d’ années que le dernier descendant du célèbre émir a laissé par sa mort le sceptre du Liban passer à une autre famille, la famille Chab, originaire de la Mecque, et dont le chef actuel, le vieux émir Beschir, gouverne aujourd’hui ces contrées.

La religion des Druzes est un mystère que nul voyageur n’a jamais pu percer. J’ai connu plusieurs Européens vivant depuis de nombreuses années au milieu de ce peuple, et qui m’ont confessé leur ignorance à cet égard. Lady Stanhope elle-même, qui fait exception par sa résidence habituelle au milieu des Arabes de cette tribu, et par le dévouement qu’elle inspire à ces hommes dont elle parle la langue et suit les mœurs, m’a dit que pour elle aussi la religion des Druzes était un mystère. La plupart des voyageurs qui ont écrit sur eux prétendent que ce culte n’est qu’un schisme du mahométisme. J’ai la conviction que ces voyageurs se trompent. Un fait certain, c’est que la religion des Druzes leur permet d’affecter tous les cultes des peuples avec lesquels ils communiquent ; de là est venue l’opinion qu’ils étaient des mahométans schismatiques. Cela n’est point. Ils adorent le veau, c’est le seul fait constaté. Ils ont des institutions comme les peuples de l’antiquité. Ils sont divisés en deux castes, les akkals ou ceux qui savent, les djahels ou ceux qui ignorent ; et, selon qu’un Druze est d’une de ces deux castes, il pratique telle ou telle forme de culte. Moïse, Mahomet, Jésus, sont des noms qu’ils ont en vénération. Ils s’assemblent un jour de la semaine, chacun dans le lieu consacré au degré d’initiation auquel il est parvenu, et accomplissent leurs rites. Des gardes veillent, pendant les cérémonies, à ce qu’aucun profane ne puisse approcher des initiés. La mort punit à l’instant le téméraire. Les femmes sont admises à ces mystères. Les prêtres ou akkals sont mariés ; ils ont une hiérarchie sacerdotale. Le chef des akkals, ou le souverain pontife des Druzes, réside au village de El-Mutna. Après la mort d’un Druze, on se réunit autour du tombeau, on reçoit des témoignages sur sa vie ; si ces témoignages sont favorables, l’akkal s’écrie : « Que le Tout-Puissant te soit miséricordieux ! » Si les témoignages sont mauvais, le prêtre et les assistants gardent le silence. Le peuple, en général, croit à la transmigration des âmes : si la vie du Druze a été pure, il revivra dans un homme favorisé de la fortune, brave, et aimé de ses compatriotes ; s’il a été vil ou lâche, il reviendra sous la forme d’un chameau ou d’un chien.

Les écoles pour les enfants sont nombreuses ; les akkals les dirigent. On apprend à lire dans le Koran. Quelquefois, quand les Druzes sont peu nombreux dans un village et que les écoles manquent, ils laissent instruire leurs enfants avec ceux des chrétiens ; lorsqu’ils les initient, plus tard, à leurs rites mystérieux, ils effacent de leur esprit les traces du christianisme. Les femmes sont admises au sacerdoce comme les hommes ; le divorce est fréquent ; l’adultère se rachète ; l’hospitalité est sacrée, et aucune menace ou aucune promesse ne forcerait jamais un Druze à livrer, même au prince, l’hôte qui se serait confié à son seuil. À l’époque de la bataille de Navarin, les Européens habitant des villes de Syrie, et redoutant la vengeance des Turcs, se retirèrent pendant plusieurs mois parmi les Druzes, et y vécurent en parfaite sûreté. « Tous les hommes sont frères, » est leur morale proverbiale comme celle de l’Évangile ; mais ils l’ observent mieux que nous. Nos paroles sont évangéliques, et nos lois sont païennes.

Dans mon opinion, les Druzes sont un de ces peuples dont la source s’est perdue dans la nuit des temps, mais qui remontent à l’antiquité la plus reculée ; leur race, au physique, a beaucoup de rapport avec la race juive, et l’adoration du veau me porterait à croire qu’ils descendent de ces peuples de l’Arabie Pétrée qui avaient poussé les Juifs à ce genre d’idolâtrie, ou qu’ils sont d’origine samaritaine. Accoutumés maintenant à une sorte de fraternité avec les chrétiens maronites, et détestant le joug des mahométans, nombreux, riches, disciplinables, aimant l’agriculture et le commerce, ils feront aisément corps avec le peuple maronite, et avanceront du même pas dans la civilisation, pourvu qu’on respecte leurs rites religieux.