Voyage en Orient (Lamartine)/Pétition des Chrétiens du Liban

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Chez l’auteur (p. 412-415).

Dans tous leurs désastres, les Maronites n’ont pas cessé de recourir à la France. Voici la lettre adressée au roi Louis-Philippe Ier par les principales familles du Liban, pour obtenir, par son intervention, la restauration de la noble famille de Cheab.


PÉTITION À LA PORTE SUBLIME DU TRÈS-HAUT GOUVERNEMENT DE FRANCE.
QUE DIEU RENDE SA GLOIRE ÉTERNELLE !


« Nous, chrétiens du mont Liban, vos serviteurs, nous venons vous exposer l’état déplorable où nous sommes réduits, nos affreuses misères, nos inexprimables calamités ; comment tout repos nous a été ravi, comment tous les malheurs et toutes les ruines nous accablent.

» Et d’abord, nous chrétiens qui habitions au milieu des Druzes, nous avons été pillés par eux, nos maisons ont été incendiées ; et, dispersés aujourd’hui hors de notre pays, nous sommes en proie aux amertumes d’une cruelle absence, n’ayant plus rien au monde que l’espoir de recouvrer ce qui nous a été pris. Quoiqu’il ait été ordonné de nous en rendre quelque chose, jusqu’à présent rien n’a paru, et nous n’avons encore aucun indice de restitution.

» En second lieu, non-seulement nous ne parvenons pas à obtenir de réponse à nos nombreuses sollicitations pour être placés sous la direction d’un chef chrétien qui prenne en main le soin de nous administrer, comme cela a été statué à Constantinople ; mais, contrairement à nos vœux, des ordres ont été rendus par le gouverneur général de l’Eïalet de Seïde pour que les chrétiens qui habitent dans les mêmes lieux que les Druzes, ou dans leur voisinage, soient mis sous la domination de ces Druzes impitoyables, qui regardent comme une chose licite de nous ravir la vie et l’honneur, et de s’emparer de nos fortunes. C’est ainsi qu’ils ont pillé nos couvents et nos églises, auxquels ils ont ensuite mis le feu, qu’ils ont fait ruisseler le sang des prêtres et des moines, et qu’après avoir profané les autels, souillé d’ordures les images des saints et jusqu’au saint sacrement, ils les ont lacérés et foulés aux pieds ; c’est ainsi qu’ils ont brisé les croix et les cloches, et pour insulter aux habits sacerdotaux et les tourner en dérision, qu’ils en ont revêtu des femmes ! Qui pourrait souffrir ces outrages, dont la violence dépasse tout ce qu’il est donné aux forces de la nature humaine de supporter ? et qui n’aimerait pas mieux perdre la vie, que de soumettre son existence à ces barbares ennemis ? Ah ! si nos gémissements pénètrent jusqu’au plus haut des cieux, comment ne parviendraient-ils pas à émouvoir pour nous la compassion de votre gouvernement sublime, et à le porter à s’employer pour nous donner le repos, nous qui sommes ses serviteurs et ses sujets ?

» Pour ne pas désespérer de notre vie de malheur, pour ne pas assiéger continuellement de nos supplications la Porte derrière laquelle se trouvent notre salut et le salut de tous les peuples, la Porte de votre gouvernement généreux, il faut que, le cœur navré et brisé, et les yeux en larmes, nous présentions cette pétition au seuil de votre humanité, par la main du serviteur de votre puissance, le très-pieux et illustre archevêque Nicolas Murad, notre vicaire patriarcal, très-honoré et très-vénéré, à qui sont délégués les pleins pouvoirs de tout le peuple du mont Liban ; il faut que, par son entremise, nous recourions aux sources de la compassion de ce gouvernement dont la renommée remplit le monde entier ; il faut que le susdit archevêque, votre serviteur, profite de l’occasion la plus favorable qu’il pourra trouver pour vous exposer toutes nos affaires et nos justes plaintes, et pour vous faire connaître principalement la perte de notre repos par le fait même du gouverneur auquel a été donnée la mission de nous conduire et de nous administrer. Si les sources de la faveur royale ne se déversent pas sur la noble famille Cheab, et en particulier sur l’émir Béchir ou sur son fils l’émir Émin, pour permettre son retour et lui confier le soin de nous gouverner, il nous sera impossible de parvenir à recouvrer notre repos avec tout autre gouverneur ; c’est là une chose que l’expérience a démontrée. Enfin, le susdit archevêque fera connaître ces faits et tout le reste ; car votre gouvernement est bien informé qu’il est le représentant du peuple du Liban, et qu’il est instruit de toutes nos affaires. Comme il est distingué par sa droiture et ses vertus, tout ce qu’il affirmera sera la vérité même ; et puisque votre générosité embrasse le monde, puisque votre miséricorde s’étend jusqu’à tous les horizons, nous avons doublement droit d’y participer en quelque chose.

» Ainsi, nous prosternons notre front sur le seuil de votre Porte, pour que vous preniez en pitié notre position et notre misère ; pour que vous portiez sur nous un œil de compassion ; pour que vous entendiez la voix de notre fondé de pouvoirs, notre seigneur l’archevêque, en accueillant avec bonté ce qu’il vous exposera à notre sujet ; pour que vous étendiez sur nous tous les regards de votre bienfaisance si célèbre ; pour que vous guérissiez nos cœurs brisés en nous délivrant des mains des Druzes, nos ennemis et nos spoliateurs, et que vous les obligiez à nous rendre ce qu’ils nous ont pris ; pour que nous obtenions d’être de nouveau placés sous la direction de notre ancien gouverneur, de la famille Cheab, dont nous venons de parler ; et enfin pour que nous soyons remis en possession de notre tranquillité. En retour, notre pauvre nation vous consacrera ses prières, et nous supplierons Dieu Très-Haut d’élever la splendeur de votre illustre gouvernement, de protéger la gloire de son trône royal, et de rendre éternelle la majesté de sa puissance par de nombreux succès et d’éclatantes victoires, tant que dureront les siècles et les temps !


» 28 mars 1844.


» Vos serviteurs les émirs de Métin.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Habaïh.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Buhen.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Abou-sa-Ab.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Khazin.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Bahdah.

» Vos serviteurs les scheiks de la famille Khouri.

» Vos serviteurs tous les habitants du mont Liban. »

(Suivent 217 empreintes de cachets.)


Traduit de l’arabe par le premier secrétaire interprète du roi pour les langues orientales, professeur de turc au collége royal de France, et pour traduction conforme :

Alix Desgranges.
Paris, ce 14 mai 1844.