Voyage en Orient (Nerval)/Introduction/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 11-15).

IV — SAN-NICOLO


En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n’ai pu songer sans peine que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre patrie s’est vue dépouillée à son tour par l’Angleterre, qui, là, comme à Malte, annonce en latin aux passants sur une tablette de marbre que « l’accord de l’Europe et l’amour de ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souveraineté. » — Amour ! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui as ratifié cette prétention ?

Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San-Nicolo, j’avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l’azur du ciel, et qui, du haut d’un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice… Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l’objet qui signalait cette côte à l’attention des voyageurs. C’était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j’aie vu encore, c’est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu’il m’a été donné de l’apercevoir !

Je n’irai pas à Capsali ; je sais qu’il n’existe plus rien du temple que Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu’il enlevait à son époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l’eau à l’équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son amant ; mais une église a été construite sur les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n’est resté non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu’a remplacé le fort Vénitien, aujourd’hui gardé par une compagnie écossaise.

Ainsi la Vénus Céleste et la Vénus populaire, révérées, l’une sur les hauteurs et l’autre dans les vallées, n’ont point laissé de traces dans la capitale de l’île, et l’on s’est occupé à peine de fouiller les ruines de l’ancienne ville de Scandie, près du port d’Avlémona, profondément cachées dans le sein de la terre ; là, peut-être, on retrouverait quelques monuments de la troisième Vénus, l’aînée des Parques, l’antique reine du mystérieux Hadès.

Car, il faut bien le remarquer, — pour sortir du dédale où nous ont égarés les derniers poètes latins et les mythologues modernes, — chacun des grands dieux avait trois corps et était adoré sous les trois formes : du ciel, de la terre et des enfers ; cette triplicité ne peut avoir, d’ailleurs, rien de bizarre au jugement des esprits chrétiens, qui admettent trois personnes en Dieu.

Le port de San-Nicolo n’offrait à nos yeux que quelques masures le long d’une baie sablonneuse où coulait un ruisseau, et où l’on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs ; d’autres épanouissaient à l’horizon leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au delà du cap Spati, dernière pointe de l’île, et du cap Malée, qu’on apercevait clairement du côté de la Grèce. Personne ne vint, au moment où nous débarquions, nous demander nos papiers ; les îles anglaises n’abusent pas des lois de police, et, si leur législation aboutit encore à un fouet par en bas, et par en haut à un gibet, les étrangers du moins n’ont rien à craindre de ces modes de répression.

J’étais avide de goûter les vins de la Grèce, au lieu de l’épais et sombre vin de Malte qu’on nous servait depuis deux jours à bord du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas d’entrer dans l’humble taverne qui, à d’autres heures, servait de rendez-vous commun aux garde-côtes anglais et aux mariniers grecs. La devanture peinte étalait, comme à Malte, des noms de bières et de liqueurs anglaises inscrits en or. Me voyant vêtu d’un makintosh acheté à Livourne, l’hôte se hâta de m’aller chercher un verre de wiskey ; je tâchai, quant à moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin, et je le prononçai si bien, qu’on ne me comprit nullement, — À quoi donc me sert-il d’avoir été reçu bachelier par MM. Villemain, Cousin et Guizot réunis, et d’avoir dérobé à la France vingt minutes de leur existence pour faire constater tout mon savoir ? Le collège a fait de moi un si grand helléniste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du vin, et aussitôt, remportant le wiskey refusé, l’hôte vient servir un pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots d’italien, et, comme personne ne m’a jamais appris cette langue, je réussis facilement à me faire apporter une bouteille empaillée du liquide cythéréen.

C’était un bon petit vin ronge, sentant un peu l’outre où il avait séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et rappelant assez le goût du vin asciuto d’Italie ; — ô généreux sang de la grappe !… comme t’appelle George Sand, à peine es-tu en moi, que je ne suis plus le même ; n’es-tu pas vraiment le sang d’un dieu ? et peut-être, comme le disait l’évêque de Cloyne, le sang des esprits rebelles qui luttèrent aux anciens temps sur la terre, et qui, vaincus, anéantis sous leur forme première, reviennent, dans le vin, nous agiter de leurs passions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions !…

Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette île, de la terre porphyreuse et longtemps bénie où régnait la Vénus Céleste, ne peut inspirer que de bonnes et douces pensées. Aussi n’ai-je plus songé dès lors qu’à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère ; j’ai gravi les rochers du cap Spati, où Achille en fit bâtir un, à son départ pour Troie ; j’ai cherché des yeux Cranaé, située de l’autre côté du golfe et qui fut le lieu de l’enlèvement d’Hélène ; mais l’île de Cranaé se confondait au loin avec les côtes de la Laconie, et le temple n’a pas laissé même une pierre sur les rocs, du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l’île, que des moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la baie de San-Nicolo.

En descendant, j’ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient le projet d’aller jusqu’à une petite ville située à deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous avons monté sur des mulets, et, sous la conduite d’un Italien qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre les montagnes. On ne croirait jamais, à voir de la mer les abords hérissés des rocs de Cérigo, que l’intérieur contienne encore tant de plaines fertiles ; c’est, après tout, une terre qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont couvertes de cotonniers, d’oliviers et de mûriers semés parmi les vignes. L’huile et la soie sont les principales productions qui fassent vivre les habitants, et les Cythéréennes — je n’aime pas à dire Cérigotes — trouvent, à préparer cette dernière, un travail assez doux pour leurs belles mains ; la culture du coton a été frappée, au contraire, par la possession anglaise…

Mais n’admirez-vous pas tout ce beau détail fait en style itinéraire ? C’est que la Cythère moderne, n’étant pas sur le passage habituel des voyageurs, n’a jamais été longuement décrite, et j’aurai du moins le mérite d’en avoir dit même plus que les touristes anglais.

Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à l’aspect italien, mais pauvre et délabrée ; le mien était la colline d’Aplunori, située à peu de distance et où l’on m’avait dit que je pourrais rencontrer les restes d’un temple. Mécontent de ma course du cap Spati, j’espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Delille, remplir mes poches de débris mythologiques. Ô bonheur ! je rencontre, en approchant d’Aplunori, un petit bois de mûriers et d’oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là leurs sombres parasols ; l’aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s’ouvrait de nouveau le grand œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et, sur un marbre, débris d’une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots : ΚΑΡΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ (guérison des cœurs).

Cette légende m’a fait soupirer.