Voyage en Orient (Nerval)/Introduction/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 7-11).

III — LE SONGE DE POLYPHILE


Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité scientifique ; Polyphile, c’est-à-dire Francesco Colonna, a beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps ; mais cela n’empêche pas qu’il n’ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j’ai mieux aimé le citer.

Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d’amour, me pardonnent de toucher à leur mémoire ! le hasard — s’il est un hasard — a remis en mes mains leur histoire mystique, et j’ignorais à cette heure-là même qu’un savant plus poète, un poète plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages le dernier éclat du génie que recelait son front penché. Il fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l’amour pur… et, parmi nous, l’un des derniers.

Reçois aussi ce souvenir d’un de tes amis inconnus, bon Nodier, belle âme divine, qui les immortalisais en mourant[1] ! Comme toi, je croyais en eux, et comme eux à l’amour céleste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile reconstruisait en idée le palais splendide sur les rochers cythéréens. Vous savez aujourd’hui quels sont les vrais dieux, esprits doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens par le cœur !

Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que Francesco a décrite sans l’avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas ! le fils d’un siècle déshérité d’illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé… sur ses débris ? Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m’assurer que c’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes.

Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l’avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l’image mortelle. C’est une histoire touchante qu’il faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n’a pas été à même de la deviner sous les poétiques allégories du Songe de Polyphile.

Francesco Colonna, l’auteur de cet ouvrage, était un pauvre peintre du XVe siècle, qui s’éprit d’un fol amour pour la princesse Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo Bellini, père du peintre plus illustre que nous connaissons, il n’osait lever les yeux sur l’héritière d’une des plus grandes maisons de l’Italie. Ce fut elle-même qui, profitant des libertés d’une nuit de carnaval, l’encouragea à tout lui dire et se montra touchée de sa peine. C’est une noble figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léonore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait le mariage impossible ; l’autel du Christ… du Dieu de l’égalité !… leur était interdit ; ils rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils invoquèrent l’antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.

Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne qu’ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l’antique symbole de la grande Mère divine et de l’enfant céleste qui embrasent les cœurs ? Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèbres mystiques jusqu’à la primitive Isis, au voile éternel, au masque changeant, tenant d’une main la croix ansée, et sur ses genoux l’enfant Horus sauveur du monde ?…

Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode en Italie. L’école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil Aristote, et la théologie féodale s’ouvrait comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur la belle et pure image de l’autre, passant les jours dans l’étude des philosophies et des religions antiques, et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. Ô double existence heureuse et bénie, si l’on en croit le livre de leurs amours ! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l’insu de la foule, ils se saluaient d’un doux et mélancolique regard : « Frère, il faut mourir ! — Sœur, il faut mourir ! » c’est-à-dire nous n’avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne… Ce sourire échangé ne disait que cela.

Cependant Polyphile écrivait et léguait à l’admiration des amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s’échappant de notre monde plein de la loi d’un Dieu sévère, il rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée. L’âme fidèle ne se faisait pas attendre, et tout l’empire mythologique s’ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros d’un poème plus moderne et non moins sublime[2], ils franchissaient dans leur double rêve l’immensité de l’espace et des temps ; la mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l’esprit du monde ancien s’éteignit aux champs de Pharsale ! Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés ; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s’entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d’un univers. L’étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs morts allaient repeupler ; le faune s’éveillait dans son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis s’échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son antique fécondité.

C’est alors qu’avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèlerinage, qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la Grèce, conduisait nos deux amants à tous les temples renommés de Vénus Céleste et les faisait arriver enfin au principal sanctuaire de la déesse, à l’Ile de Cythère, où s’accomplissait l’union spirituelle des deux religieux, Polyphile et Polia.

Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son pèlerinage et son livre ; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui, grande dame et puissante comme elle était, ne craignit point de le faire imprimer par Alde Manuce et le fit illustrer de dessins, fort beaux la plupart, représentant les principales scènes du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cythère. Ce livre d’amour platonique fut longtemps l’évangile des cœurs amoureux dans ce beau pays d’Italie, qui ne rendit pas toujours à la Vénus Céleste des hommages si épurés.

Pouvais-je faire mieux que de relire, avant de toucher à Cythère, le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nodier l’a fait remarquer, présente une singularité charmante ; l’auteur a signé son nom et son amour en employant en tête de chaque chapitre un certain nombre de lettres choisies pour former la légende suivante : Poliam frater Franciscus Columna peramavit[3]. Que sont les amours d’Abailard et d’Héloïse auprès de cela ?

  1. Franciscus Columna, dernière nouvelle de Charles Nodier.
  2. Faust, seconde partie.
  3. « Le frère Francesco Colonna a aimé tendrement Polia. »