Voyage en Orient (Nerval)/Introduction/IX

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 25-29).


IX — SAINT-GEORGES


On monte assez longtemps encore à travers les cultures ; de petits murs en pierres sèches indiquent la borne des champs ; puis la montée devient plus rapide et l’on marche sur le rocher nu ; enfin l’on touche aux premières maisons ; la rue étroite s’avance en spirale vers le sommet de la montagne ; des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes causent ou filent, des bandes d’enfants à la voix rauque, aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des masures, des jeunes filles se voilant à la hâte, tout effarées de voir dans la rue quelque chose d’aussi rare qu’un passant ; des cochons de lait et des volailles troublés, dans la paisible possession de la voie publique, refluant vers les intérieurs ; çà et là d’énormes matrones rappelant ou cachant leurs enfants pour les garder du mauvais œil : tel est le spectacle assez vulgaire qui frappe partout l’étranger.

Étranger ! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du passé ? Oh ! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué mon costume, dont tout à l’heure j’avais honte.

Καθολιϰός ! Tel est le mot que des enfants répètent autour de moi.

Et l’on me guide à grands cris vers l’église de Saint-Georges, qui domine la ville et la montagne. Catholique ! Vous êtes bien bons, mes amis ; catholique, vraiment je l’avais oublié. Je tâchais de penser aux dieux immortels, qui ont inspiré tant de nobles génies, tant de hautes vertus ! J’évoquais de la mer déserte et du sol aride les fantômes riants que rêvaient vos pères, et je m’étais dit, en voyant si triste et si nu tout cet archipel des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhospitalières, que la malédiction de Neptune avait frappé la Grèce oublieuse… La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d’un corps glacé. Oh ! n’a-t-on pas compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s’en vinrent raconter qu’en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui criait : « Pan est mort ! » Mort, eh quoi ! lui, le compagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait l’hymen fécond de l’homme et de la terre ! il est mort, lui par qui tout avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied de l’Olympe profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d’encens et d’hommages, et frappé au cœur comme un père par l’ingratitude et l’oubli ! Et maintenant… arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre ignorée qui rappelle son culte et qu’on a scellée par hasard dans le mur de la terrasse qui soutient votre église ; laissez-moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des cimbales, et, au milieu, une coupe couronnée de lierre ; c’est le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, où Syra s’appelait Syros…

Ici, je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse utile. J’ai confondu plus haut Syros avec Scyros. Faute d’un c, cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime ; car c’est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j’en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d’avoir donné le jour à Phérécyde, le maître de Pythagore et l’inventeur de la boussole… Que les itinéraires sont savants !

On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l’église ; et je m’assieds, en attendant, sur le rebord de la terrasse, au milieu d’une troupe d’enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer l’éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours à défaut de fleurs et d’arbustes ; cette jeunesse sourit encore sur le sol dépouillé… N’ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson naïve correspondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers coupés ? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses marins !… N’as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, ô vertueux rocher ! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec sur le rivage : et n’es-tu pas toujours celui des usuriers ?

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l’indépendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s’emparaient de ceux que l’Europe avait envoyés porter des secours d’argent et d’armes à la Grèce ; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio ; quant à l’argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l’indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes d’usuriers et de pirates avec leurs devoirs d’Hellènes. Il faut dire aussi qu’en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné… Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi ! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d’or et d’ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau ? Non ! j’aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu’on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d’étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l’Archipel. Et, d’ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté… Voici le bedeau portant les clefs de l’église Saint-Georges. Entrons : non… je vois ce que c’est.

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d’or, terrassant celui qui se relève toujours… cela vaut-il la chance d’un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d’un temple des dieux abolis ? Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d’Apollon ! Je n’exposerai pas à l’ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire. Arrière, souffle du tombeau !

D’autant plus qu’il y a dans ce livre que je tiens un passage qui m’a fortement frappé : « Avant d’arriver à Delphes, on trouve, sur la route de Livadie, plusieurs tombeaux antiques. L’un d’eux, dont l’entrée a la forme d’une porte colossale, a été fendu par un tremblement de terre, et de la fente sort le tronc d’un laurier sauvage. Dodwel nous apprend qu’il règne dans le pays une tradition rapportant qu’à l’instant de la mort de Jésus-Christ, un prêtre d’Apollon offrait un sacrifice dans ce lieu même, quand, s’arrêtant tout à coup, il s’écria qu’un nouveau dieu venait de naître, dont la puissance égalerait celle d’Apollon, mais qui finirait pourtant par lui céder. À peine eut-il prononcé ce blasphème, que le rocher se fendit, et il tomba mort, frappé par une main invisible. »

Et moi, fils d’un siècle douteur, n’ai-je pas bien fait d’hésiter à franchir le seuil, et de m’arrêter plutôt encore sur la terrasse à contempler Tina prochaine, et Naxos, et Paros, et Mycone, éparses sur les eaux, et plus loin cette côte basse et déserte, visible encore au bord du ciel, qui fut Délos, l’île d’Apollon !…