Voyage en Orient (Nerval)/Introduction/X

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 29-34).


X — LES MOULINS DE SYRA


Je n’ai plus à parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul mot. J’ai entraîné le lecteur avec moi sur le sommet de cette montagne en pain de sucre couronnée de maisons, que je comparais à la ville suspendue en l’air de Laputa ; — il faut bien l’en faire redescendre ; autrement, son esprit resterait perché pour toujours sur la terrasse de l’église du grand Saint-Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne connais rien de plus triste qu’un voyage inachevé. — J’ai souffert plus que personne de la mort du pauvre Jacquemont, qui m’a laissé un pied en l’air sur je ne sais quelle cime de l’Himalaya, et cela me contrarie fortement toutes les fois que je pense à l’Inde, Le bon Yorick lui-même n’a pas craint de nous condamner volontairement à l’éternelle et douloureuse curiosité de savoir ce qui s’est passé entre le révérend et la dame piémontaise dans cette fameuse chambre à deux lits que l’on sait. Cela est au nombre des petites misères si grosses de la vie humaine : — il semble que l’on ait affaire à ces enchanteurs malencontreux qui vous prennent dans une conjuration magique dont ils ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés — en quoi ? — en point d’interrogation.

Ce qui m’arrêtait, il faut bien le dire, c’était le désir de raconter — et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement une certaine aventure qui m’est arrivée en descendant la montagne — dans un de ces moulins à six ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.

Un moulin à vent à six ailes qui battent joyeusement l’air, comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Picardie ; pourtant cela ne fait qu’une figure médiocre auprès des mines solennelles de l’antiquité. N’est-il pas triste de songer que la côte de Délos en est couverte ? Les moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de l’antique Hermopolis, il a bien fallu me reposer à l’ombre de ces moulins, dont le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte, et l’on vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent le goudron et le cuir. Une vieille femme s’approche de la table où j’étais assis et me dit :

Κοϰόνιτζα ! ϰαλί !…

On sait déjà que le grec moderne s’éloigne beaucoup moins qu’on ne le croit de l’ancien. Ceci est vrai à ce point que les journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le monde… Je ne me donne pas pour un helléniste de première force ; mais je voyais bien, par le second mot, qu’il s’agissait de quelque chose de beau. Quant au substantif Κοϰόνιτζα, j’en cherchais en vain la racine dans ma mémoire, meublée seulement des dizains classiques de Lancelot.

— Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger ; elle veut peut-être me montrer quelque ruine, me faire voir quelque curiosité. Peut-être est-elle chargée d’un galant message, car nous sommes dans le Levant, pays d’aventures.

Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n’était plus un cabaret : une sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles mal vêtus, remplissait l’intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d’autres jouaient aux osselets. Ce tableau d’intérieur n’avait rien de gracieux. La vieille m’offrit d’entrer. Comprenant à peu près la destination de l’établissement, je fis mine de vouloir retourner à l’honnête taverne où la vieille m’avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de nouveau :

Κοϰόνιτζα ! Κοϰόνιτζα !

Et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de rester seulement à l’endroit où j’étais.

Elle s’éloigna de quelques pas et se mit comme à l’affût derrière une haie de cactus qui bordait un sentier conduisant à la ville. Des filles de la campagne passaient de temps en temps, portant de grands vases de cuivre sur la hanche quand ils étaient vides, sur la tête quand ils étaient pleins. Elles allaient à une fontaine située près de là, ou en revenaient. J’ai su depuis que c’était l’unique fontaine de l’île. Tout à coup la vieille se mit à siffler, l’une des paysannes s’arrêta et passa précipitamment par une des ouvertures de la haie. Je compris tout de suite la signification du mot Κοϰόνιτζα ! Il s’agissait d’une sorte de chasse aux jeunes filles. La vieille sifflait… le même air sans doute que siffla le vieux serpent sous l’arbre du mal… et une pauvre paysanne venait de se faire prendre à l’appeau.

Dans les îles grecques, toutes les femmes qui sortent sont voilées comme si l’on était en pays turc. J’avouerai que je n’étais pas fâché, pour un jour que je passais en Grèce, de voir au moins un visage de femme. Et pourtant, cette simple curiosité de voyageur n’était-elle pas déjà une sorte d’adhésion au manège de l’affreuse vieille ? la jeune femme paraissait tremblante et incertaine ; peut être était-ce la première fois qu’elle cédait à la tentation embusquée derrière cette haie fatale ! La vieille leva le pauvre voile bleu de la paysanne. Je vis une figure pâle, régulière, avec des yeux assez sauvages ; deux grosses tresses de cheveux noirs entouraient la tête comme un turban. Il n’y avait rien là du charme dangereux de l’antique hétaïre ; de plus, la paysanne se tournait à chaque instant avec inquiétude du côté de la campagne en disant :

Ὦ ἀνδρός μου ! ὦ ἀνδρός μου ! (Mon mari ! mon mari !)

La misère, plus que l’amour, apparaissait dans toute son attitude. J’avoue que j’eus peu de mérite à résister à la séduction. Je lui pris la main, où je mis deux ou trois drachmes, et je lui fis signe qu’elle pouvait redescendre dans le sentier.

Elle parut hésiter un instant ; puis, portant la main à ses cheveux, elle tira d’entre les nattes tordues autour de sa tête, une de ces amulettes que portent toutes les femmes des pays orientaux, et me la donna en disant un mot que je ne pus comprendre.

C’était un petit fragment de vase ou de lampe antique, qu’elle avait sans doute ramassé dans les champs, entortillé dans un morceau de papier rouge, et sur lequel j’ai cru distinguer une petite figure de génie monté sur un char ailé entre deux serpents. Au reste, le relief est tellement fruste, qu’on peut y voir tout ce que l’on veut… Espérons que cela me portera bonheur dans mon voyage.

Triste spectacle, en somme, que celui de cette corruption des pays orientaux où un faux esprit de morale a supprimé la courtisane joyeuse et insouciante des poètes et des philosophes. — Ici, c’est la passion de Corydon qui succède à celle d’Alcibiade ; — là, c’est le sexe entier qu’on déprave pour éviter un moindre mal peut-être ; la tache s’élargit sans s’effacer ; la misère réalise un gain furtif qui la corrompt sans l’enrichir. Ce n’est plus même la pâle image de l’amour, ce n’en est que le spectre fatal et douloureux. — On va voir jusqu’où s’étend le préjugé social si maladroit et si impuissant à la fois. Les Grecs aiment le théâtre comme jadis ; on trouve des salles de spectacle dans les plus petites villes. Seulement, tous les rôles de femmes sont joués par des hommes.

En redescendant au port, j’ai vu des affiches qui portaient le titre d’une tragédie de Marco Bodjari, par Aleko Soudzo, suivie d’un ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers. Après avoir dîné à l’hôtel d’Angleterre, dans une grande salle ornée d’un papier peint à personnages, je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la représentation. On déposait, avant d’entrer, les longues chibouques de cerisier à une sorte de bureau des pipes : les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il n’y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité. J’attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de la déclamation. La pièce a commencé par une scène d’exposition entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit emphatique et guttural m’eût dérobé le sens des vers, quand même j’aurais été assez savant pour les comprendre ; de plus, les Grecs prononcent l’èta comme un i, le thêta comme un th anglais, le bêta comme un c, l’upsilon comme un y, ainsi de suite. Il est probable que c’était là la prononciation antique, mais l’Université nous enseigne autrement.

Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des femmes de son sérail, lesquelles n’étaient que des hommes vêtus en odalisques ; on sait qu’en Grèce, on ne permet pas aux femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! Moustaï-Pacha était flanqué d’un confident comme le héros grec ; — il paraissait aussi Turc que le farouche Aconnat représenté par Son Altesse. En suivant la pièce, j’ai fini par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant, avec trois cents Palikares, la résistance des trois cents Spartiates. On applaudissait vivement ce drame hellénique, qui, après s’être développé selon les règles classiques, se terminait par des coups de fusil.

En retournant au bateau à vapeur, j’ai joui du spectacle unique de cette ville pyramidale éclairée jusqu’à ses plus hautes maisons. C’était vraiment babylonian, comme dirait un Anglais.

J’ai quitté à Syra le paquebot autrichien pour m’embarquer sur le Léonidas, vaisseau français qui part pour Alexandrie, c’est une traversée de trois jours.

L’Égypte est un vaste tombeau ; c’est l’impression qu’elle m’a faite en abordant sur cette plage d’Alexandrie, qui, avec ses ruines et ses monticules, offre aux yeux des tombeaux épars sur une terre de cendres.

Des ombres drapées de linceuls bleuâtres circulent parmi ces débris. Je suis allé voir la colonne de Pompée et les bains de Cléopâtre. La promenade du Mahmoudieh et ses palmiers toujours verts rappellent seuls la nature vivante…

Je ne parle pas d’une grande place tout européenne formée par les palais des consuls et par les maisons des banquiers, ni des églises byzantines ruinées, ni des constructions modernes du pacha d’Égypte, accompagnées de jardins qui semblent des serres. J’aurais mieux aimé les souvenirs de l’antiquité grecque ; mais tout cela est détruit, rasé, méconnaissable.

Je m’embarque ce soir sur le canal d’Alexandrie à l’Atfé ; ensuite je prendrai une cange à voile pour remonter jusqu’au Caire : c’est un voyage de cinquante lieues que l’on fait en six jours.