Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 218-222).


I — UN COMPAGNON

« Istamboldan ! ah ! yélir firman !
Yélir, yélir, Istamboldan ! »

C’était une voix grave et douce, une voix de jeune homme blond ou de jeune fille brune, d’un timbre frais et pénétrant, résonnant comme un chant de cigale altérée à travers la brume poudreuse d’une matinée d’Égypte. J’avais entr’ouvert, pour l’entendre mieux, une des fenêtres de la cange, dont le grillage doré se découpait, hélas ! sur une côte aride ; nous étions loin déjà des plaines cultivées et des riches palmeraies qui entourent Damiette. Partis de cette ville à l’entrée de la nuit, nous avions atteint en peu de temps le rivage d’Esbeh, qui est l’échelle maritime et l’emplacement primitif de la ville des croisades. Je m’éveillais à peine, étonné de ne plus être bercé par les vagues, et ce chant continuait à résonner par intervalles comme venant d’une personne assise sur la grève, mais cachée par l’élévation des berges. Et la voix reprenait encore avec une douceur mélancolique :

« Kaïkélir ! Istamboldan !…
Yélir, yélir, Istamboldan ! »

Je comprenais bien que ce chant célébrait Stamboul dans un langage nouveau pour moi, qui n’avait plus les rauques consonnances de l’arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c’était l’annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages ; j’entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, l’avouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l’Égypte m’attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès de Péra, j’appelais, au secours de mes sens amollis par l’été, l’air vivifiant de l’Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m’accompagner m’assurait d’un départ prochain.

On attendait l’heure favorable pour passer le boghaz, c’est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait au consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait :

« Ah ! ah ! ah ! drommatina !
Drommatina dieljédélim !… »

— Qu’est-ce que cela peut signifier ? me disais-je. Cela doit être du turc.

Et je demandai au janissaire s’il comprenait.

— C’est un dialecte des provinces, répondit-il ; je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à la personne qui chante, ce n’est pas grand’chose de bon : un pauvre diable sans asile, un banian !

J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l’indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j’apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d’une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson, dont je recueillais aisément les paroles, ramenées par de nombreux, refrains :

« Déyouldoumou ! bourouldoumou !
Ali-Osman yadjénamdah ! »

Il y a dans certaines langues méridionales un charme syllabique, une grâce d’intonation qui convient aux voix des femmes et des jeunes gens, et qu’on écouterait volontiers des heures entières sans comprendre. Et puis ce chant langoureux, ces modulations chevrotantes qui rappelaient nos vieilles chansons de campagne, tout cela me charmait avec la puissance du contraste et de l’inattendu ; quelque chose de pastoral et d’amoureusement rêveur jaillissait pour moi de ces mots riches en voyelles et cadencés comme des chants d’oiseau.

— C’est peut-être, me disais-je, quelque chant d’un pasteur de Trébizonde ou de la Marmarique. Il me semble entendre des colombes qui roucoulent sur la pointe des ifs ; cela doit se chanter dans des vallons bleuâtres où les eaux douces éclairent de reflets d’argent les sombres rameaux du mélèze, où les roses fleurissent sur de hautes charmilles, où les chèvres se suspendent aux rochers verdoyants comme dans une idylle de Théocrite.

Cependant je m’étais rapproché du jeune homme, qui m’aperçut enfin, et, se levant, me salua en disant :

— Bonjour, monsieur.

C’était un beau garçon aux traits circassiens, à l’œil noir, avec un teint blanc et des cheveux blonds coupés de près, mais non pas rasés selon l’usage des Arabes. Une longue robe de soie rayée, puis un pardessus de drap gris, composaient son ajustement, et un simple tarbouch de feutre rouge lui servait de coiffure ; seulement, la forme plus ample et la houppe mieux fournie de soie bleue que celle des bonnets égyptiens, indiquaient le sujet immédiat d’Abdul-Medjid. Sa ceinture, faite d’un aunage de cachemire à bas prix, portait, au lieu des collections de pistolets et de poignards dont tout homme libre ou tout serviteur gagé se hérisse en général la poitrine, une écritoire de cuivre d’un demi-pied de longueur. Le manche de cet instrument oriental contient l’encre, et le fourreau contient les roseaux qui servent de plumes (calam). De loin, cela peut passer pour un poignard ; mais c’est l’insigne pacifique du simple lettré.

Je me sentis tout d’un coup plein de bienveillance pour ce confrère, et j’avais quelque honte de l’attirail guerrier qui, au contraire, dissimulait ma profession.

— Est-ce que vous habitez dans ce pays ? dis-je à l’inconnu.

— Non, monsieur ; je suis venu avec vous de Damiette.

— Comment, avec moi ?

— Oui, les bateliers m’ont reçu dans la cange et m’ont amené jusqu’ici. J’aurais voulu me présenter à vous ; mais vous étiez couché.

— C’est très-bien, dis-je ; et où allez-vous comme cela ?

— Je vais vous demander la permission de passer aussi sur la djerme, pour gagner le vaisseau où vous allez vous embarquer.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, dis-je en me tournant du côté du janissaire.

Mais ce dernier me prit à part.

— Je ne vous conseille pas, me dit il, d’emmener ce garçon. Vous serez obligé de payer son passage, car il n’a rien que son écritoire ; c’est un de ces vagabonds qui écrivent des vers et autres sottises. Il s’est présenté au consul, qui n’en a pas pu tirer autre chose.

— Mon cher, dis-je à l’inconnu, je serais charmé de vous rendre service, mais j’ai à peine ce qu’il me faut pour arriver à Beyrouth et y attendre de l’argent.

— C’est bien, me dit-il, je puis vivre ici quelques jours chez les fellahs. J’attendrai qu’il passe un Anglais.

Ce mot me laissa un remords. Je m’étais éloigné avec le janissaire, qui me guidait à travers les terres inondées en me faisant suivre un chemin tracé çà et là sur les dunes de sable pour gagner les bords du lac Menzaleh. Le temps qu’il fallait pour charger la djerme des sacs de riz apportés par diverses barques nous laissait tout le loisir nécessaire pour cette expédition.