Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 222-225).


II — LE LAC MENZALEH


Nous avions dépassé à droite le village d’Esbeh, bâti en briques crues, et où l’on distingue les restes d’une antique mosquée et aussi quelques débris d’arches et de tours appartenant à l’ancienne Damiette, détruite par les Arabes à l’époque de saint Louis, comme trop exposée aux surprises. La mer baignait jadis les murs de cette ville, et en est maintenant éloignée d’une lieue. C’est à peu près l’espace que gagne la terre d’Égypte tous les six cents ans. Les caravanes qui traversent le désert pour passer en Syrie rencontrent sur divers points des lignes régulières où se voient, de distance en distance, des ruines antiques ensevelies dans le sable, mais dont le vent du désert se plaît quelquefois à faire revivre les contours. Ces spectres de villes dépouillées pour un temps de leur linceul poudreux effrayent l’imagination des Arabes, qui attribuent leur construction aux génies. Les savants de l’Europe retrouvent, en suivant ces traces, une série de cités bâties au bord de la mer sous telle ou telle dynastie de rois pasteurs ou de conquérants thébains. C’est par le calcul de cette retraite des eaux de la mer aussi bien que par celui des diverses couches du Nil empreintes dans le limon, et dont on peut compter les marques en formant des excavations, qu’on est parvenu à faire remonter à quarante mille ans l’antiquité du sol de l’Égypte. Ceci s’arrange mal peut-être avec la Genèse ; cependant ces longs siècles consacrés à l’action mutuelle de la terre et des eaux ont pu constituer ce que le livre saint appelle « matière sans forme, » l’organisation des êtres étant le seul principe véritable de la création.

Nous avions atteint le bord oriental de la langue de terre où est bâtie Damiette ; le sable où nous marchions luisait par places, et il me semblait voir des flaques d’eau congelées dont nos pieds écrasaient la surface vitreuse ; c’étaient des couches de sel marin. Un rideau de joncs élancés, de ceux peut-être qui fournissaient autrefois le papyrus, nous cachait encore les bords du lac ; nous arrivâmes enfin à un port établi pour les barques des pêcheurs, et, de là, je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement, des îles lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.

C’était le lac Menzaleh, l’ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l’île principale, et dont Péluse bornait l’extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l’ancienne porte de l’Égypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.

Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu’une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l’Égypte entière. Des oiseaux d’espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins ; les ruisseaux et les canaux d’irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs, le nénufar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l’eau verdâtre et bruissent du vol d’une quantité d’insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s’accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.

Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée, j’entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m’avait parlé ; il continuait à répéter :

« Yélir, yélir, Istamboldan ! »

Je craignais d’avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation avec lui en l’interrogeant sur le sens de ce qu’il chantait.

— C’est, me dit il, une chanson qu’on a faite à l’époque du massacre des janissaires. J’ai été bercé avec cette chanson.

— Comment ! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air langoureux renferment des idées de mort et de carnage ! Ceci nous éloigne un peu de l’églogue.

La chanson voulait dire, à peu près :

« Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la destruction des janissaires) ! — Un vaisseau l’apporte, — Ali-Osman l’attend ; un vaisseau arrive, — mais le firman ne vient pas ; — tout le peuple est dans l’incertitude. — Un second vaisseau arrive ; voilà enfin, celui qu’attendait Ali-Osman. — Tous les musulmans revêtent leurs habits brodés — et s’en vont se divertir dans la campagne, — car il est certainement arrivé cette fois, le firman ! »

À quoi bon vouloir tout approfondir ? J’aurais mieux aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d’un chant de pâtre, ou du rêve d’un voyageur qui pense à Stamboul, je n’avais plus dans la mémoire qu’une sotte chanson politique.

— Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de vous laisser entrer dans la djerme ; mais votre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu’il ait eu l’air de ne pas la comprendre…

— Lui, un janissaire ? me dit-il. Il n’y en a plus dans tout l’empire ; les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs cavas ; mais lui n’est qu’un Albanais, comme, moi, je suis un Arménien. Il m’en veut, parce que, étant à Damiette, je me suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville ; à présent, je vais à Beyrouth.

Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans motif.

— Demandez-lui, me dit-il, s’il a de quoi payer son passage sur le vaisseau.

— Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l’Arménien.

Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L’esclave javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir de l’Égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et veillait à l’emménagement des cages de poules et de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces âmes naïves. L’état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la traversée au régime du pilau.