Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 228-232).


IV — ANDARE SUL MARE


Nous partons : nous voyons s’amincir, descendre et disparaitre enfin sous le bleu niveau de la mer cette frange de sable qui encadre si tristement les splendeurs de la vieille Égypte ; le flamboiement poudreux du désert reste seul à l’horizon ; les oiseaux du Nil nous accompagnent quelque temps, puis nous quittent les uns après les autres, comme pour aller rejoindre le soleil qui descend vers Alexandrie. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l’arc du ciel et jette sur les eaux des reflets enflammés. C’est l’étoile du soir, c’est Astarté, l’antique déesse de Syrie ; elle brille d’un éclat incomparable sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours.

Sois-nous propice, ô divinité ! qui n’as pas la teinte blafarde de la lune, mais qui scintilles dans ton éloignement et verses des rayons dorés sur le monde comme un soleil de la nuit !

Après tout, une fois la première impression surmontée, l’aspect intérieur de la Santa-Barbara ne manquait pas de pittoresque. Dès le lendemain, nous nous étions acclimatés parfaitement, et les heures coulaient pour nous comme pour l’équipage dans la plus parfaite indifférence de l’avenir. Je crois bien que le bâtiment marchait à la manière de ceux des anciens, toute la journée d’après le soleil, et la nuit d’après les étoiles. Le capitaine me fit voir une boussole, mais elle était toute détraquée. Ce brave homme avait une physionomie à la fois douce et résolue, empreinte, en outre, d’une naïveté singulière qui me donnait plus de confiance en lui-même qu’en son navire. Toutefois, il m’avoua qu’il avait été quelque peu forban, mais seulement à l’époque de l’indépendance hellénique ; c’était après m’avoir invité à prendre part à son dîner, qui se composait d’un pilau en pyramide où chacun plongeait à son tour une petite cuiller de bois. Ceci était déjà un progrès sur la façon de manger des Arabes, qui ne se servent que de leurs doigts.

Une bouteille de terre, remplie de vin de Chypre, de celui qu’on appelle vin de Commanderie, défraya notre après-dînée, et le capitaine, devenu plus expansif, voulut bien, toujours par l’intermédiaire du jeune Arménien, me mettre au courant de ses affaires. M’ayant demandé si je savais lire le latin, il tira d’un étui une grande pancarte de parchemin qui contenait les titres les plus évidents de la moralité de sa bombarde. Il voulait savoir en quels termes était conçu ce document.

Je me mis à lire, et j’appris que a les Pères secrétaires de la terre sainte appelaient la bénédiction de la Vierge et des saints sur le navire, et certifiaient que le capitaine Alexis, Grec catholique, natif de Taraboulous (Tripoli de Syrie), avait toujours rempli ses devoirs religieux.

— On a mis Alexis, me fit observer le capitaine, mais c’est Nicolas qu’on aurait dû mettre ; ils se sont trompés en écrivant.

Je donnai mon assentiment, songeant en moi-même que, s’il n’avait pas de patente plus officielle, il ferait bien d’éviter les parages européens. Les Turcs se contentent de peu : le cachet rouge et la croix de Jérusalem apposés à ce billet de confession devaient suffire, moyennant bakchis, à satisfaire aux besoins de la légalité musulmane.

Rien n’est plus gai qu’une après-dînée en mer par un beau temps : la brise est tiède, le soleil tourne autour de la voile dont l’ombre fugitive nous oblige à changer de place de temps en temps ; cette ombre nous quitte enfin, et projette sur la mer sa fraîcheur inutile. Peut-être serait-il bon de tendre une simple toile pour protéger la dunette, mais personne n’y songe : le soleil dore nos fronts comme des fruits mûrs. C’est là que triomphait surtout la beauté de l’esclave javanaise. Je n’avais pas songé un instant à lui faire garder son voile, par ce sentiment tout naturel qu’un Franc possédant une femme n’avait pas droit de la cacher. L’Arménien s’était assis près d’elle sur les sacs de riz, pendant que je regardais le capitaine jouer aux échecs avec le pilote, et il lui dit plusieurs fois avec un fausset enfantin :

Ked ya, siti !

Ce qui, je pense, signifiait : « Eh bien donc, madame ! »

Elle resta quelque temps sans répondre, avec cette fierté qui respirait dans son maintien habituel ; puis elle finit par se tourner vers le jeune homme, et la conversation s’engagea.

De ce moment, je compris combien j’avais perdu à ne pas prononcer couramment l’arabe. Son front s’éclaircit, ses lèvres sourirent, et elle s’abandonna bientôt à ce caquetage ineffable qui, dans tous les pays, est, à ce qu’il semble, un besoin pour la plus belle portion de l’humanité. J’étais heureux, du reste, de lui avoir procuré ce plaisir. L’Arménien paraissait très-respectueux, et, se tournant de temps en temps vers moi, lui racontait sans doute comment je l’avais rencontré et accueilli. Il ne faut pas appliquer nos idées à ce qui se passe en Orient, et croire qu’entre homme et femme une conversation devienne tout de suite… criminelle. Il y a dans les caractères beaucoup plus de simplicité que chez nous ; j’étais persuadé qu’il ne s’agissait là que d’un bavardage dénué de sens. L’expression des physionomies et l’intelligence de quelques mots çà et là m’indiquaient suffisamment l’innocence de ce dialogue ; aussi restai-je comme absorbé dans l’observation du jeu d’échecs (et quels échecs !) du capitaine et de son pilote ; Je me comparais mentalement à ces époux aimables qui, dans une soirée, s’asseyent aux tables de jeu, laissant causer ou danser sans inquiétude les femmes et les jeunes gens.

Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’un pauvre diable d’Arménien qu’on a ramassé dans les roseaux aux bords du Nil, auprès d’un Franc qui vient du Caire et qui y a mené l’existence d’un mirliva (général), d’après l’estime des drogmans et de tout un quartier ? Si, pour une nonne, un jardinier est un homme, comme on disait en France au siècle dernier, il ne faut pas croire que le premier venu soit quelque chose pour une cadine musulmane. Il y a dans les femmes élevées naturellement, comme dans les oiseaux, magnifiques, un certain orgueil qui les défend tout d’abord contre la séduction vulgaire. Il me semblait, du reste, qu’en l’abandonnant à sa propre dignité, je m’assurais la confiance et le dévouement de cette pauvre esclave, qu’au fond, ainsi que je l’ai déjà dit, je considérais comme libre du moment qu’elle avait quitté la terre d’Égypte et mis le pied sur un bâtiment chrétien.

Chrétien ! est-ce le terme juste ? La Santa-Barbara n’avait pour équipage que des matelots turcs ; le capitaine et son mousse représentaient l’Église romaine, l’Arménien une hérésie quelconque, et moi-même… Mais qui sait ce que peut représenter en Orient un Parisien nourri d’idées philosophiques, un fils de Voltaire, un impie, selon l’opinion de ces braves gens ? Chaque matin, au moment où le soleil sortait de la mer, chaque soir, à l’instant où son disque, envahi par la ligne sombre des eaux, s’éclipsait en une minute, laissant à l’horizon cette teinte rosée qui se fond délicieusement dans l’azur, les matelots se réunissaient sur un seul rang, tournés vers la Mecque lointaine, et l’un d’eux entonnait l’hymne de la prière, comme aurait pu faire le grave muezzin du haut des minarets. Je ne pouvais empêcher l’esclave de se joindre à cette religieuse effusion si touchante et si solennelle ; dès le premier jour, nous nous vîmes ainsi partagés en communions diverses. Le capitaine, de son côté, faisait des oraisons de temps en temps à une certaine image clouée au mât, qui pouvait bien être la patronne du navire ; santa Barbara ; l’Arménien, en se levant, après s’être lavé la tête et les pieds avec son savon, mâchonnait des litanies à voix basse ; moi seul, incapable de feinte, je n’exécutais aucune génuflexion régulière, et j’avais pourtant quelque honte à paraître moins religieux que ces gens. Il y a chez les Orientaux une tolérance mutuelle pour les religions diverses, chacun se classant simplement à un degré supérieur dans la hiérarchie spirituelle, mais admettant que les autres peuvent bien, à la rigueur, être dignes de lui servir d’escabeau ; le simple philosophe dérange cette combinaison : où le placer ? Le Coran lui-même, qui maudit les idolâtres et les adorateurs du feu et des étoiles, n’a pas prévu le scepticisme de notre temps.