Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/III

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 225-228).


III — LA BOMBARDE


Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore ; les rives plates et sablonneuses s’élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui empêche les vaisseaux d’arriver jusqu’à Damiette ne présentait plus à cette heure-là qu’une barre presque insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie au moyen âge, mais presque toujours fatale aux vaisseaux.

Ces voyages sur mer sont aujourd’hui, grâce à la vapeur, tellement dépourvus de danger, que ce n’est pas sans quelque inquiétude qu’on se hasarde sur un bateau à voiles. Là renaît la chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins la perspective d’errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme les héros de l’Odyssée et de l’Énéide. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c’est la bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara qui en réalise l’idéal le plus pur. Du plus loin que j’aperçus cette sombre carcasse, pareille à un bateau de charbon, élevant sur un mât unique la longue vergue disposée pour une seule voile triangulaire, je compris que j’étais mal tombé, et j’eus l’idée un instant de refuser ce moyen de transport. Cependant comment faire ? Retourner dans une ville en proie à la peste pour attendre le passage d’un brick européen (car les bateaux à vapeur ne desservent pas cette ligne), ce n’était guère moins chanceux. Je regardai mes compagnons, qui n’avaient l’air ni mécontents ni surpris ; le janissaire paraissait convaincu d’avoir arrangé les choses pour le mieux ; nulle idée railleuse ne perçait sous le masque bronzé des rameurs de la djerme ; il semblait donc que ce navire n’avait rien de ridicule et d’impossible dans les habitudes du pays. Toutefois, cet aspect de galéasse difforme, de sabot gigantesque enfoncé dans l’eau jusqu’au bord par le poids des sacs de riz, ne promettait pas une traversée rapide. Pour peu que les vents nous fussent contraires, nous risquions d’aller faire connaissance avec la patrie inhospitalière des Lestrigons ou les rochers porphyreux des antiques Phéaciens. Ulysse ! Télémaque ! Énée ! étais-je destiné à vérifier par moi-même votre itinéraire fallacieux ?

Cependant la djerme accoste le navire, on nous jette une échelle de corde traversée de bâtons, et nous voilà hissés sur le bordage et initiés aux joies de l’intérieur.

Kalimèra (bonjour), dit le capitaine, vêtu comme ses matelots, mais se faisant reconnaître par ce salut grec.

Et il se hâte de s’occuper de l’embarquement des marchandises, bien autrement important que le nôtre. Les sacs de riz formaient une montagne sur l’arrière, au delà de laquelle une petite portion de la dunette était réservée au timonier et au capitaine ; il était donc impossible de se promener autrement que sur les sacs, le milieu du vaisseau étant occupé par la chaloupe et les deux côtés encombrés de cages de poules ; un seul espace assez étroit existait devant la cuisine, confiée aux soins d’un jeune mousse fort éveillé.

Aussitôt que ce dernier vit l’esclave, il s’écria :

Kokona ! kali ! kali ! (Une femme ! belle ! belle !)

Ceci s’écartait de la réserve arabe, qui ne permet pas que l’on paraisse remarquer soit une femme, soit un enfant. Le janissaire était monté avec nous et surveillait le chargement des marchandises qui appartenaient au consul.

— Ah çà ! lui dis-je, où va-t-on nous loger ? Vous m’aviez dit qu’on nous donnerait la chambre du capitaine.

— Soyez tranquille, répondit-il, on rangera tous ces sacs, et ensuite vous serez très-bien.

Sur quoi, il nous fit ses adieux et descendit dans la djermé, qui ne tarda pas à s’éloigner.

Nous voilà donc, Dieu sait pour combien de temps, sur un de ces vaisseaux syriens que la moindre tempête brise à la côte comme des coques de poix. Il fallut attendre le vent d’ouest de trois heures pour mettre à la voile. Dans l’intervalle, on s’était occupé du déjeuner. Le capitaine Nicolas avait donné ses ordres, et son pilau cuisait sur l’unique fourneau de la cuisine ; notre tour ne devait arriver que plus tard.

Je cherchais cependant où pouvait être cette fameuse chambre du capitaine qui nous avait été promise, et je chargeai l’Arménien de s’en informer auprès de son ami, lequel ne paraissait nullement l’avoir reconnu jusque-là. Le capitaine se leva froidement et nous conduisit vers une espèce de soute située sous le tillac de l’avant, où l’on ne pouvait entrer que plié en deux, et dont les parois étaient littéralement couvertes de ces grillons rouges, longs comme le doigt, que l’on appelle cancrelats, et qu’avait attirés sans doute un chargement précédent de sucre ou de cassonade. Je reculai avec effroi et fis mine de me fâcher.

— C’est là ma chambre, me fit dire le capitaine ; je ne vous conseille pas de l’habiter, à moins qu’il ne vienne à pleuvoir ; mais je vais vous faire voir un endroit beaucoup plus frais et beaucoup plus convenable.

Alors, il me conduisit près de la grande chaloupe, maintenue par des cordes entre le mât et l’avant, et me fit regarder dans l’intérieur.

— Voilà, dit-il, où vous serez très-bien couché ; vous avez des matelas de coton que vous étendrez d’un bout à l’autre, et je vais faire disposer là-dessus des toiles qui formeront une tente ; maintenant, vous voilà logé commodément et grandement, n’est-ce pas ?

J’aurais eu mauvaise grâce à n’en pas convenir ; le bâtiment étant donné, c’était assurément le local le plus agréable, par une température d’Afrique, et le plus isolé qu’on y pût choisir.