Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/IX

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 247-249).


IX — CÔTES DE PALESTINE


J’ai salué avec enivrement l’apparition tant souhaitée de la côte d’Asie. Il y avait si longtemps que je n’avais vu des montagnes ! La fraîcheur brumeuse du paysage, l’éclat si vif des maisons peintes et des kiosques turcs se mirant dans l’eau bleue, les zones diverses des plateaux qui s’étagent si hardiment entre la mer et le ciel, le pic écrasé du Carmel, l’enceinte carrée et la haute coupole de son couvent célèbre illuminées au loin de cette radieuse teinte cerise, qui rappelle toujours la fraîche Aurore des chants d’Homère ; au pied de ces monts, Kaïffa, déjà dépassée, faisant face à Saint-Jean-d’Acre, située à l’autre extrémité de la baie, et devant laquelle notre navire s’était arrêté : c’était un spectacle à la fois plein de grandeur et de grâce. La mer, à peine onduleuse, s’étalant comme l’huile vers la grève où moussait la mince frange de la vague, et luttant de teinte azurée avec l’éther qui vibrait déjà des feux du soleil encore invisible…, voilà ce que l’Égypte n’offre jamais avec ses côtes basses et ses horizons souillés de poussière. Le soleil parut enfin ; il découpa nettement devant nous la ville d’Acre s’avançant dans la mer sur son promontoire de sable, avec ses blanches coupoles, ses murs, ses maisons à terrasse, et la tour carrée aux créneaux festonnés, qui fut naguère la demeure du terrible Djezzar-Pacha, contre lequel lutta Napoléon.

Nous avions jeté l’ancre à peu de distance du rivage. Il fallait attendre la visite de la Santé avant que les barques pussent venir nous approvisionner d’eau fraîche et de fruits. Quant à débarquer, cela nous était interdit, à moins de vouloir nous arrêter dans la ville et y faire quarantaine.

Aussitôt que le bateau de la Santé fut venu constater que nous étions malades, comme arrivant de la côte d’Égypte, il fut permis aux barquettes du port de nous apporter les rafraîchissements attendus, et de recevoir notre argent avec les précautions usitées. Aussi, contre les tonnes d’eau, les melons, les pastèques et les grenades qu’on nous faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d’eau vinaigrée qu’on plaçait à notre portée.

Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à m’arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d’envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pouvait encore m’être une recommandation sur tout autre point de l’antique côte de Phénicie soumise au pachalick d’Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako, ou l’étroite, que les Arabes nomment Akka, s’est appelée Ptolémaïs jusqu’à l’époque des croisades.

Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête ; nous rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la Célé syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d’Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d’Alexandre, unissant à la rive l’îlot où fut bâtie la ville antique qu’il lui fallut assiéger si longtemps.

Six lieues plus loin, c’est Saïda, l’ancienne Sidon, qui presse comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces bords célèbres n’ont que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phénicie ; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusivement le commerce ? Leur splendeur a passé comme l’ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s’est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes, comme tout ce que nie la sagesse des nations !

Cependant, au moment d’atteindre le but, on se lasse de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La côte est aride ; les moindres détails des rochers tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les rayons d’un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe ; aussitôt tout change. Un paysage plein de fraîcheur, d’ombre et de silence, une vue des Alpes prise du sein d’un lac de Suisse, voilà Beyrouth par un temps calme. C’est l’Europe et l’Asie se fondant en molles caresses ; c’est, pour tout pèlerin un peu lassé du soleil et de la poussière, une oasis maritime où l’on retrouve avec transport, au front des montagnes, cette chose si triste au Nord, si gracieuse et si désirée au Midi, des nuages !

Ô nuages bénis ! nuages de ma patrie ! j’avais oublié vos bienfaits ! Et le soleil d’Orient vous ajoute encore tant de charmes ! Le matin, vous vous colorez si doucement, à demi roses, à demi bleuâtres, comme des nuages mythologiques, du sein desquels on s’attend toujours à voir surgir de riantes divinités ; le soir, ce sont des embrasements merveilleux, des voûtes pourprées qui s’écroulent et se dégradent bientôt en flocons violets, tandis que le ciel passe des teintes du saphir à celles de l’émeraude, phénomène si rare dans les pays du Nord.

À mesure que nous avancions, la verdure éclatait de plus de nuances, et la teinte foncée du sol et des constructions ajoutait encore à la fraîcheur du paysage. La ville, au fond du golfe, semblait noyée dans les feuillages, et, au lieu de cet amas fatigant de maisons peintes à la chaux qui constitue la plupart des cités arabes, je croyais voir une réunion de villas charmantes semées sur un espace de deux lieues. Les constructions s’aggloméraient, il est vrai, sur un point marqué d’où s’élançaient des tours rondes et carrées ; mais cela ne paraissait être qu’un quartier du centre signalé par de nombreux pavillons de toutes couleurs.

Toutefois, au lieu de nous rapprocher, comme je le pensais, de l’étroite rade encombrée de petits navires, nous coupâmes en biais le golfe et nous allâmes débarquer sur un îlot entouré de rochers, où quelques bâtisses légères et un drapeau jaune représentaient le séjour de la quarantaine, qui, pour le moment, nous était seul permis.