Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/X

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 250-254).


X — LA QUARANTAINE


Le capitaine Nicolas et son équipage étaient devenus très-aimables et pleins de procédés à mon égard. Ils faisaient leur quarantaine à bord ; mais une barque, envoyée par la Santé, vint pour transporter les passagers dans l’îlot, qui, à le voir de près, était plutôt une presqu’île. Une anse étroite parmi les rochers, ombragée d’arbres séculaires, aboutissait à l’escalier d’une sorte de cloître dont les voûtes en ogive reposaient sur des piliers de pierre et supportaient un toit de cèdre comme dans les couvents romains. La mer se brisait tout alentour sur les grès tapissés de fucus, et il ne manquait là qu’un chœur de moines et la tempête pour rappeler le premier acte du Bertram de Maturin.

Il fallut attendre là quelque temps la visite du nazir, ou directeur turc, qui voulut bien nous admettre enfin aux jouissances de son domaine. Des bâtiments de forme claustrale succédaient encore au premier, qui, seul ouvert de tous côtés, servait à l’assainissement des marchandises suspectes. Au bout du promontoire, un pavillon isolé, dominant la mer, nous fut indiqué pour demeure ; c’était le local affecté d’ordinaire aux Européens. Les galeries que nous avions laissées à notre droite, contenaient les familles arabes campées pour ainsi dire dans de vastes salles qui servaient indifféremment d’étables et de logements. Là, frémissaient les chevaux captifs, les dromadaires passant entre les barreaux leur cou tors et leur tête velue ; plus loin, des tribus, accroupies autour du feu de leur cuisine, se retournaient d’un air farouche en nous voyant passer près des portes. Du reste, nous avions le droit de nous promener sur environ deux arpents de terrain semé d’orge et planté de mûriers, et de nous baigner même dans la mer sous la surveillance d’un gardien.

Une fois familiarisé avec ce lieu sauvage et maritime, j’en trouvai le séjour charmant. Il y avait là du repos, de l’ombre et une variété d’aspects à défrayer la plus sublime rêverie. D’un côté, les montagnes sombres du Liban, avec leurs croupes de teintes diverses, émaillées ci et là de blanc par les nombreux villages maronites et druses et les couvents étagés sur un horizon de huit lieues ; de l’autre, en retour de cette chaîne au front neigeux qui se termine au cap Boutroun, tout l’amphithéâtre de Beyrouth, couronné d’un bois de sapins planté par l’émir Fakardin pour arrêter l’invasion des sables du désert. Des tours crénelées, des châteaux, des manoirs percés d’ogives, construits en pierre rougeâtre, donnent à ce pays un aspect féodal et en même temps européen qui rappelle les miniatures des manuscrits chevaleresques du moyen âge. Les vaisseaux francs à l’ancre dans la rade, et que ne peut contenir le port étroit de Beyrouth, animent encore le tableau.

Cette quarantaine de Beyrouth était donc fort supportable, et nos jours se passaient soit à rêver sous les épais ombrages des sycomores et des figuiers, soit à grimper sur un rocher fort pittoresque qui entourait un bassin naturel où la mer venait briser ses flots adoucis. Ce lieu me faisait penser aux grottes rocailleuses des filles de Nérée. Nous y restions tout le milieu du jour, isolés des autres habitants de la quarantaine, couchés sur les algues vertes ou luttant mollement contre la vague écumeuse. La nuit, on nous enfermait dans le pavillon, où les moustiques et autres insectes nous faisaient des loisirs moins doux. Les tuniques fermées à masque de gaz dont j’ai déjà parlé étaient alors d’un grand secours. Quant à la cuisine, elle consistait simplement en pain et fromage salé, fournis par la cantine ; il faut y ajouter des œufs et des poules apportés par les paysans de la montagne ; en outre, tous les matins, on venait tuer devant la porte des moutons dont la viande nous était vendue à une piastre (25 centimes) la livre. De plus, le vin de Chypre, à une demi-piastre environ la bouteille, nous faisait un régal digne des grandes tables européennes ; j’avouerai pourtant qu’on se lasse de ce vin liquoreux à le boire comme ordinaire, et je préférais le vin d’or du Liban, qui a quelque rapport avec le madère par son goût sec et par sa force.

Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra)a main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui une fois libre et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m’invita à venir demeurer chez lui, si j’allais à Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le rivage ; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l’esclave et l’Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, et, peu de temps après, remonta dans sa chaloupe, prenant affectueusement congé de moi.

— Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus d’échanger l’esclave contre son mousse.

Cependant le soupçon me resta dans l’esprit, attaquant tout au moins ma vanité.

On comprend bien qu’il était résulté de la scène violente qui s’était passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l’esclave et moi. Il s’était dit entre nous un de ces mots irréparables dont a parlé l’auteur d’Adolphe ; l’épithète de glaour m’avait blessé profondément,

— Ainsi, me disais-je, on n’a pas eu de peine à lui persuader que je n’avais pas de droit sur elle ; de plus, soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d’appartenir à un homme d’une race inférieure selon les idées des musulmans.

La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l’Européen lui-même ; on le redoute sur les côtes à cause de cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux mais, dans les pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.

Pourtant j’avais peine à admettre la dissimulation dans cette âme naïve ; le sentiment religieux si prononcé en elle la devait même défendre de cette bassesse. Je ne pouvais, d’un autre côté, me dissimuler les avantages de l’Arménien. Tout jeune encore, et beau de cette beauté asiatique, aux traits fermes et purs, des races nées au berceau du monde, il donnait l’idée d’une fille charmante qui aurait eu la fantaisie d’un déguisement d’homme ; son costume même, à l’exception de la coiffure, n’ôtait qu’à demi cette illusion.

Me voilà comme Arnolphe, épiant de vaines apparences avec la conscience d’être doublement ridicule ; car je suis, de plus, un maître. J’ai la chance d’être à la fois trompé et volé, et je me répète, comme un jaloux de comédie :

— Que la garde d’une femme est un pesant fardeau !… — Du reste, me disais-je presque aussitôt, cela n’a rien d’étonnant ; il la distrait et l’amuse par ses contes, il lui dit mille gentillesses, tandis que, moi, lorsque j’essaye de parler dans sa langue, je dois produire un effet risible, comme un Anglais, un homme du Nord, froid et lourd, relativement à une femme de mon pays. Il y a chez les Levantins une expansion chaleureuse qui doit être séduisante en effet !

De ce moment, l’avouerai-je ? il me sembla remarquer des serrements de mains, des paroles tendres, que ne gênait même pas ma présence. J’y réfléchis quelque temps ; puis je crus devoir prendre une forte résolution.

— Mon cher, dis-je à l’Arménien, qu’est-ce que vous faisiez en Égypte ?

— J’étais secrétaire de Toussoun-Bey ; je traduisais pour lui des journaux et des livres français ; j’écrivais ses lettres aux fonctionnaires turcs. Il est mort tout d’un coup, et l’on m’a congédié, voilà ma position.

— Et maintenant, que comptez-vous faire ?

— J’espère entrer au service du pacha de Beyrouth. Je connais son trésorier, qui est de ma nation.

— Et ne songez-vous pas à vous marier ?

— Je n’ai pas d’argent à donner en douaire, et aucune famille ne m’accordera de femme autrement.

— Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime, faisons deux heureux.

Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j’aurais délivré une esclave et créé un mariage honnête. J’étais donc à la fois bienfaiteur et père !

Je pris les mains de l’Arménien, et je lui dis :

— Elle vous plaît : épousez-la, elle est à vous !

J’aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l’Arménien étonné, confus de cette magnanimité ; l’esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu’il me semblait, déjà inquiète et rêveuse…

L’Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.

— Comment ! lui dis-je, malheureux, tu hésites !… Tu séduis une femme qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t’en charger quand on te la donne ?

Mais l’Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement s’exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n’avait eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux même d’une telle supposition, qu’il se hâta d’en instruire l’esclave et de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que j’avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition qu’elle eût pu faire attention à un simple raya, serviteur tantôt des Turcs, tantôt des Francs, une sorte de yaoudi.

Ainsi le capitaine Nicolas m’avait induit en toute sorte de suppositions ridicules… On reconnaît bien là l’esprit astucieux des Grecs !