Voyage en Orient (Nerval)/La montagne/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 269-273).


XV — LE PALAIS DU PACHA


Le seigneur Battista mit le comble à ses bons procédés en me promettant de me trouver un cheval pour le lendemain matin. Tranquillisé de ce côté, je n’avais plus qu’à me promener dans la ville, et je commençai par traverser la place pour aller voir ce qui se passait au château du pacha. Il y avait là une grande foule au milieu de laquelle les cheiks maronites s’avançaient deux par deux comme un cortège suppliant, dont la tête avait pénétré déjà dans la cour du palais. Leurs amples turbans rouges ou bigarrés, leurs machlahs et leurs cafetans tramés d’or ou d’argent, leurs armes brillantes, tout ce luxe d’extérieur qui, dans les autres pays d’Orient, est le partage de la seule race turque, donnait à cette procession un aspect fort imposant du reste. Je parvins à m’introduire à leur suite dans le palais, où la musique continuait à transfigurer la Marseillaise à grand renfort de fifres, de triangles et de cymbales.

La cour est formée par l’enceinte même du vieux palais de Fakardin. On y distingue encore les traces du style de la renaissance, que ce prince druse affectionnait depuis son voyage en Europe. Il ne faut pas s’étonner d’entendre citer partout dans ce pays le nom de Fakardin, qui se prononce en arabe Fakr-el-Din : c’est le héros du Liban ; c’est aussi le premier souverain d’Asie qui ait daigné visiter nos climats du Nord. Il fut accueilli à la cour des Médicis comme la révélation d’une chose inouïe alors, c’est-à-dire qu’il existât au pays des Sarrasins un peuple dévoué à l’Europe, soit par religion, soit par sympathie.

Fakardin passa à Florence pour un philosophe, héritier des sciences grecques du Bas-Empire, conservées à travers les traductions arabes, qui ont sauvé tant de livres précieux et nous ont transmis leurs bienfaits ; en France, on voulut voir en lui un descendant de quelques vieux croisés réfugiés dans le Liban à l’époque de saint Louis ; on chercha dans le nom même du peuple druse un rapport d’allitération qui conduisît à le faire descendre d’un certain comte de Dreux. Fakardin accepta toutes ces suppositions avec le laisser aller prudent et rusé des Levantins ; il avait besoin de l’Europe pour lutter contre le sultan.

Il passa à Florence pour chrétien ; il le devint peut-être, comme nous avons vu faire de notre temps à l’émir Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin dans la souveraineté du Liban ; mais c’était un Druse toujours, c’est-à-dire le représentant d’une religion singulière, qui, formée des débris de toutes les croyances antérieures, permet à ses fidèles d’accepter momentanément toutes les formes possibles de culte, comme faisaient jadis les initiés égyptiens. Au fond, la religion druse n’est qu’une sorte de franc-maçonnerie, pour parler selon les idées modernes.

Fakardin représenta quelque temps l’idéal que nous nous formons d’Hiram, l’antique roi du Liban, l’ami de Salomom, le héros des associations mystiques. Maître de toutes les côtes de l’ancienne Phénicie et de la Palestine, il tenta de constituer la Syrie entière en un royaume indépendant ; l’appui qu’il attendait des rois de l’Europe lui manqua pour réaliser ce dessein. Maintenant, son souvenir est resté pour le Liban un idéal de gloire et de puissance ; les débris de ses constructions, ruinées par la guerre plus que par le temps, rivalisent avec les antiques travaux des Romains. L’art italien, qu’il avait appelé à la décoration de ses palais et de ses villes, a semé çà et là des ornements, des statues et des colonnades, que les musulmans, rentrés en vainqueurs, se sont hâtés de détruire, étonnés d’avoir vu renaître tout à coup ces arts païens dont leurs conquêtes avaient fait litière depuis longtemps.

C’est donc à la place même où ces frêles merveilles ont existé trop peu d’années, où le souffle de la renaissance avait de loin ressemé quelques germes de l’antiquité grecque et romaine, que s’élève le kiosque de charpente qu’a fait construire le pacha. Le cortège des Maronites s’était rangé sous les fenêtres en attendant le bon plaisir de ce gouverneur. Du reste, on ne tarda pas à les introduire.

Lorsqu’on ouvrit le vestibule, j’aperçus, parmi les secrétaires et officiers qui stationnaient dans la salle, l’Arménien qui avait été mon compagnon de traversée sur la Santa-Barbara, Il était vêtu de neuf, portait à sa ceinture une écritoire d’argent, et tenait à la main des parchemins et des brochures. Il ne faut pas s’étonner, dans le pays des contes arabes, de retrouver un pauvre diable, qu’on avait perdu de vue, en bonne position à la cour. Mon Arménien me reconnut tout d’abord, et parut charmé de me voir. Il portait le costume de la réforme en qualité d’employé turc, et s’exprimait déjà avec une certaine dignité.

— Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir dans une situation convenable ; vous me faites l’effet d’un homme en place, et je regrette de n’avoir rien à solliciter.

— Mon Dieu, me dit-il, je n’ai pas encore beaucoup de crédit, mais je suis entièrement à votre service.

Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pendant que le cortège des cheiks se rendait à la salle d’audience du pacha.

— Et que faites-vous là ? dis-je à l’Arménien.

— On m’emploie comme traducteur. Le pacha m’a demandé hier une version turque de la brochure que voici.

Je jetai un coup d’œil sur cette brochure, imprimée à Paris ; c’était un rapport de M. Crémieux touchant l’affaire des juifs de Damas. L’Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont on avait accusé les juifs. Le pacha sentait le besoin de s’éclairer sur cette affaire, terminée depuis cinq ans. C’est là de la conscience, assurément.

L’Arménien était chargé, en outre, de traduire l’Esprit des Lois de Montesquieu et un Manuel de la garde nationale parisienne. Il trouvait ce dernier ouvrage très-difficile, et me pria de l’aider pour certaines expressions qu’il n’entendait pas. L’idée du pacha était de créer une garde nationale à Beyrouth, comme, du reste, il en existe une maintenant au Caire et dans bien d’autres villes de l’Orient. Quant à l’Esprit des Lois, je pense qu’on avait choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu’il contenait des règlements de police applicables à tous les pays. L’Arménien en avait déjà traduit une partie, et trouvait l’ouvrage agréable et d’un style aisé, qui ne perdait que bien peu sans doute à la traduction.

Je lui demandai s’il pouvait me faire voir la réception, chez le pacha, des cheiks maronites ; mais personne n’y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait été donné à chacun d’eux, seulement à l’effet de se présenter au pacha, car on sait que les cheiks maronites ou druses n’ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. Leurs vassaux y entrent sans difficultés ; mais il y a pour eux-mêmes des peines sévères, si, par hasard, on les rencontre dans l’intérieur de la ville. Les Turcs craignent leur influence sur la population ou les rixes que pourrait amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés, accompagnés d’une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse pour des questions de préséance. Il faut dire aussi que cette loi n’est observée rigoureusement que dans les moments de troubles.

Du reste, l’Arménien m’apprit que l’audience du pacha se bornait à recevoir les cheiks, qu’il invitait à s’asseoir sur des divans autour de la salle ; que, là, des esclaves leur apportaient à chacun un chibouck et leur servaient ensuite du café ; après quoi, le pacha écoutait leurs doléances, et leur répondait invariablement que leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes identiques ; qu’il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté était la justice, et qu’on pouvait tout espérer du gouvernement paternel de Sa Hautesse, devant qui toutes les religions et toutes les races de l’empire auront toujours des droits égaux. En fait de procédés diplomatiques, les Turcs sont au niveau de l’Europe pour le moins.

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que le rôle des pachas n’est pas facile dans ce pays. On sait quelle est la diversité des races qui habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui dominent de là comme d’un fort tout le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l’autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection de la France et de l’Autriche ; les Grecs unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu’ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie ; les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l’orthodoxie musulmane, offrent à l’Angleterre un moyen d’action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement.

Ce sont les Anglais qui, en 1840, parvinrent à enlever au gouvernement égyptien l’appui de ces populations énergiques. Depuis, leur système a toujours tendu à diviser les races qu’un sentiment général de nationalité pouvait, comme autrefois, réunir sous les mêmes chefs. C’est dans cette pensée qu’ils ont livré à la Turquie l’émir Bechir, le dernier des princes du Liban, l’héritier de cette puissance multiple et mystérieuse dans sa source, qui, depuis trois siècles, réunissait toutes les sympathies, toutes les religions dans un même faisceau.