Voyage en Orient (Nerval)/Le Baïram/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 201-205).


ii — LA VEILLE DU GRAND BAÏRAM


En retournant de Tophana à Péra, par les rues montueuses qui passent entre les bâtiments des ambassades, nous nous aperçûmes que le quartier franc était plus éclairé et plus bruyant que de coutume. C’est que les fêtes du Baïram, qui succèdent au mois de Ramazan, approchaient. — Ce sont trois journées de réjouissances qui succèdent à ce carême mélangé de carnaval dont j’ai cherché à décrire les phases diverses.

Le Baïram des Turcs ressemble à notre jour de l’an. La civilisation européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion ; de sorte que les femmes et les enfants raffolent de parures, de bagatelles et de jouets venus de France ou d’Allemagne. En outre, si les dames turques font admirablement les confitures, le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l’industrie parisienne. Nous passâmes, en revenant des Eaux-Douces, par la grande rue de Péra, qui était devenue, ce soir-là, pareille à notre rue des Lombards. Il était bon de s’arrêter chez la confiseuse principale, madame Meunier, pour prendre quelques rafraîchissements et pour examiner la foule. On voyait là des personnages éminents, des Turcs riches, qui venaient eux-mêmes faire leurs achats, car il n’est pas prudent, en ce pays, de confier à de simples serviteurs le soin d’acheter ses bonbons. Madame Meunier a spécialement la confiance des effendis (hommes de distinction), et ils savent qu’elle ne leur livrerait pas des sucreries douteuses… Les rivalités, les jalousies, les haines amènent parfois des crimes dans la société musulmane ; et, si les luttes sanglantes sont devenues rares, le poison est encore, en certains cas, le grand argument des femmes, beaucoup moins civilisées jusqu’ici que leurs maris.

À un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite, parce que l’heure les appelait à l’un des namaz, prières qui se font la nuit dans les mosquées.

Ces braves gens ne se bornent pas, pendant les nuits du Ramazan, à écouter des conteurs et à voir jouer les Caragueus ; ils ont des moments de prières, nommés rikats, pendant lesquels on récite chaque fois une dizaine de versets du Coran. Il faut accomplir par nuit vingt rikats, soit dans les mosquées, ce qui vaut mieux, — ou chez soi, ou dans la rue, si l’on n’a pas de domicile, ainsi qu’il arrive à beaucoup de gens qui ne dorment que dans les cafés. Un bon musulman doit, par conséquent, avoir récité pendant chaque nuit deux cents versets, ce qui fait six mille versets pour les trente nuits. Les contes, spectacles et promenades, ne sont que les délassements de ce devoir religieux.

La confiseuse nous raconta un fait qui peut donner quelque idée de la naïveté de certains fonctionnaires turcs. Elle avait fait venir par le bateau du Danube des caisses de jouets de Nuremberg. Le droit de douane se paye d’après la déclaration de la valeur des objets ; mais, à Constantinople, comme ailleurs, pour éviter la fraude, l’administration a le droit de garder les marchandises en payant la valeur déclarée, si l’on peut supposer qu’elles valent davantage.

Quand on déballa les caisses de jouets de Nuremberg, un cri d’admiration s’éleva parmi tous les employés des douanes. La déclaration était de dix mille piastres (deux mille six cents francs). Selon eux, cela en valait au moins trente mille. Ils retinrent donc les caisses, qui se trouvaient ainsi, fort bien payées et convenablement vendues, sans frais de montre et de déballage. Madame Meunier prit les dix mille piastres, en riant de leur simplicité. Ils se partagèrent les polichinelles, les soldats de bois et les poupées, — non pas pour les donner à leurs enfants, mais pour s’en amuser eux-mêmes.

Au moment de quitter la boutique, je retrouvai dans une poche, en cherchant mon mouchoir, le flacon que j’avais acheté précédemment sur la place du Séraskier. Je demandai à madame Meunier ce que pouvait être cette liqueur qui m’avait été vendue comme rafraichissement, et dont je n’avais pu supporter la première gorgée : était-ce une limonade aigrie, une bavaroise tournée, ou une liqueur particulière au pays ?

La confiseuse et ses demoiselles éclatèrent d’un fou rire en voyant le flacon ; il fut impossible de tirer d’elles aucune explication. Le peintre me dit, en me reconduisant, que ces sortes de liqueurs ne se vendaient qu’à des Turcs qui avaient acquis un certain âge. En général, dans ce pays, les sens s’amortissent après l’âge de trente ans. Or, chaque mari est forcé, lorsque se dessine la dernière échancrure de la lune du Baïram, de remplir ses devoirs les plus graves… Il en est pour qui les ébats de Caragueus n’ont pas été une suffisante excitation.

La veille du Baïram était arrivée : l’aimable lune du Ramazan s’en allait où vont les vieilles lunes et les neiges de l’an passé, — chose qui fut un si grave sujet de rêverie pour notre vieux poète François Villon. En réalité, ce n’est qu’alors que les fêtes sérieuses commencent. Le soleil qui se lève pour inaugurer le mois de Schewal doit détrôner la lune altière de cette splendeur usurpée, qui en a fait pendant trente jours un véritable soleil nocturne, avec l’aide, il est vrai, des illuminations, des lanternes et des feux d’artifice. Les Persans logés avec moi à Ildiz-khan m’avertirent du moment où devaient avoir lieu l’enterrement de la lune et l’intronisation de la nouvelle ; ce qui donnait dieu à une cérémonie extraordinaire.

Un grand mouvement de troupes avait lieu cette nuit-là. On établissait une haie entre Eski-Sérall, résidence de la sultane mère, et le grand sérail, situé à la pointe maritime de Stamboul. Depuis le château des Sept-Tours et le palais de Bélisaire jusqu’à Sainte-Sophie, tous les gens des divers quartiers affluaient vers ces deux points.

Comment dire toutes les splendeurs de cette nuit privilégiée ? comment dire surtout le motif singulier qui fait, cette nuit-là, du sultan le seul homme heureux de son empire ? Tous les fidèles ont dû, pendant un mois, s’abstenir de toute pensée d’amour. Une seule nuit encore, et ils pourront envoyer à une de leurs femmes, s’ils en ont plusieurs, le bouquet qui indique une préférence. S’ils n’en ont qu’une seule, le bouquet lui revient de droit. Mais, quant au sultan, en qualité de padischa et de calife, il a le droit de ne pas attendre le premier jour de la lune de Lailet-ul-id, qui est celle du mois suivant, et qui ne parait qu’au premier jour du grand Baïram. Il a une nuit d’avance sur tous ses sujets pour la procréation d’un héritier, qui ne peut, cette fois, résulter que d’une femme nouvelle.

Ceci était le sens de la cérémonie qui se faisait, m’a-t-on dit, entre le vieux sérail et le nouveau. La mère ou la tante du sultan devait conduire à son fils une esclave vierge, qu’elle achète elle-même au bazar, et qu’elle mène en pompe dans un carrosse de parade[1].

En effet, une longue file de voitures traversa bientôt les quartiers populeux de Stamboul, en suivant la rue centrale jusqu’à Sainte-Sophie, près de laquelle est située la porte du grand sérail. Ces voitures, au nombre d’une vingtaine, contenaient toutes les parentes de Sa Hautesse, ainsi que les sultanes réformées avec pension, après avoir donné le jour à un prince ou à une princesse. Les grillages des voitures n’empêchaient pas que l’on ne distinguât la forme de leurs têtes voilées de blanc et de leurs vêtements de dessus. Il y en avait une dont l’énormité m’étonna. Par privilège sans doute, et grâce à la liberté que pouvait lui donner son rang ou son âge, elle n’avait la tête entourée que d’une gaze très-fine qui laissait distinguer des traits autrefois beaux. Quant à la future cadine, elle était sans doute dans le carrosse principal ; mais il était impossible de la distinguer des autres dames. Un grand nombre de valets de pied portaient des torches et des pots à feu des deux côtés du cortège.

On s’arrêta sur cette magnifique place de la porte du sérail, décorée d’une splendide fontaine, ornée de marbre, de découpures, d’arabesques dorées, avec un toit à la chinoise et des bronzes étincelants,

La porte du sérail laisse voir encore entre ses colonnettes les niches qui servaient autrefois à exposer des têtes, les célèbres têtes du sérail.

  1. Cette cérémonie n’a plus lieu depuis quelque temps.