Voyage en Orient (Nerval)/Le Baïram/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 205-208).


III — FÊTES DU SÉRAIL


Je me vois forcé de ne pas décrire les cérémonies intérieures du palais, ayant l’usage de ne parler que de ce que j’ai pu voir par moi-même. Cependant, je connaissais déjà en partie le lieu de la scène. Tout étranger peut visiter les grandes résidences et les mosquées, à de certains jours désignés, en payant deux ou trois mille piastres turques. Mais la somme est si forte, qu’un touriste ordinaire hésite souvent à la donner. Seulement, comme, pour ce prix, on peut amener autant de personnes que l’on veut, les curieux se cotisent, ou bien attendent qu’un grand personnage européen consente à faire cette dépense. J’avais pu visiter tous ces monuments à l’époque du passage du prince royal de Prusse. Il est d’usage, en de pareils cas, que les Européens qui se présentent soient admis dans le cortège.

Sans risquer une description que l’on peut lire dans tous les récits de voyages, il est bon d’indiquer la situation des nombreux bâtiments et des jardins du sérail occupant le triangle de terre découpé par la Corne-d’or et le Bosphore. C’est toute une ville enfermée de hauts murs crénelés et espacés de tours, se rattachant à la grande muraille construite par les Grecs, qui règne le long de la mer jusqu’au château des Sept-Tours, et qui, de là, ferme entièrement l’immense triangle formé par Stamboul.

Il y a dans les bâtiments du sérail un grand nombre de constructions anciennes, de kiosques, de mosquées ou de chapelles, ainsi que des bâtiments plus modernes, presque dans le goût européen. Des jardinets en terrasse, avec des parterres, des berceaux, des rigoles de marbre, des sentiers formés de mosaïques en cailloux, des arbustes taillés et des carrés de fleurs rares sont consacrés à la promenade des dames. D’autres jardins dessinés à l’anglaise, des pièces d’eau peuplées d’oiseaux, de hauts platanes, avec des saules, des sycomores, s’étendent autour des kiosques dans la partie la plus ancienne. Toutes les personnes au peu connues ou ayant affaire aux employés peuvent traverser pendant le jour les portions du sérail qui ne sont pas réservées aux femmes. Je m’y suis promené souvent en allant voir soit la bibliothèque, soit la trésorerie. La première, où il est facile de se faire admettre, renferme un grand nombre de livres et de manuscrits curieux, notamment un Coran gravé sur des feuilles minces de plomb, qui, grâce à leur excellente qualité, se tournent comme des feuillets ordinaires ; les ornements sont en émail et fort brillants. À la trésorerie, on peut admirer les bijoux impériaux conservés depuis des siècles. On voit aussi dans une salle tous les portraits des sultans peints en miniature, d’abord par les Belin de Venise, puis par d’autres peintres italiens. Le dernier, celui d’Abdul-Medjid, a été peint par un Français, Camille Rogier, auquel on doit une belle série de costumes modernes byzantins.

Ainsi, ces vieux usages de vie retirée et farouche, attribués aux musulmans, ont cédé devant les progrès qu’amènent les idées modernes. Deux cours immenses précèdent, après la première entrée, nommée spécialement la porte, les grands bâtiments du sérail. La plus avancée, entourée de galeries basses, est consacrée souvent aux exercices des pages, qui luttent d’adresse dans la gymnastique et l’équitation. La première, dans laquelle tout le monde peut pénétrer, offre une apparence rustique, avec ses arbres et ses treillages. Une singularité la distingue, c’est un énorme mortier de marbre, qui de loin semble la bouche d’un puits. Ce mortier a une destination toute particulière. On doit y broyer, avec un pilon de fer assorti à sa grandeur, le corps du muphti, chef de la religion, si par hasard il venait à manquer à ses devoirs. Toutes les fois que ce personnage vient faire une visite au sultan, il est forcé de passer devant cet immense égrugeoir, où il peut avoir la chance de terminer ses jours. La terreur salutaire qui en résulte est cause qu’il n’y a eu encore qu’un seul muphti qui se soit exposé à ce supplice. Les coutumes chrétiennes n’ont jamais rien établi de pareil pour les papes.

L’affluence était si grande, qu’il me parut impossible d’entrer même dans la première cour. J’y renonçai, bien que le public ordinaire pût pénétrer jusque-là et voir les dames du vieux sérail descendre de leur voiture. Les torches et les lances à feu répandaient çà et là des flammèches sur les habits, et, de plus, une grande quantité d’estafiers distribuaient force coups de bâton pour établir l’alignement des premières rangées. D’après ce que je puis savoir, il ne s’agissait que d’une scène de parade et de réception. La nouvelle esclave du sultan devait être reçue dans les appartements par les sultanes, au nombre de trois, et par les cadines, au nombre de trente ; et rien ne pouvait empêcher que le sultan ne passât la nuit avec l’aimable vierge de la veille du Baïram. Il faut admirer la sagesse musulmane, qui a prévu le cas où une favorite, peut-être stérile, absorberait l’amour et les faveurs du chef de l’État.

Le devoir religieux qui lui est imposé cette nuit-là répond autant que possible de la reproduction de sa race. Tel est aussi pour les musulmans ordinaires le sens des obligations que leur impose la première nuit du Baïram.

Cette abstinence de tout un mois, qui renouvelle probablement les forces de l’homme, ce jeûne partiel qui l’épure doivent avoir été calculés d’après des prévisions médicales analogues à celles que l’on retrouve dans la loi juive. N’oublions pas que l’Orient nous a donné la médecine, la chimie et des préceptes d’hygiène qui remontent à des milliers d’années, et regrettons que nos religions du Nord n’en représentent qu’une imitation imparfaite. — Je regretterais qu’on eût pu voir dans le tableau des coutumes bizarres rapportées plus haut l’intention d’inculper les musulmans de libertinage.

Leurs croyances et leurs coutumes diffèrent tellement des nôtres, que nous ne pouvons les juger qu’au point de vue de notre dépravation relative. Il suffit de se dire que la loi musulmane ne signale aucun péché dans cette ardeur des sens, utile à l’existence des populations méridionales décimées tant de fois par les pestes et par les guerres. Si l’on se rendait compte de la dignité et de la chasteté même des rapports qui existent entre un musulman et ses épouses, on renoncerait à tout ce mirage voluptueux qu’ont créé nos écrivains du XVIIIe siècle.

Il suffit de se dire que l’homme et la femme se couchent habillés ; que les yeux d’un musulman ne peuvent descendre, de par la loi religieuse, au-dessous de la ceinture d’une femme, — et cela est réciproque, — et que le sultan Mahmoud, le plus progressif des sultans, ayant un jour pénétré, dit-on, dans la salle de bain de ses femmes, fut condamné par elles-mêmes à une longue abstention de leur présence. — De plus, la ville, instruite par quelque indiscrétion de valets, en fut indignée, et des représentations furent faites au sultan par les imans.

Ce fait fut, du reste, regardé par ses partisans comme une calomnie, — qui tenait probablement à ce qu’il avait fait construire au palais des Miroirs, une salle de bain en amphithéâtre. — Je veux croire à la calomnie.