Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 132-135).


II — LA VIE INTIME À L’ÉPOQUE DU KHAMSIN


J’ai mis à profit, en étudiant et en lisant le plus possible, les longues journées d’inaction que m’imposait l’époque du khamsin. Depuis le matin, l’air était brûlant et chargé de poussière. Pendant cinquante jours, chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible de sortir avant trois heures du soir, moment où se lève la brise qui vient de la mer.

On se tient dans les chambres intérieures, revêtues de faïence ou de marbre et rafraîchies par des jets d’eau ; on peut encore passer sa journée dans les bains, au milieu de ce brouillard tiède qui remplit de vastes enceintes dont la coupole percée de trous ressemble à un ciel étoilé. Ces bains sont la plupart de véritables monuments qui serviraient très-bien de mosquées ou d’églises ; l’architecture en est byzantine, et les bains grecs en ont probablement fourni les premiers modèles ; il y a entre les colonnes sur lesquelles s’appuie la voûte circulaire de petits cabinets de marbre, où des fontaines élégantes sont consacrées aux ablutions froides. Vous pouvez tour à tour vous isoler ou vous mêler à la foule, qui n’a rien de l’aspect maladif de nos réunions de baigneurs, et se compose généralement d’hommes sains et de belle race, drapés, à la manière antique, d’une longue étoffe de lin. Les formes se dessinent vaguement à travers la brume laiteuse que traversent les blancs rayons de la voûte, et l’on peut se croire dans un paradis peuplé d’ombres heureuses. Seulement, le purgatoire vous attend dans les salles voisines. Là sont les bassins d’eau bouillante où le baigneur subit diverses sortes de cuisson ; là se précipitent sur vous ces terribles estafiers aux mains armées de gants de crin, qui détachent de votre peau de longs rouleaux moléculaires dont l’épaisseur vous effraye et vous fait craindre d’être usé graduellement comme une vaisselle trop écurée. On peut, d’ailleurs, se soustraire à ces cérémonies et se contenter du bien-être que procure l’atmosphère humide de la grande salle du bain. Par un effet singulier, cette chaleur artificielle délasse de l’autre ; le feu terrestre de Phtha combat les ardeurs trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des délices du massage et du repos charmant que l’on goûte sur ces lits disposés autour d’une haute galerie à balustre qui domine la salle d’entrée des bains ? Le café, les sorbets, le narghilé, interrompent là ou préparent ce léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du Levant.

Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement pendant l’époque du khamsin ; il s’interrompt souvent des semaines entières, et vous laisse littéralement respirer. Alors, la ville reprend son aspect animé, la foule se répand sur les places et dans les jardins ; l’allée de Choubrah se remplit de promeneurs ; les musulmanes voilées vont s’asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et sur les tombes entremêlées d’ombrages, où elles rêvent tout le jour entourées d’enfants joyeux, et se font même apporter leurs repas. Les femmes d’Orient ont, deux grands moyens d’échapper à la solitude des harems : c’est le cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à pleurer, et le bain public, où la coutume oblige leurs maris de les laisser aller une fois par semaine au moins.

Ce détail, que j’ignorais, a été pour moi la source de quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut bien que je prévienne l’Européen qui serait tenté de suivre mon exemple. Je n’eus pas plus tôt ramené du bazar l’esclave javanaise, que je me vis assailli d’une foule de réflexions qui ne s’étaient pas encore présentées à mon esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les femmes d’Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution, et, le dirai-je ? le premier regard jeté sur elle avait été tout-puissant.

Il y a quelque chose de très-séduisant dans une femme d’un pays lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont le costume et les habitudes frappent déjà par l’étrangeté seule, et qui enfin n’a rien de ces vulgarités de détail que l’habitude nous révèle chez les femmes de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination de couleur locale, je l’écoutais babiller, je la voyais étaler la bigarrure de ses vêtements : c’était comme un oiseau splendide que je possédais en cage ; mais cette impression pouvait-elle toujours durer ?

On m’avait prévenu que, si le marchand m’avait trompé sur les mérites de l’esclave, s’il existait un vice rédhibitoire quelconque, j’avais huit jours pour résilier le marché. Je ne songeais guère qu’il fût possible à un Européen d’avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été trompé. Seulement, je vis avec peine que cette pauvre fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front une place brûlée grande comme un écu de six livres à partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine une autre brûlure de même forme, et, sur ces deux marques, un tatouage qui représentait une sorte de soleil, Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine gauche percée de manière à recevoir un anneau. Quant aux cheveux, ils étaient rongés par devant à partir des tempes et autour du front, et, sauf la partie brûlée, ils tombaient ainsi jusqu’aux sourcils, qu’une ligne noire prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que c’était l’effet d’une préparation de henné qui ne laissait aucune marque au bout de quelques jours.

Que faire maintenant ? Habiller une femme jaune à l’européenne, c’eût été la chose la plus ridicule du monde. Je me bornai à lui faire signe qu’il fallait laisser repousser les cheveux coupés en rond sur le devant, ce qui parut l’étonner beaucoup ; quant à la brûlure du front et à celle de la poitrine, qui résultait probablement d’un usage de son pays, car on ne voit rien de pareil en Égypte, cela pouvait se cacher au moyen d’un bijou ou d’un ornement quelconque ; il n’y avait donc pas trop de quoi se plaindre, tout examen fait.