Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 135-140).


III — SOINS DU MÉNAGE


La pauvre enfant s’était endormie pendant que j’examinais sa chevelure avec cette sollicitude de propriétaire qui s’inquiète de ce qu’on a fait de coupes dans le bien qu’il vient d’acquérir. J’entendis Ibrahim crier au dehors : Ya, sidy ! (eh ! monsieur !) puis d’autres mots où je compris que quelqu’un me rendait visite. Je sortis de la chambre et je trouvai dans la galerie le juif Yousef qui voulait me parler. Il s’aperçut que je ne tenais pas à ce qu’il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes en fumant.

— J’ai appris, me dit-il, qu’on vous avait fait acheter une esclave ; j’en suis bien contrarié.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on vous aura trompé ou volé de beaucoup : les drogmans s’entendent toujours avec le marchand d’esclaves.

— Cela me paraît probable.

— Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui.

— Qu’y faire ?

— Vous n’êtes pas au bout. Vous serez très-embarrassé de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous offrira de vous la racheter pour peu de chose. Voilà ce qu’il est habitué à faire, et c’est pour cela qu’il vous a détourné de conclure un mariage à la cophte ; ce qui était beaucoup plus simple et moins coûteux.

— Mais vous savez bien qu’après tout, j’avais quelque scrupule à faire un de ces mariages qui veulent toujours une sorte de consécration religieuse.

— Eh bien, que ne m’avez-vous dit cela ? je vous aurais trouvé un domestique arabe qui se serait marié pour vous autant de fois que vous auriez voulu !

La singularité de cette proposition me fit partir d’un éclat de rire ; mais, quand on est au Caire, on apprend vite à ne s’étonner de rien. Les détails que me donna Yousef m’apprirent qu’il se rencontrait des gens assez misérables pour faire ce marché. La facilité qu’ont les Orientaux de prendre femme et de divorcer à leur gré rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme pourrait seule le révéler ; mais, évidemment, ce n’est qu’un moyen d’éluder la sévérité du pacha à l’égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, dût-elle divorcer au bout de huit jours, à moins que, comme esclave, elle n’ait un maître.

Je témoignai au juif Yousef combien une telle convention m’aurait révolté.

— Bon ! me dit-il, qu’importe ?… avec des Arabes !

— Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens.

— C’est un usage, ajouta-t-il, qu’ont introduit les Anglais, ils ont tant d’argent !

— Alors, cela coûte cher ?

— C’était cher autrefois ; mais, maintenant, la concurrence s’y est mise, et c’est à la portée de tous.

Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales tentées ici. On déprave toute une population pour éviter un mal certainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, le Caire avait des bayadères publiques comme l’Inde, et des courtisanes comme l’antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut longtemps sans succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le plus grand nombre résidaient hors de la ville, à Matarée. Enfin les dévots du Caire offrirent de payer l’impôt en question ; ce fut alors que l’on exila toutes ces femmes à Esné, dans la haute Égypte, Aujourd’hui, cette ville de l’ancienne Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Capoue. Il y a là des Laïs et des Aspasies qui mènent une grande existence, et qui se sont enrichies particulièrement aux dépens de l’Angleterre. Elles ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire construire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si c’était encore la mode aujourd’hui d’entasser des pierres sur son corps pour prouver sa gloire ; elles aiment mieux les diamants.

Je comprenais bien que le juif Yousef ne cultivait pas ma connaissance sans quelque motif ; l’incertitude que j’avais là-dessus m’avait empêché déjà de l’avertir de mes visites aux bazars d’esclaves. L’étranger se trouve toujours en Orient dans la position de l’amoureux naïf ou du fils de famille des comédies de Molière. Il faut louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le prix de l’esclave avait presque épuisé ma bourse.

— Quel malheur ! s’écria le juif ; je voulais vous mettre de moitié dans une affaire magnifique qui, en quelques jours, vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plusieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en détail, le prix que nous voudrons, aux éleveurs de vers à soie ; mais il faut un peu d’argent comptant ; c’est ce qu’il y a de plus rare dans ce pays ; le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raisonnables, l’argent se multiplie… Enfin n’en parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne savez pas l’arabe ; n’employez pas le drogman pour parler avec votre esclave ; il lui communiquerait de mauvaises idées sans que vous vous en doutiez, et elle s’enfuirait quelque jour ; cela s’est vu.

Ces paroles me donnèrent à réfléchir.

Si la garde d’une femme est difficile pour un mari, que ne sera-ce pas pour un maître ! C’est la position d’Arnolphe ou de Georges Dandin. Que faire ? L’eunuque et la duègne n’ont rien de sûr pour un étranger ; accorder tout de suite à une esclave l’indépendance des femmes françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, comme on sait, n’ont aucun principe contre la plus vulgaire séduction. Comment sortir de chez moi seul ? et comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme ne s’est montrée au bras d’un homme ? Comprend-on que je n’eusse pas prévu tout cela ?

Je fis dire par le juif à Mustafa de me préparer à dîner ; je ne pouvais pas évidemment mener l’esclave à la table d’hôte de l’hôtel Domergue. Quant au drogman, il était allé attendre l’arrivée de la voiture de Suez ; car je ne l’occupais pas assez pour qu’il ne cherchât point à promener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. Je lui dis à son retour que je ne voulais plus l’employer que pour certains jours, que je ne garderais pas tout ce monde qui m’entourait, et qu’ayant une esclave, j’apprendrais très-vite à échanger quelques mots avec elle, ce qui me suffisait. Comme il s’était cru plus indispensable que jamais, cette déclaration l’étonna un peu. Cependant il finit par bien prendre la chose, et me dit que je le trouverais à l’hôtel Waghorn chaque fois que j’aurais besoin de lui.

Il s’attendait sans doute à me servir de truchement pour faire du moins connaissance avec l’esclave ; mais la jalousie est une chose si bien comprise en Orient, la réserve est si naturelle dans tout ce qui a rapport aux femmes, qu’il ne m’en parla même pas.

J’étais rentré dans la chambre où j’avais laissé l’esclave endormie. Elle était réveillée et assise sur l’appui de la fenêtre, regardant à droite et à gauche dans la rue, par les grilles latérales du moucharaby. Il y avait, deux maisons plus loin, des jeunes gens en costume turc de la réforme, officiers sans doute de quelque personnage, et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je compris qu’il existait un danger de ce côté. Je cherchais en vain dans ma tête un mot qui pût lui faire comprendre qu’il n’était pas bien de regarder les militaires dans la rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très-bien), interjection optimiste bien digne de caractériser l’esprit du peuple le plus doux de la terre, mais tout à fait insuffisante dans la situation.

Ô femmes ! avec vous tout change. J’étais heureux, content de tout. Je disais tayeb à tout propos, et l’Égypte me souriait. Aujourd’hui, il me faut chercher des mots qui ne sont peut-être pas dans la langue de ces nations bienveillantes. Il est vrai que j’avais surpris chez quelques naturels un mot et un geste négatifs. Si une chose ne leur plaît pas, ce qui est rare, ils vous disent : Lah ! en levant la main négligemment à la hauteur du front. Mais comment dire d’un ton rude, et toutefois avec un mouvement de main languissant : Lah ! Ce fut cependant à quoi je m’arrêtai faute de mieux ; après cela, je ramenai l’esclave vers le divan, et je fis un geste qui indiquait qu’il était plus convenable de se tenir là qu’à la fenêtre. Du reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions pas à dîner.

La question maintenant était de savoir si je la laisserais découvrir sa figure devant le cuisinier ; cela me parut contraire aux usages. Personne, jusque-là, n’avait cherché à la voir, Le drogman lui-même n’était pas monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m’avait fait voir ses femmes ; il était donc clair que je me ferais mépriser en agissant autrement que les gens du pays.

Quand le diner fut prêt, Mustapha cria du dehors :

Sidi !

Je sortis de la chambre ; il me montra la casserole de terre contenant une poule découpée dans du riz.

Bono ! bono ! lui dis-je.

Et je rentrai pour engager l’esclave à remettre son masque, ce qu’elle fit.

Mustapha plaça la table, posa dessus une nappe de drap vert ; puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide de pilau, il apporta encore plusieurs verdures sur de petites assiettes, et notamment des koulkas découpés dans du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons nageant dans une sauce à la moutarde : cet ambigu n’avait pas mauvaise mine. Ensuite il se retira discrètement.